« Un autre monde » de Stéphane Brizé (2021)

Journal des Ciné-rencontres de Prades 2025 par Claude

Samedi 26 juillet, 14 h 00

UN MONDE SANS PITIE

            « Un autre monde », voilà un titre apparemment prometteur pour le dernier opus de Brizé programmé cet après-midi, sélectionné à la Mostra de Venise 2021, pour nous appeler au rêve de la passion ou d’un univers social un peu plus humain, si tant est qu’on puisse l’espérer pour ce troisième volet de cette trilogie non préméditée (nous dit-on) qui, après un chômeur devenu agent de sécurité dans La Loi du marché puis un leader syndical se battant pour empêcher la fermeture d’une usine, s’intéresse à un cadre, directeur d’une usine alsacienne d’électro-ménager Elsonn, sommé par sa hiérarchie de supprimer 58 emplois pour en sauver paraît-il 500…Avec Vincent Lindon dans le rôle principal, toujours aussi impérial de sensibilité, de rage et d’énergie. Un homme ici pris entre le marteau et l’enclume, entre ses ouvriers qu’il « manage » avec humanité (même s’il a dû déjà consentir à quelques licenciements) et la directrice France (jouée par une Marie Drucker cynique et implacable), elle-même soumise au dirigeant européen, Cooper, interprété par un vrai chef d’entreprise américain, Jerry Hickey. Le refus donc d’un schématisme marxiste, d’un manichéisme moral que les rares détracteurs de Brizé pensaient pouvoir lui reprocher au vu de ses sympathies ouvrières. Ce refus, cette neutralité en somme étaient pourtant déjà en germe dans les deux films précédents avec la fissuration du front syndical ou le rôle difficile de syndicaliste jaune ou de « méchant » patron qu’avaient accepté d’incarner des acteurs non-professionnels, un vrai cégétiste et un expert conseiller juridique des travailleurs. Sa rencontre avec des cadres dans différents domaines (luxe, publicité, banque, etc.) qui lui avaient avoué leurs scrupules et leur malaise face à des décisions contraires à leur conscience et sa collaboration avec Christophe Desjours, spécialiste de la souffrance au travail, n’ont pu que confirmer le cinéaste dans son dessein de mettre en scène cet entre-deux du responsable aux mains liées, situation cardinale pour scénariser et dramatiser un dilemme moral : comme au terme d’En guerre, peut-on accepter une situation scandaleuse ou ne doit-on pas résister, voire se sacrifier, ou tout au moins jeter l’éponge ?  

                Un autre monde ? Titre parodique, antiphrase assurément pour cette chronique sociale sans concession plus fictionnalisée que les deux précédentes bien que très documentaire – comme son pendant amoureux pour Je ne suis pas là pour être aimé. On pense à la chanson de Jean-Louis Aubert et du groupe Téléphone Je rêvais d’un autre monde qui nous a bercés dans les années 80 mais on n’a pas franchement envie de la fredonner : un monde sans pitié bien plutôt ! À moins que Brizé n’appelle à une utopie nouvelle mais laquelle et comment l’atteindre tant le système semble verrouillé, le travailleur réduit à une variable d’ajustement, et les actionnaires voués à s’enrichir sur le dos de la bête ? Message simpliste ? Peut-être mais la réalité ne s’embarrasse pas de finasseries langagières !

            Un autre monde, titre ironique assurément si l’on songe au contexte dans lequel le film a été tourné : on sortait à peine du Covid en 2021 et on nous avait bassinés, après avoir rendu de vibrants hommages aux travailleurs invisibles sans lesquels la vie n’aurait pu continuer et l’économie aurait été totalement asphyxiée (les soignants, les livreurs de pizzas), sur la perspective du « monde d’après », un monde plus humain, rendant justice aux plus modestes, réduisant les inégalités sociales. Après cette vertueuse parenthèse, il n’a plus été vraiment question de ce rêve éveillé. Tout est affaire de slogan et comme dans En guerre, le langage est affaire de rhétorique, de pouvoir de persuasion en jouant sur les affects, les peurs, les rancunes – surtout de la part de ces décideurs sans âme qui étouffent toute sensibilité, surtout dans les entreprises anglo-saxonnes selon Brizé pour ne plus viser que « l’employabilité » ou la sacro-sainte « rentabilité ». Littéralement stupéfiante est la demande du patron de Philippe Lesmesle de supprimer 58 emplois ou plutôt la forme anecdotique, allégorique qu’elle prend et qui en dit long sur la déshumanisation de ce milieu : lors d’une âpre discussion où il s’agit de savoir qui serait le moins utile des quelques noms avancés, le directeur de l’usine (joué par Guillaume Draux) demande qui on aimerait voir passer sous un… train ou de qui la mort nous affecterait le moins !! Autre exemple des torsions du langage ou des significations opposées que l’on peut donner à un même mot selon ses filtres, ses valeurs, son statut social : le mot « courage ». Là où la directrice France, dont Philippe a bien subodoré les ambitions européennes, trouve courageux de faire socialement ce qu’on réprouve intimement – virer des hommes de leur emploi – le responsable du site ne voit que lâcheté, trahison et indignité : il ne se fera pas faute de l’écrire noir sur blanc dans une superbe lettre en réponse à la proposition de le garder finalement, malgré la décision initiale de le remercier pour faute grave – à condition qu’il dénonce et lâche son collaborateur, le directeur des opérations, trop proche des ouvriers (Olivier Lemaire), viré à sa place… La dignité commande d’autant plus à Philippe de démissionner qu’il s’est trouvé confondu par l’enregistrement à son insu d’une discussion informelle avec les délégués du personnel inquiets des rumeurs de licenciement et que, pressé de s’expliquer, il leur a menti en leur promettant qu’il n’y aurait pas de suppressions d’emploi. Enregistrement diffusé devant ses grands chefs lors d’une réunion, honte pour lui…Le courage enfin, dans sa vie privée comme dans sa profession, ce peut être de partir, de quitter l’autre quand la vie à deux n’est plus possible, que le contrat tacite – matériel, moral, sexuel, que sais-je encore ? – semble rompu.

