« En guerre » de Stéphane Brizé

Journal des Ciné-rencontres 2025 par Claude

Jeudi 24 juillet, 14 h 00

GALVANISER OU DESESPERER BILLANCOURT ?

En guerre de Stéphane Brizé  (2018)

                En guerre enfin tant attendu, le point d’orgue de cette rétrospective Brizé, la violence non plus passionnelle de Mademoiselle Chambon, mais sociale et collective, le désespoir actif non plus d’un homme solitaire comme dans Je ne suis pas là pour être aimé mais d’une communauté d’ouvriers de l’usine Perrin d’Agen (image de Continental, Goodyear Whirlpool, etc.), qui se battent contre les responsables de leur entreprise et le lointain directeur allemand de l’usine Dimke pour tenter de sauver les 1100 emplois menacés. Un film encore plus fort pour moi que Ressources humaines de Laurent Cantet ou Violence des échanges en milieu tempéré.

            En guerre : un uppercut, le coup de fouet de l’après-midi, pas de sieste possible, pas de défaillance somnolente indécente pour un film si prenant, si puissant, et surtout face au maelström d’émotions qui m’assaillent : la colère face aux promesses non tenues de la direction – un accord bafoué sur le maintien de l’emploi pour 5 ans en échange d’un allongement du temps de travail pour un même salaire (40 heures payées 35) et le renoncement aux primes. L’incompréhension face aux réponses des « patrons » rappelant qu’ils ne maîtrisent pas la situation internationale et ne peuvent qu’appliquer les directives d’outre-Rhin, que la rentabilité est insuffisante, le taux de marge trop bas. L’admiration pour ce leader syndical Laurent Amedeo qui ne se démonte pas et rappelle, chiffres en main, que l’entreprise est bénéficaire avec 25 % de dividendes, que les actionnaires ont été largement arrosés ces derniers temps. Et Vincent Lindon de se muer presque en professeur chaussant ses lunettes et réfutant une à une les tristes explications, les prétextes fallacieux des dirigeants – avec un niveau de langage qui le hausse au niveau de ses interlocuteurs, la force de conviction en plus – tandis que le Vincent Lindon de La Loi du marché avait l’air un peu accablé avec sa moustache et son dos voûté. Une vraie métamorphose : de taiseux, un leader intarissable, un flot de paroles, on n’ose dire une logorrhée dans ce contexte dramatique. (L’acteur dans les 10 premières minutes parle plus que dans ses trois autres films avec Brizé). Une longue focale, peu de profondeur de champ, un arrière-plan flou : tout est dramatisé et focalisé sur les acteurs de cette enième table ronde. Qu’importe que la parole soit rude, les mots parfois triviaux, l’œil acéré et l’écume aux lèvres ! Les pisse-froids de l’intelligentsia, les brillants énarques sans âme pourront bien lui expliquer, lénifiants et condescendants, qu’il faut rester poli, ne pas s’énerver ! Diantre ! La forme serait donc plus importante que le fond ? On n’a pas peur des choses (par exemple de mettre des gens sur le carreau, on le voit assez actuellement avec la multiplication des plans sociaux chez Michelin ou Carrefour) mais on aurait peur des mots ? Reproche stupide adressé déjà à Zola qui montrait enfin le peuple dans Germinal et L’Assommoir, fût-il parfois ivrogne et trivial avec la déchéance matérielle et morale qu’il subissait, ou à Annie Ernaux pour oser parler crûment de sexualité, de honte sociale ou de choc des cultures. Le fond me semblera toujours plus important que la forme : que n’ai-je pas entendu au moment des législatives de juillet 2024 pour avoir poussé dans un mail un cri d’alarme accusateur certes assez virulent mais me semble-t-il lucide et légitime face au risque de voir arriver le RN au pouvoir ? Il ne fallait pas parler de la « racaille facho » ou de « la saloperie polie et ripolinée » ? Et pourquoi pas ? Je préfèrerais toujours – écrit André Comte-Sponville – « une brute généreuse » à « un salaud poli » (il parlait des Nazis). Surtout quand il s’agit de filmer, pou reprendre le titre du film de Jean-Marc Moutout, « la violence des échanges en milieu tempéré », faussement poli et tempéré.

