Borgo- Stéphane Demoustier

BORGO : Une madame Bovary des temps modernes ?

Le film Borgo, de Stéphane Demoustier, a la trame d’un film policier, mais c’est aussi un film a vocation documentaire. Stéphan Demoustier admet que la genèse de son film part d’un article de presse, une histoire qui l’interpelle d’une surveillante pénitentiaire impliquée dans un meurtre. Sans connaître grand-chose ni de la corse, où le film se déroule, ni du milieu carcéral, l’entreprise du cinéaste a nécessairement commencé par un long travail de documentation qui transparaît dans le film. Le statut du film, d’ailleurs, fait polémique : les faits dont il s’inspire ne sont pas encore jugés. Par construction, son film risque d’influencer le jugement, malgré les précautions rhétoriques d’usage.

Borgo, en définitive, est un film sur la loi. La loi de la république s’y trouve confrontée avec beaucoup d’autres lois, et cette confrontation rend le film profondément ambigu et riche de cette ambiguïté. Il y a la fameuse « loi du milieu », la loi du talion, la loi morale, la loi familiale et encore la loi du récit lui-même.

Ainsi, le récit du film voit s’entrelacer et se confronter ces différentes lois pour, in fine, poser la question de la nature profonde du « liant » social qui fait la société humaine, entre les lois communautaires et les lois de l’État « régalien », ou encore entre la morale et le droit. Ces débats évoquent les tragédies grecques qui ont ancré cette dimension morale dans la culture occidentale, entre Créon d’une part et Antigone d’autre part. Il y a d’ailleurs une part de tragédie dans Borgo et le destin de son héroïne. Elle n’évoque pas tant Antigone, son pendant féminin, qu’Œdipe, qui prend conscience, dans une initiation tragique, qu’il est lui-même responsable de la mort de son père, à la croisée des chemins. L’aéroport, scène du crime, est omniprésent dans le film, lieu d’échappatoire mais aussi lieu de rencontre, carrefour des tragédies modernes, où l’héroïne, Mélissa, va croiser son destin comme d’autres personnages qui lui sont liés.

La loi du récit est un parti pris esthétique : il est volontairement tortueux, avec deux temporalités distinctes (la recherche du coupable, après le crime, l’engrenage de la compromission, avant le crime). Ces deux temporalités s’entremêlent tout au long du film et l’effet est volontairement déstabilisateur pour le spectateur. Il y a là une mise en abîme et un effet miroir qui traversent tout le film. Le récit est là pour désarçonner le spectateur de la même manière que l’héroïne et sa famille, ont du mal à s’intégrer dans leur nouveau territoire. Le récit est une triple initiation. Celui du réalisateur, qui emprunte un thème à l’actualité qui lui fait découvrir des univers qu’il entreprend de documenter, celui de l’héroïne, qui s’initie à son nouvel environnement, celui du spectateur, qui cherche des certitudes mais jamais ne les trouve.

En effet, dans cette mise en abîme, les effets miroirs se multiplient pour déstabiliser le spectateur et entretenir la confusion morale (quand l’héroïne a-t-elle basculé dans le crime ? quand en a-t-elle pris conscience ? Est-elle vraiment coupable ?). Cette déstabilisation est accentuée par l’absence d’introduction (c’est-à-dire d’initiation) dans le film : l’action commence immédiatement, sans explications. Le thème du flash-back est répété comme autant de facettes d’un kaléidoscope au début indéchiffrable. Il s’agit de reconstituer doublement un crime : chercher l’auteur, chercher le mobile.

Cette logique de « reconstitution » fait penser au schéma de la série Columbo, où le spectateur, qui connaît la fin, se concentre sur les détails à la fois matériels et psychologiques de l’intrigue. Elle évoque des films célèbres, comme « Sunset Boulevard » où le narrateur n’est autre que… la victime flottant dans la piscine. En contrepoint, il n’y a pas de narrateur omniscient chez Demoustier, rappelant au passage le parti pris esthétique de Flaubert dans « Madame Bovary » : contrairement à la tradition des romanciers de l’époque, la narration de Flaubert exclut tout parti pris moral. C’est pour cette raison que Flaubert admet que les juges qui l’ont censuré sont ceux qui ont le mieux compris son œuvre. Flaubert, en ne prenant pas parti, est autant coupable que son héroïne. Madame Bovary, c’est moi écrit-il. On est prêt à parier que Stéphane de Moustier n’est pas loin de penser la même chose : Mélissa, c’est lui.

