Les Filles désir de Prïncia CAR

« Eh ! frérot », « tu kiffes ces gadji (jeune femme extérieure à leur communauté pour les Gitans), « embrasse pas une prostituée, tu vas attraper l’herpès », « les putes, elles baisent au moins » : Les Filles désir, film cru et poétique de Princïa Car, au titre alléchant et ambigu (les filles qu’on désire ou les filles qui désirent être aimées ? libres ?), nous plonge d’emblée au coeur d’une bande de jeunes du quartier poupulaire de La Thys : ce groupe de six moniteurs de centre aéré (Omar – le chef – Tahar, Ismaël, Ali et Momo) se retrouve autour d’une verre, pour une baignade et une fête foraine mais leur belle complicité, leur jovialité bagarreuse et bavarde va vite se heurter à l’arrivée inopinée de Carmen, amie d’enfance d’Omar, dont le passé de prostituée et l’attitude séductrice, apparemment désinvolte, perturbe et déstabilise les garçons. Il faut dire qu’à la sensualité et à la provoc’ un peu facile elle ajoute un langage encore plus dru que celui des mecs qui, avec leurs préjugés sexistes et virilistes, se disent choqués par sa trivialité et son franc-parler quand elle donne des conseils de « drague » ou assène leurs quatre vérités à ces petits coqs frustrés et maladroits qui n’hésitent pas à interpeller les filles de loin…du bout du quai ou lui rappellent son passé « honteux » : « après la baise, tu restes ou tu ghostes ? » ou « les putes, ça baise au moins »…Ces mots peuvent surprendre le spectateur mais ils disent tout haut ce que beaucoup pensent tout bas et témoignent d’une belle maturité, d’une expérience vraie de la vie et de l’amour – paradoxalement pour une « pute » : l’amour, ce n’est pas qu’une question de physique, c’est d’abord de la tendresse, des préliminaires et de l’attention à l’autre, du dialogue après l’acte. Une telle fraîcheur, une telle spontanéité sans chichis ni fausse pudeur font du bien.

Car ces jeunes gens sont craquants et ce premier film attachant, fruit d’un travail collaboratif de 4 ans de 3 femmes (la réalisatrice, la scénariste Léna Mardi, l aproductrice Johanna Nahon) avec une troupe de théâtre et de cinéma créée il y a 8 ans improvisant sur une vague trame de situations et de rôles prédéfinis, filmés par la cinéaste dérushant ensuite en studio les scènes pour les retravailler le lendemain avec ces acteurs amateurs au prix parfois d’une vingtaine de prises, jusqu’à 4 h de travail pour une scène – le tout tourné en 24 jours à peine (sur septembre-octobre 2024), avec 15 jeunes et un éducateur tous associés à l’écriture (co-auteurs en somme) pour 1000 euros de budget : un film non seulement choral mais surtout collaboratif, sorti en juillet dernier, très remarqué à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes 2025. Un film d’une grande fraîcheur, solaire et amusant, qui, à rebours des représentations misérabilistes ou stérotypées de Marseille (drogue, violence, etc.) célèbre une cité de la mer et du soleil, où il fait bon se baigner – si dur qu’il soit de rendre le bruit des vagues par-delà le tumulte des voix – un microcosme de soin (pour les enfants), d’amitié et de sororité au-delà des incertitudes ou inquiétudes de l’amour et des blessures familiales – deuil d’un père pour une jeune fille du centre tendrement consolée par Omar, départ d’un mari qui inspire à la mère d’Omar la peur que ce schéma ne se reproduise si son fils « marie » Yasmine.

La force et l’originalité de ce film tiennent d’abord à la vision poétique et insolite de Marseille, loin des clichés véhiculés par les media et entretenus par les discours déclinistes en tous genres, même si l’on ne peut évidemment ignorer un contexte de misère et de violence, notamment dans les quartiers Nord, mis en exergue de façon sans doute réaliste et dramatique mais peut-être tendancieuse par un film comme Bac Nord de Cédric Jimenez. Princia Car a choisi de tirer le film du côté de Mektoub, my love d’Abdellatif Kechiche pour la lumière et la sensualité, ou de Bandes de filles de Céline Sciamma, voire du même Kechiche avec L’Esquive pour la fraîcheur et l’authenticité du langage, la camaraderie à la fois si vivifiante et sclérosante – magie et effet de groupe…La violence n’est que suggérée, en arrière-plan (l’oeil au beurre noir de l’amie de Carmen, prostituée niçoise, la peur d’Omar que Chérif, patron du bar, ne joue les proxénètes auprès de Carmen qu’il emploie dans son snack) ou domestiquée, telle cette rixe sur la plage lorsque Chérif veut régler son compte à un moniteur qui a touché sa soeur, laquelle aurait tourné autour de ce dernier…Désir légitime ou séduction un peu trop appuyée ? Jeu innocent ou maladroit qui se heurte au préjugé religieux du grand frère musuman sur la pureté des filles, lesquelles – explique Princïa Car dans son dossier de presse – sont soumises à des injonctions contradictoires, sommées d’être à la fois désirables et respectables, sexy mais pas trop, expérimentées et quelque peu vierges (si l’on ose dire), toujours cette oscillation, cette double postulation à laquelle est soumise la femme, entre « maman » et « putain »…Interrogations et interpellations timides et osées des filles qui passent par les garçons… à distance, pour meiux dissimuler leur gêne et leur inexpérience…Rodomontades d’un moniteur crânement décidé à se dépuceler avec une prostituée vers laquelle le déposent ses amis mais se défilant finalement (peur du sexe ou de sa réputation ?) pour aller acheter des burger avec les 100 euros qu’on lui a avancés !!