            Honte en effet (sans faire bien sûr d’amalgame car Brizé ne juge ni ne foudroie quiconque même s’il exalte le combat ouvrier) à ce directeur expliquant froidement aux leaders syndicaux réunis autour de la table que les ouvriers au chômage devront s’adapter à cette nouvelle donne, voire déménager – énormité dont il se rend compte et s’excuse un peu tard. Toute honte bue aussi visiblement chez la directrice France d’Un autre monde, jouée par l’implacable et cinglante Marie Drucker : « que voulez-vous, tout est précaire, le travail, la vie, le couple » : quand le cynisme se donne des allures de morale, de maxime d’expérience et de sagesse…

            Exaltation aussi quand la lutte, si désespérée soit-elle, prend des allures d’épopée palpitante et finalement tragique avec l’immolation par le feu d’Amédéo : des plans-séquences et un cinémascope vertigineux, une narration comme en temps réel, et parfois ces images muettes, au ralenti, qui nous emportent et nous soulèvent d’un espoir rageur – eût-on déjà vu le film – grâce à la musique percutante de Bernard Blessing. Épopée aussi bien lors de réunions tendures avec la direction requérant parfois 3 caméras que lors de scènes de rue ou de grève. Épopée sur fond de musique rock d’une rare énergie – les 23 jours de tournage semblant épouser le dynamisme combatif des ouvriers – dont on suit toutes les étapes comme dans un documentaire mais avec une force fictionnelle et une dimension dramatique plus marquées que dans La Loi du marché, consacrée il est vrai à un parcours individuel avec ses doutes et ses errances. Ici, avec les divisions syndicales, l’occupation musclée du siège parisien du MEDEF, le ralliement au combat d’une autre usine du groupe, l’emballement violent qui conduit au renversement de la voiture du PDG allemand, Martin Hauser, Stéphane Brizé nous raconte une histoire que l’on vit comme une sorte de thriller social, alors que le travail de casting préliminaire et la présence d’acteurs non-professionnels, tous très crédibles, témoignent d’un effort documentaire impressionnant : la lecture de maints textes de lois sur les plans sociaux, l’attention à l’actualité (la sidérurgie sinistrée à Fumel, dans le Lot-et-Garonne où le film a été tourné), Xavier Mathieu, le syndicaliste de Continental au scénario, plus de 600 personnes rencontrées, ouvriers, syndicalistes, chefs d’entreprise, sociologues, etc. – les 16 vignettes sur les figurants dans le livre Stéphane Brizé  (Festi-cinéMeaux 2025, p. 134-142) le montrent bien.

         Lucidité toutefois et compréhension des enjeux si l’on veut bien considérer tous les points de vue, pour inconciliables qu’ils soient : « ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons », disait Renoir dans La Règle du jeu. Jamais le cinéaste ne tombe dans le manichéisme ou ne cherche à donner une leçon de morale : s’il a clairement choisi son camp, il essaie de com-prendre, c’est-à-dire d’embrasser de l’intérieur les tenants et aboutissants de ce conflit social, les motivations et les arrière-pensées de chacun. La pensée élargie qu’évoque Hannah Arendt dans La Crise de la culture, que représenterait ici le conseiller social de l’Élysée, Jean Grosset dans son propre rôle (il a été questeur du Conseil Économique, Social et Environnemental) : élégant et flegmatique, il intervient régulièrement pour réunir les belligérants de cette casse sociale, calmer les esprits, « élever » les débats mais ne pourra guère apporter aux ouvriers que son soutien moral, du reste retiré après les violences contre Martin Hauser. Après tout, les responsables économiques à tous niveaux subissent la pression de leur hiérarchie et peut-être cèderions-nous de même à leur place. On peut croire Jacques Borderie, le directeur de l’usine agenaise, sincère quand il explique qu’il ne se lève pas tous les matins en se demandant combien d’ouvriers, ni lesquels, il va licencier… Le troisième volet de la trilogie sociale, Un autre monde, ne met-il pas en scène justement un directeur de site pris en étau entre ses employés et ses propres chefs, un homme déchiré, qui plus est en plein divorce ? C’est le système qu’il faudrait dénoncer et remettre en cause, nous expliquait Stéphane Brizé, toujours simple et accessible, lors d’une discussion informelle à la sortie du Lido, ajoutant que notre société manque de narratif, – et que c’est d’ailleurs sur ce terreau, avec leurs récits nationalistes et xénophobes que prospèrent aujourd’hui les extrêmes droites européennes ou américaines. Récits auxquels la fiction cinématographique fait pièce pour notre plus grand bonheur.

Ecœurement pourtant quand une solution intelligente et humaine est trouvée par les ouvriers et pourtant refusée par la direction, comme dans Un autre monde la proposition des directeurs de sites de renoncer à leurs primes pour sauver des emplois : ici, un repreneur local se manifeste mais les patrons de Perrin refusent de vendre (rien dans le Code du travail ne les y obligeant) au prétexte que le projet ne serait pas viable, bien plutôt sans doute par crainte d’avoir un concurrent direct !