Suivant cette logique de « mise en miroir », le film multiplie les « inversions », comme l’image inversée dans le miroir. C’est la multiplication des flash-back, inversion du déroulement du temps. Ce sont les paradoxes de la situation : dans l’unité « deux », ce sont les prisonniers qui surveillent les gardiens, dixit la responsable de la prison, en ajoutant : tant que cela ne perturbe pas la vie du pénitencier… Cette situation, d’ailleurs, a fait l’objet d’un article de presse, qui, d’une certaine façon, officialise la situation (article de presse dont s’est sûrement nourri le réalisateur, comme si ce dernier éprouvait le besoin, dans une mise en abîme, de justifier son film à l’intérieur même de celui-ci). D’ailleurs, au tout début du film, répété dans le flash-back, le tueur s’adresse au témoin de la scène du crime, pour faire diversion, en précisant: « ne vous inquiétez pas, c’est le tournage d’un film… »

Autre inversion (ou perversion) ? Le commissaire, au début du film, n’est pas très motivé par la recherche du coupable. Le duo presque « comique » qu’il forme avec son subordonné – l’analyste vidéo – ajoute une dimension presque ironique à la situation. Après tout, le crime est un règlement de compte entre les « caids » du milieu, pourquoi se fatiguer à trouver le coupable ? Les deux principaux représentants de la loi, le Directeur de l’établissement pénitentiaire et le commissaire, ont tout d’abord une attitude « conciliante » avec la culture locale. Mais tous les deux font volte-face, et c’est le commissaire qui reproche maintenant à son analyste de ne pas être assez consciencieux (l’exploitation du film amateur) et la Directrice de l’établissement qui « tourne sa veste » en adoptant une attitude répressive (et c’est elle qui identifie l’héroïne sur les images de la vidéo de l’aéroport). Même les serviteurs de la loi de la République ne sont pas des figures immaculées.

L’inversion la plus symbolique est celle de l’arme : l’héroïne est une spécialiste des armes : elle sait remonter une arme cachée dans la boîte à outil et c’est le point de départ des événements qui vont conduire à son implication. Or, paradoxalement, comme dit le commissaire, elle va commettre un crime par le « baiser de la mort ». Le signe ultime de la fraternité, le baiser, va se révéler être la véritable « arme du crime ».

Le personnage du commissaire est peut-être, symboliquement, à côté du personnage de l’héroïne, l’autre personnage central du film. C’est le premier personnage qui apparaît sur les images du film. Il est un peu la caricature du commissaire « bonhomme », un peu « fainéant » comme le veut la culture locale. Pourtant, au-delà de ce caractère bonhomme, il porte toutes les contradictions et toute la violence du film : son réquisitoire moral contre l’héroïne du film, à la fin, doit être revu à l’aune de sa passivité initiale et elle symbolise toutes les contradictions de l’intégration « corse » : les compromissions de l’État qui laisse faire puis s’étonne des dérives font apparaître la situation de l’héroïne comme celle d’un « bouc émissaire » : pourquoi l’accuse-t-on d’un crime que l’État était prêt à classer sans suite puisqu’il s’agissait simplement d’un règlement de compte entre bandes rivales ?