Ce premier film n’est donc pas pas aussi léger qu’il y paraît, malgré ses dialogues parfois brouillons, aux répliques en mitraillettes et pas trop articulées de ces ados craquants et frustrés, une psychologie plus complexe que nos représentations de la banlieue ou d’une certaine jeunesse nous le suggèrent, et des thèmes drôlement bien incarnés et subtilement traités par de jeunes acteurs (Housam Mohamed pour Omar, Leïa Haïchour pour Yasmine, Lou Anna Hamon pour Carmen la bien-nommée, femme fatale, insolente, perturbatrice) : la difficile affirmation de soi face au poids du groupe, les stéréotypes sociaux (sur Marseille), sexuels ou sentimentaux (le regard sur l’autre – male gaze ou female gaze – des garçons sur les filles qu’on « baise » ou celles qu’on « épouse », des filles aussi sur leur avenir, leur mektoub, etc.), religieux (sur le mariage et la virginité), le désir surtout et l’amour bien sûr, si proches et si différents, entre peur d’aimer et engagement sentimental, l’amitié fraternelle ou la sororité, nous en parlions…Comment montrer le désir, suggérer la sexualité de ces jeunes gens découvrant (ou jouant ?) l’amour sans les sexualiser, sans donner dans le sexe facile et racoleuse : le film, où pas une scène d’amour charnel n’est montrée, réussit ce pari !

Personne en effet n’est seulement ni vraiment ce que le groupe pense ou attend de lui (car l’assignation identitaire dont souffre globalement notre société commence là pour s’élargir aux communautés) ; personne surtout ne se réduit à l’image qu’il renvoie ou croit renvoyer, à l’étiquette qu’il se donne. Ainsi, Omar (Housam Mohamed) , qui apparaît d’emblée comme un garçon « carré », selon la formule ironique de Carmen, la femme fatale, sauvage et séductrice de Mérimée ou Bizet transposée ici dans les faubourgs marseillais, un responsable de centre aéré aimant at apaisant, prompt et habile à régler les querelles entre bandes, offre une belle façade qui se fissure : on le sent en effet perturbé, voire hostile face au retour de Carmen puis protecteur à son égard contre Chérif et le groupe rejetant cet élément étranger au risque de mettee en danger sa relation avec Yasmine qui se sent négligée, voire oubliée, surtout lorsqu’il cède à la demande de son amie d’enfance de la conduire à Nice pour récupérer ses affaires et en somme solder son passé. Ce faisant, il cède autant à son propre désir qu’au sien et dans une belle scène où il lui a procuré l’appartement d’une cousine, à peine sorti, il revient sur ses pas et se donne à la jeune femme.

Révélatrice et catalyseuse, Carmen l’est aussi avec Yasmine (Leïa Haïchour), jeune Magrébine effacée et timide, quelque peu gênée par ses rondeurs, qui se croit promise à Omar (il veut la « marier ») et ne comprend pas par quels préjugés le jeune homme ne veut pas céder à ses avances sur le pas de la porte (sans doute pour se préserver avant le mariage), se dit choqué quand elle se masturbe (comme…lui) ou la houspille lorsqu’il la surprend s’amusant en jeune femme épanouie à la fête foraine, sans lui, mais avec Carmen, de rivale devenue son… amie… Quant à Carmen, dont le prénom est tout un programme, le métier de prostituée un stigmate pour le moins marquant et infamant aux yeux du groupe, elle impose, grâce au jeu tout en nuances, entre séduction et émotion de Lou Anna Hamon, une tout autre vérité pour le moins paradoxale : fardée, provocante sur la plage ou la jetée, elle est aussi cette jeune femme brisée qui traîne la honte de son passé, la souffrance de ses parents séparés, tombe dans les bras de son amie niçoise, ou, avec son maillot de bain-papillon, incarne elle aussi le rêve commun d’une vie bien rangée – avec maison et mari – que lui inspire la vue de l’appartement prêté par Omar. Il n’est pas jusqu’à la mère d’Omar qui ne nous surprenne lorsque le jeune homme lui présente son amoureuse : long silence gêné, peur que son fils ne la quitte (comme elle a été elle-même abandonnée par son mari), peur d’un mariage, d’une vie commune précoces – tout l’inverse en somme du bonheur et de la bénédiction immédiate d’une mère par-delà la requête émouvante adressée finalement à la jeune femme : « prenez soin de mon fils, c’est le seul qui me reste à présent ».

Comme si dans ce conte poétique et naturaliste, le mektoub – le destin en arabe – demeurait toujours une promesse incertaine ou n’offrait jamais, selon la belle formule de Carmen, que des « rêves périmés » – fût-ce d’escalader un portail, de partir sur la route, direction Barcelone – comme dans le court métrage de 2019 de Princïa Car, avec la même équipe, Barcelona. Une amitié insolite, qui peut sembler un peu tardive, peu vraisemblable, pas assez préparée par le scénario entre les deux « meilleures ennemies » mais qui peut aussi apparaître comme l’échappée naturelle, à la fois inattendue et mûrie des deux jeunes femmes, l’image d’une émancipation féminine enfin assumée, qu’épouse une caméra plus fluide, passant de la caméra à l’épaule ou de plans-séquences laissant advenir le jeu improvisé, retravaillé et débordant des acteurs amateurs, aux plans larges sur la mer, à l’envol de ces deux hirondelles accompagné par la musique de Vendredi-sur-mer :

« J’ai fait une impasse sur les mots doux

Comme une terrasse en plein mois d’août (…)

J’ai loué une voiture j’suis parti à la mer

Toute seule j’te jure voyage en solitaire. »‘

Du désir subi, de femme-objet ou image stéréotypée, au désir de soi, soif de liberté, amour de la vie.

Claude

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