La Loi du marché de Stéphane Brizé
Journal des ciné-rencontres 2025 par Claude
Mercredi 23 juillet, 9 h 30
LE PRIX DE LA DIGNITÉ

Entre la passion inaugurale de Mademoiselle Chambon hier soir et le désamour vaincu in extremis de Quelques heures de printemps, je reçois bien avec La Loi du marché le coup de poing auquel je m’attendais, après pourtant deux visions, au cinéma à sa sortie en 2015 et à la télévision depuis lors. Je ne suis pas déçu et pourtant avec quelle impatience mêlée de colère et d’amour pour ces invisibles érigés en héros de cinéma je brûlais depuis le début des Ciné-rencontres de revoir cette trilogie sociale dont En guerre, épopée collective et tragique qui m’a laissé le souvenir le plus vif, le plus délicieusement douloureux ! Je suis à nouveau saisi par le cynisme des hommes, la stupidité d’un système économique, d’un engrenage où les victimes ne manifestent pas seulement une forme de servitude volontaire aux puissances de l’argent mais s’entredévorent ou, à tout le moins, se désolidarisent. On le voit assez dans cette scène du séminaire de mise en conformité (euphémisme humiliant pour le conformisme social, le langage officiel, aseptisé, vidé de toute émotion, on parlerait aujourd’hui d’ « éléments de langage ») organisé par Pôle emploi et auquel participe Thierry (51 ans, joué par Vincent Lindon) au chômage depuis 20 mois : les autres participants, pas mieux lotis que lui, lui font remarquer qu’il se tient mal, les épaules voûtées, l’air un peu rogue, que, lors de son intervention dans le tour de table, il n’est pas souriant, ne s’exprime pas de manière claire et alerte, en cherchant à capter, sinon captiver son auditoire. Ce sont d’autres chômeurs qui font son procès en communication et le responsable du stage semble ne faire que recueillir la parole qu’il a suscitée : mais lui vient-il à l’esprit, dans cette salle froide au mobilier minimal que le powerpoint, la vidéo n’est qu’un leurre, la rhétorique un luxe, l’éloquence une belle apparence que peuvent seuls se permettre des gens heureux, ou les classes dites supérieures qui possèdent la culture, l’argent, le prestige et l’aisance qui en découlent ? Est-il même capable d’intuition, de compréhension et d’empathie pour le parcours du chômeur, ses compétences sociales, son énergie farouche par-delà la destructuration sociale induite par une longue période d’inactivité ? La seule chose qui compte pour lui est qu’il soit « job ready », « employable » – il n’est que de voir le documentaire de Claudine Bories et Patrice Chagnard Les Règles du jeu sur les stages de préparation aux entretiens d’embauche ou de lire la farce sociale Par-dessus bord de Michel Vinaver pour comprendre en quoi le néologisme et le franglais dissimulent (mal) sous l’apparence d’un management moderne et interactif une violence sociale inavouée et inédite : non plus seulement la lutte des classes mais la guerre de tous contre tous.