Le cheminement de l’héroïne, finalement, aboutit au même raisonnement. Elle accepte implicitement la loi du milieu, d’une certaine manière, parce que le mode de vie de « l’unité deux », dans la prison, est le choix d’un compromis au nom de « l’intégration culturelle ». Elle et sa famille, en raison de leurs origines et du racisme ambiant du milieu corse, font face à un véritable enjeu d’intégration, voire « d’assimilation » puisqu’un baiser s’assimile à un crime, dans ce nouvel univers. Curieusement, ultime inversion, la prison est un lieu de paix dans la guerre des bandes rivales. Il y a un pacte de non-agression. La violence est dehors, mais pas dedans. L’héroïne trouve « les clefs » de son intégration dans le monde de la prison. La solution est dedans, pas dehors. Le jeu des clefs, ici, est symbolique. Avec un trait d’humour, encore, le détenu qui est libéré, et que l’héroïne raccompagne à la porte du pénitencier, n’est pas si heureux que ça de partir : désormais, il va lui falloir travailler. Clin d’œil corse à peine voilé. La prison est le monde inversé du dehors, son miroir. Il est le « microcosme », c’est-à-dire une image en miniature et en miroir du monde réel. « Le monde est petit ». La formule est sur les lèvres de presque tous les protagonistes.

Au milieu du film, comme un symbole, le commissaire, sans le savoir, croise le chemin de l’héroïne au moment même où cette dernière croise le chemin de Saveriu et sa mère, avec lequel elle a noué une relation d’amitié mais aussi de dépendance. Cette scène de « convergence » se déroule devant un tabac, c’est-à-dire le symbole de « l’économie de la prison », où les transactions se font en paquets de cigarettes. Cette scène est le symbole du « microcosme » qui est, dans le film, à la fois l’univers de la prison mais aussi l’insularité de la Corse et ses traditions identitaires.

Au début du film, d’ailleurs, le commissaire, dans sa voiture, recherche son paquet de cigarette. Or, la cigarette est aussi un symbole : c’est la dernière cigarette du condamné, celle que fume Joseph, avec l’héroïne, en attendant l’arrivée du futur condamné. Cette scène du film est d’ailleurs la clé pour comprendre le comportement de l’héroïne. Elle s’est rendu compte, à ce moment, que sa mission est d’être complice d’un crime. Son jugement moral lui fait renoncer, et elle décide de quitter l’aéroport.

Durant tout le film, d’ailleurs, l’héroïne apparaît comme un caractère fort. C’est elle qui mène le couple. C’est elle qui s’étonne, devant la Directrice, des facilités étranges qu’on accorde aux détenus (la Directrice attend toujours son climatiseur alors que les détenus installent déjà le leur). C’est elle qui brave les interdits en portant secours à Joseph sans tenir compte des rivalités de bande interne (on lui demandera si elle est « copine » avec Joseph, pour vérifier si elle peut aider le clan adverse à supprimer son leader, elle répondra qu’elle ne fait que son job de bon surveillant pénitencier).

Or, il n’y aura non pas une mais trois bascules dans le film. La première a lieu quand, par solidarité, elle décide d’aider Sevariu, de son propre chef, parce que le premier renseignement qu’elle lui a fourni s’est révélé inexact, le mettant dans l’embarras vis-à-vis de ses « commanditaires ». Cette première véritable « bascule » fait suite à l’épisode de la chanson « Mélissa » chantée par les détenus en son honneur. Or, cette scène marque son « intégration » à la communauté corse. Symbole de ce nouveau sentiment d’intégration : c’est le premier sourire qui traverse son visage, jusqu’ici très fermé, symbole d’une lutte permanente pour se faire une place dans son nouveau monde.

La deuxième bascule a lieu à l’aéroport, quand elle décide de partir avant l’arrivée de la « cible » qu’elle doit désigner.

La troisième bascule, c’est sa rencontre avec Joseph, qui, comme la rencontre d’Œdipe avec son père, à un carrefour tragique, est celle du destin. C’est Joseph, en effet, qui l’invite à rester. C’est Joseph, encore, qui l’invite à donner « le baiser de la mort » à la cible du tueur. L’hésitation de Mélissa, alors, prend tout son sens : elle sait que si elle cède à la « loi familiale », qui marque son entrée dans une nouvelle famille par le cérémonial du baiser, elle va en fait précipiter le mort de Joseph et de la cible du tueur. Elle demande donc à Joseph s’il est sûr de ce qu’il veut lui faire faire. La réponse de Joseph, alors, donne les clés de l’intégration sociale de Mélissa: tu fais partie de la famille, désormais, c’est ton destin que d’accomplir les cérémoniaux familiaux. Mélissa comprend alors qu’au-dessus de la morale publique, il y a la morale familiale. Cette « défausse » morale signifie, en définitive, que Joseph lui demande d’accepter les nouvelles lois du clan, qui, in fine, vont conduire à sa perte. On se rappelle alors les mots de Sevariu, plus tôt dans le film : tu n’es pas responsable des actes qui vont conduire au meurtre, c’est la loi du milieu.