            Et, de fait, et c’est la force de ce film, ce en quoi il nous touche peut-être le plus, le social et l’intime sont inextricablement liés dans un moment de bascule induite comme dans tous les films de Brizé par une rencontre, une prise de conscience, le cercle vicieux de l’échec, etc. Que le film commence sur un triste travelling sur des photos de famille épinglées sur le mur nu d’un pavillon en dit long sur l’écroulement d’un homme : tout se tient dans la vie comme le suggérait en 1982 sur le mode d’une comédie douce-amère La Crise de Colline Serreau où une séparation entraînait la perte de l’emploi, qui provoquait elle-même la perte de l’appartement… Et dans le rôle principal déjà un certain Vincent Lindon. La deuxième scène de notre film nous plonge dans le bureau d’un juge, avec deux avocats, Philippe (Vincent Lindon) et Anne (Sandrine Kiberlain) qui se séparent. L’épouse, digne, entre douleur et protestation, fêlure et revendication (puisqu’il s’agit de négocier un divorce puis la vente d’une maison) explique que son mari n’était jamais à la maison, qu’il passait tout son temps dans l’entreprise, qu’elle devait même assumer quasiment seule l’éducation de leur fils – combien de week-ends ensemble dans une année !? Et de lancer, plus brisée qu’ulcérée : « je suis mariée à Elson ! » Au point que l’avocat de Philippe doit le défendre en rappelant qu’il s’est sacrifié pour sa famille autant que pour ses employés…Quelle tendresse pourtant dans cette séparation où un regret infini semble l’emporter sur la haine et les rancœurs : témoins ces scènes où les deux ex-époux se retrouvent dans la voiture pour discuter de leur fils dépressif, et devenu quasiment autiste après cette fracture familiale : il a dû être interné ; un autre moment où front contre front les ex-époux apaisent et conjurent leur désamour. Et si le couple ne se recrée finalement pas, la famille demeure après la démission du père, dans une promenade en pleine nature qui le ressource. Comme un fil ténu qui les relie toujours, dans des moments de rire aussi, tel le fil des marionnettes par quoi le garçon (remarquable Anthony Bajon) a peu à peu retrouvé un sens à son existence et nous émeut lors d’un spectacle réparateur. Le handicap comme image et double de la souffrance sociale, déjà présent dans La Loi du marché

            Un autre monde, un vrai monde que la famille – si décomposée soit-elle. Rien à voir avec la brutalité du monde du travail où un big boss américain, visible uniquement sur le grand écran d’une visioconférence, tel le Big Brother d’Orwell dans 1984, vous scrute avec intensité, vous couvre d’éloges pour votre initiative destinée à sauver des emplois (renoncer à ses primes de cadres et de chefs d’entreprise) avant de vous asséner un méprisant « Il don’t give you a fuck » (« Je n’en ai rien à foutre » ! ») et de se réfugier derrière « la loi du marché », Wall Street en l’occurrence. Un monde où l’on ne se résigne pas, où l’on ne prend pas acte cyniquement de la précarité en affirmant comme la cruelle Marie Drucker : « Tout est précaire dans la vie…l’amour, la santé et donc pourquoi pas le travail ? » La réalité sociale est terrible au point que le réalisateur a dû en atténuer la violence pour écrire la fiction…La possibilité d’un bras-de-fer, d’une lutte sociale aurait-elle disparu, comme le pense Ken Loach selon Brizé ?  

            Une ultime émotion avec ce dernier film programmé avec une mise en scène au cordeau : des cadrages serrés des visages, des interlocuteurs filmés seuls, au centre, ou côte à côte lors des réunions, rarement en champ-contrechamp comme pour mieux signifier l’impossibilité du dialogue, nouveau sport de combat, la multiplicité des axes aussi dans certaines scènes pour suggérer une sensation d’encerclement et d’enfermement… Un travail énorme lors du tournage doublé du sacrifice de certaines scènes comme celle où Vincent Lindon devait traverser tout l’espace de l’entreprise, traverser des bureaux pour se retrouver auprès de sa secrétaire et tout casser…Cette scène fonctionnait bien certes, elle était même spectaculaire mais Stéphane Brizé ne la sentait pas : la violence de Philippe semblait prématurée, et trop forte…Il n’y aurait plus eu assez de suspense et d’enjeux ensuite pour justifier la décision finale. Tout est affaire d’intuition et d’équilibre, d’effacement autant que de surenchère.

            Un mot pour terminer sur le jeu exceptionnel de Vincent Lindon que nous empruntons au Magazine Bande à part : « dans son œil vif, ce qui de l’éclair de colère passe soudain à la buée d’émotion, est indescriptible » ; et d’évoquer aussi ce « léger affaissement de la mâchoire » par quoi s’annonce l’orage d’une parole brute et drue. Emotion, déchirement et colère qui caractérisent « les gens qui doutent » – comme le rappelle la belle chanson d’Anne Sylvestre qui conclut le film sur une note d’espoir, comme « Septembre » de Barbara ou « Trois petites notes de musique » d’Henri Colpi dans Mademoiselle Chambon et Hors-saison. « J’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer / J’aime les gens qui disent et qui se contredisent et sans se dénoncer » : Philippe Lesmesle, déchiré par son divorce et l’impossible choix socio-professionnel qui lui est imposé, est bien de ceux-là…   

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