Plus grave, au terme de son long parcours pour trouver un emploi, entre réunions inutiles, rendez-vous avilissants avec sa banquière (lui conseillant carrément de vendre son appartement) ou un lointain recruteur potentiel en visioconférence, Thierry accepte de travailler comme vigile dans un supermarché : mal lui en prend car s’il a d’abord l’impression de faire œuvre utile et surtout morale, en apprenant à surveiller des clients indélicats qui volent subtilement un vêtement ou un produit alimentaire – se mutant en véritable panoptique dans une salle de 80 caméras – il en arrive au mépris de sa propre dignité, et du respect dû aux autres employés, en fliquant les caissières, les autres vendeurs, et de préférence cette femme noire que les zooms de la régie TV vont traquer pendant 10 à 15 mn. Comme un mauvais scénario de cinéma fondé sur la discrimination, la suspicion et la délation, même si in fine l’agent de sécurité en chef, Big Brother du commerce, fait preuve d’autant d’intuition que James Stewart dans Fenêtre sur cour d’Hitchcock pour imaginer à partir de fragiles indices un crime qui s’avèrera bien réel…Quand l’éthique affronte la morale supposée et la dépasse, l’individu retrouve l’honneur – et le héros de cette triste quête (un Vincent Lindon plus attristé et pourtant plus fier que jamais) n’a d’autre choix que de démissionner (comme Philippe dans Un autre monde), sans tambour ni trompette, en remisant sa tenue au vestiaire, en plongeant dans une nuit purifiante… Il ne veut plus de ces scènes dégradantes où une employée-modèle, à qui on n’a jamais rien pu reprocher, est filmée en train de dérober un produit cosmétique, où une autre, convoquée par la direction, finit après avoir longtemps nié par reconnaître qu’elle a récupéré quelques bons d’achat laissés par des clients : en quoi cela représente-t-il une vraie ou une grosse perte pour le magasin ? Qu’on me le dise quand des cols blancs mettent des ouvriers au chômage, quand certains financiers ou hommes politiques détournent des sommes folles ? Le suicide d’une employée (responsable d’un commerce de détail), s’il traumatise ses collègues, ne semble pas davantage ébranler les certitudes ni les pratiques de ces monstres froids : il ne s’agit pour eux que d’un épiphénomène, la pauvre (familièrement appelée par son prénom) avait des problèmes personnels dans sa vie, la direction ni personne ne doit se sentir responsable. Soyons clair : il n’y a pas de harcèlement institutionnel qui tienne. Bonne conscience et fatalisme plein de componction, le chef a réuni tout le monde car on est « solidaires » et on aimait bien la défunte dont la mort, bien entendu, nous « bouleverse »…
Rupture technique (avec la caméra à l’épaule, les écrans de télévision qui semblent se substituer à la caméra dans les dernières 40 mn du film) et politique (le premier à aborder un problème de société comme le chômage ou la précarité), La Loi du marché est né de la passion scopique de Stéphane Brizé : regarder, observer sans fin, même et surtout – nous explique-t-il – quand on ne sait pas danser, qu’on n’a jamais osé inviter une fille à danser, qu’on a peur d’entrer dans un café de peur d’être observé. La danse est pourtant salvatrice : un cours de rock de Thierry avec son épouse lui permet d’oublier un peu leurs soucis, leurs craintes pour leur fils handicapé dont la baisse inquiétante des résultats explique leur convocation par le proviseur. Alors, oui, le cinéaste se venge, se redécouvre en observant : des mois à recueillir des témoignages, à discuter avec tous les acteurs de cet hypermarché, à en examiner le fonctionnement en bout de caisse, dans le bureau du directeur.
Le film est aussi le fruit d’une certaine honte sociale que le cinéaste a toujours ressentie chez ses parents avec le sempiternel « Ce n’est pas pour nous » de sa mère et une découverte tardive de la culture, grâce aux seules lectures scolaires, tremplin pourtant un peu dérisoire face à l’appropriation personnelle du monde qu’effectuera le jeune stagiaire de fin d’IUT à Rennes puis le pigiste de FR3 Le Mans. Ceci explique peut-être que Stéphane Brizé, qui ne se pose pas en donneur de leçon mais en témoin engagé et en humaniste jamais manichéen (sa trilogie sociale et notamment les 2 films suivants montrent bien que « chacun a ses raisons »), ait mis longtemps, 4 films, pour s’estimer légitime à traiter des problèmes sociaux : sa modestie et sa créativité s’accommodent mal d’une implication citoyenne directe, de l’appartenance à un parti ou de la signature de pétitions, même s’il n’en refuse pas le principe. Et s’il choisit de centrer sur propos sur son acteur fétiche (Vincent Lindon) excellent dans l’énergie accablée pour un propos proche du documentaire avec des acteurs pour le reste non-professionnels et un budget modeste (1,2 millions d’euros), il me semble injuste et stupide de lui reprocher, comme Libération, Chronic’art ou Critikat je ne sais quel cabotinage de son comédien porte-parole ou un soi-disant misérabilisme complaisant dans l’humiliation sociale. Que ces critiques condescendants se laissent plutôt interroger et émouvoir par le plan-séquence d’ouverture, ce début in medias res comme au théâtre, cette amorce gauche sur l’écran, Vincent Lindon de profil répondant on ne sait d’abord à qui mais on le comprend vite, à un conseiller de Pôle emploi. Il explique dans une pièce blafarde qu’il a fait un stage de grutier mais s’entend dire qu’il n’y a pas de débouché dans ce domaine, qu’on ne prend que des gens qui ont travaillé « en bas ». C’est dans ce réalisme cru de la parole, cette intensité aussi des visages, et le choix d’un cadrage serré pour une situation inhumaine et absurde que Stéphane Brizé s’apparente le plus sans doute à Ken Loach : on pense au début de Sorry we missed you où Ricky se’entend expliquer par son futur employeur, une plate-forme d’ubérisation pour le transport de colis, qu’il sera enfin un « collaborateur » indépendant, avec de vrais garanties et des horaires…décents. Une chance, dira-t-on ? Un leurre et une souffrance sur quoi est bâti tout le scénario pour cette famille en galère de Newcastle – et qui ne vaut guère mieux que la fin de non-recevoir essuyée par Thierry, rôle pour lequel Lindon a reçu le prix d’interprétation à Cannes !

On entre en douceur et pourtant de plain-pied dans le vécu du personnage, on s’infuse de sa douleur immense comme un cinémascope face au discours lénifiant et technocratique. De sa parole drue, de sa colère rentrée et de sa dignité bafouée, qu’il ne marchandera pas davantage, pas même dans sa vie privée, fût-ce pour un mobil-home exigu et un peu vétuste dont on lui propose un prix indigne. Et qu’il refuse : le prix de la liberté !