Le film de Stéphane Demoustier ne veut pas être une plaidoirie ou une accusation : par son parti pris esthétique, il dénonce les ambiguïtés d’un système car sans cesse il entretient la perplexité du spectateur. Malgré tout, on peut s’interroger du risque qu’il fait courir au personnage réel, en cours de jugement, en faisant de ce personnage un objet artistique, voire un objet militant. Le film s’achève sur le départ du couple vers la métropole et sur une image du vélo de la fille, où se trouve dissimulée la rétribution du « contrat ». Cette fin « accusatrice » est cependant à relier avec le tout début du film, où l’héroïne rencontre Sevariu qu’elle a connu auparavant en prison en métropole. Or, Sevariu aurait dû être libéré entretemps, et elle s’en étonne. Or, dans sa discussion avec les commanditaires du meurtre, on comprend que l’héroïne a pu faire l’objet d’une machination qui a commencé dès la métropole, là où elle a rencontré Sevariu, premier instrument de cette machination. En effet, les commanditaires du meurtre lui demandent de perpétrer un second meurtre en prévision de l’arrivée d’un détenu qui n’est pas encore affecté à Borgo. C’est l’indice d’une continuité entre le monde carcéral de la métropole et du monde carcéral insulaire, pour ces commanditaires.

On comprend alors que pour briser le pacte de non-agression qui empêche la guerre des clans de se poursuivre dans la prison, les commanditaires aient pu cibler Melissa avant son arrivée à Borgo, par le biais de Sevariu. L’acte final de l’héroïne, qui décide de quitter l’île, est donc, symboliquement, l’acte de préservation de ce « havre de paix » paradoxal qu’est la prison de Borgo. C’est, en définitive, l’acte ultime du réflexe familial.