Mélange de colère et d’empathie pourtant quand le front syndical se divise entre les idéalistes et les réalistes, les jusqu’au-boutistes et les tièdes, les fidèles et les traîtres – on présentera selon son prisme moral et politique cette épopée dans l’épopée, ce dilemme tragique qui exacerbe autant qu’il l’affaiblit le combat devenu complexe et si l’on peut dire tripartite. Il faut dire que quand on est épuisé par des mois de lutte et qu’on vous promet une prime super-légale de départ, on peut être tenté de jeter l’éponge ! Et l’on vibre de colère et d’angoisse lors d’une réunion finale des grévistes qui ressemble fort à un règlement de comptes : Laurent Amédéo qui a pourtant tout donné, qui trouve à peine le temps d’appeler sa fille sur le point d’accoucher, épaulé par sa collègue Mélanie Rover, soudeuse dans la vraie vie, dont le couple tangue sous la tempête sociale, se voit mis en accusation et tenu pour responsable des violences syndicales, qui ont entraîné la fin des négociations et l’arrestation de 13 militants…Combat fratricide comme dans une tragédie antique entre le leader de la CGT, le meneur en chef (Vincent Lindon) et le syndicaliste indépendant du SIPI, joué par Olivier Lemaire.   

« Sentiment d’exaltation et d’impuissance que procure la découverte d’une vérité pour soi » dans un…film, pour parodier l’éloge de la lecture que déploie Annie Eranux dans Les Années. Le traitement des media par le cinéaste dans ce film ne peut que faire écho à la révolte qui m’habite depuis longtemps face à la spectacularisation souvent obscène de l’actualité, mode talk-show, à la dramatisation (au double sens du terme) du moindre fait divers, à la sidération produite par des images-choc ou à l’imprégnation subliminale de l’information en boucle. D’où ces moments de télévision que propose d’emblée le film, qu’on pourrait croire tirés de vrais actualités mais qui sont autant de réel reconstitué, de « documenteur » : on ne saurait imaginer plus subtile dénonciation des media que ce pastiche des nouvelles fort réussi et comme fondu dans la fiction. Le cinéaste explique d’ailleurs bien lors du débat et dans les entretiens ou dossiers de presse que cette idée lui est venue après l’effet désastreux pour les grévistes d’Air France de l’image en boucle de deux cadres poursuivis par des employés en colère, de la chemise déchirée d’un DRH le 5 octobre 2015. Image d’autant plus terrible lorsqu’elle est ainsi décontextualisée et assénée au prix d’une interprétation univoque : ce sont les victimes de plans sociaux qui paraissent violents alors que la vraie violence est feutrée, et froidement statistique avec les licenciements en série…Si au moins un reportage venait expliquer comment on en est arrivé là, retraçait la genèse d’une colère qui a débordé, le public pourrait vraiment comprendre le conflit, comme les spectateurs d’En guerre épousent sans la juger l’exaspération qui mène aux violences autour de Martin Hauser dont la voiture est renversée et le visage ensanglanté… La fiction sonne ici comme un retour au réel, comme la quête et la « fabrication de l’image manquante » occultée par les media – pour restituer une vérité complexe et multiple.  

Sidération aussi avec cette fin terrible que Stéphane Brizé ne se sent pas le droit de filmer avec sa caméra mais qui est suggérée par un autre medium, le portable, l’image horrible (selfie ? témoin extérieur ?) de Laurent Amédéo s’immolant par le feu pour protester contre la direction allemande de Dimke. Décence et mise à distance, suggestion réaliste qui n’est que plus expressive et bouleversante car il n’y a jamais de caméra de télévision pour filmer un suicide, ou la mort d’un ouvrier atteint d’un cancer ! On pense à la tentative de suicide sur son lieu de travail de Letitia Storti, ouvrière de l’usine pharmaceutique UPSA, représentante FO, retrouvée morte dans un fossé près de Marseille. Anne Plantagenet a retracé son histoire dans Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans.      

Déception aussi que nous partageons en cet après-midi formidable avec Stéphane Brizé, malgré le succès du film, quant aux réactions ou plutôt aux non-réactions dans les milieux politiques et syndicaux. Non que le cinéaste ait jamais eu la naïveté ou la prétention de changer le monde, peut-être toutefois de faire bouger les lignes ou de modifier un peu les mentalités. Les syndicats ont paru gênés par le film notamment la CGT, sans doute parce que le combat se termine mal, et que pour eux on ne montre pas un échec.

En guerre, nous sommes en guerre, plus que jamais, il faut le dire, et Brizé n’a pas cédé sur le titre, sur les mots vrais, même si, pendant le tournage, il en avait proposé habilement « Un autre monde » pour amadouer les producteurs.  

Il ne faut pas désespérer Billancourt, disait Sartre. Certes, mais le générique du film rappelle cette phrase de Brecht : « celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. »

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