TAR-TODD FIELD

Tar,  Todd Field : une symphonie du nouveau monde

La légende veut que l’éditeur de Beethoven, juste avant de publier la partition de la sonate pour piano n° 29, reçût un petit mot très court du compositeur, alors devenu totalement sourd depuis un certain temps : il lui demandait de rajouter 2 notes toutes simples dans la partition, au début du troisième mouvement, l’adagio. Sans doute l’éditeur le prit-il pour un fou. La sonate n° 29 est la plus complexe et la plus audacieuse de toutes les sonates de Beethoven, son testament pianistique pour la postérité. D’une certaine façon, ces deux notes, en introduction de l’adagio, comme un temps suspendu, changent radicalement la perception du mouvement lent, voire de l’œuvre tout entière.
On jurerait que Todd Field s’est inspiré de cette anecdote pour réaliser son film, lui aussi d’une longueur impressionnante. Tar commence en effet par deux saynètes très courtes, avant le générique : la première montre l’héroïne, Tar, filmée à son insu par un smartphone, avec en surimpression la conversation sous forme de textos qui s’écrit entre la personne qui filme et son interlocuteur/trice. La deuxième saynète, sur fond noir, laisse entendre l’enregistrement d’un chant d’une tribu d’Amazonie du Pérou, les Shipibo-Conibo, sur laquelle la cheffe d’Orchestre a fait sa thèse ethno-musicale. Tar est une avant-gardiste. Elle a réussi à faire carrière en imposant ses choix esthétiques audacieux, dans un univers très conservateur, qui privilégie le répertoire traditionnel d’un panthéon de compositeurs et d’œuvres classiques, toujours les mêmes, enregistrées à satiété, et qui symbolisent l’histoire de la musique occidentale.
Suite à ces deux saynètes initiales, comme pour les mettre en valeur, se déploie le générique de fin. Cette « inversion » symbolise les perversions qui traversent le film, et celui-ci se clôt sur les crédits musicaux. Le message du réalisateur est un avertissement : attention, pour lire correctement le film, il faut sortir du cadre, ne pas se laisser piéger par les fausses pistes. Les deux notes introductrices donnent le ton, et il faudra lire le film en commençant par la fin, en rembobinant, d’une certaine manière.
L’histoire de Tar est, en apparence, celle d’une exécution. Mais il ne s’agit pas uniquement de l’exécution de la 5e Symphonie de Mahler, qui sert de fil « conducteur » (sans mauvais jeu de mots), puisque c’est la symphonie qui reste à enregistrer pour clore le cycle mahlérien de Tar au disque. Il s’agit aussi de l’exécution en règle de la cheffe d’orchestre elle-même, rattrapée par les scandales, celui de l’abus de pouvoir, de la prédation sexuelle, de l’immoralisme de l’artiste qui refuse qu’on s’intéresse à autre chose, pour juger une œuvre, qu’à l’œuvre d’art elle-même, et non pas au compositeur, ce qu’il représente, sa religion, son genre, sa morale. Tar vient d’ailleurs de publier sa biographie ou son testament esthétique, habile mise en miroir du film, qui est lui-même un faux biopic. Son livre s’intitule humblement « Tat on Tar » qu’on pourrait traduire par « Tar par elle-même », et qui est l’anagramme de la théorie qu’il défend : « l’art pour l’art ».
L’histoire du film suit le principe de la tragédie : l’héroïne est à son apogée, mais elle ne contrôle plus sa célébrité, elle est ivre de pouvoir, elle est victime d’hybris, de la démesure. Selon la théorie aristotélicienne de l’art, le film est donc une « purgation des passions » : le spectateur est invité à projeter ses propres passions sur le personnage de Tar, et sa condamnation tragique, la chute du héros, nous fait sentir, par procuration, combien il est coupable, et dangereux, de se laisser emporter par ses passions. La tragédie, étymologiquement, est le chant du « bouc » : l’héroïne est sacrifiée pour que son exemple serve à apaiser et à pacifier les pulsions du spectateur. C’est la théorie du bouc émissaire. Et si Tar était ce bouc émissaire ?
La chute de l’héroïne est symbolisée par deux scènes symétriques, au début et à la presque fin du film. On y voit la cheffe d’orchestre, dans ses habits d’apparat, attendre avant d’entrer sur scène, au début du film, pour y être interviewée à la gloire de sa personnalité hors norme, et vers la fin du film, au contraire, pour se ridiculiser dans un accès de folie, en interrompant violemment l’enregistrement de la 5e de Mahler qu’elle aurait dû diriger avant de se faire exclure pour ses exactions coupables. De personnage charismatique, elle est tombée dans le grotesque, comme, encore, lorsqu’elle joue un air d’accordéon improvisé dans son appartement (sa « garçonnière ») pour se moquer de ses voisins. La chute s’accompagne d’une déchéance presque physique : les tics sont là dès le début, et, petit à petit, elle sombre dans des hallucinations sonores ou visuelles. Des petits bruits l’obsèdent et l’empêchent de dormir. Dans sa paranoïa naissante, elle ira jusqu’à soupçonner sa fille. Tout à son art, elle est devenue autiste, enfermée sur elle-même. Ce petit bruit qui l’obsède, c’est l’alerte sonore qui indique que sa voisine de palier, handicapée ou grabataire, est tombée de son fauteuil, mais Tar reste sourde à la misère humaine, elle semble dépourvue de sentiments, du moins, Todd Field, volontairement, ne nous laisse pas entrer dans la « psyché » du personnage. Le portrait est bien noir, trop noir ? Le personnage, à cet instant, a du mal à susciter la moindre empathie. Le film est-il pervers et misogyne ? Une femme qui arrive au pouvoir ne peut-elle réussir qu’en imitant les hommes ou en étant lesbienne ?
La chute de Tar, c’est aussi, plus largement, la chute d’une certaine idée de l’art, au service d’une idéologie dominante, entretenue par les élites. L’art impose des modèles culturels, et les reproduit. Le mouvement du « wokisme », portée par une nouvelle génération, dénonce ce message caché de l’art : Bach, bon père de famille luthérienne (un WASP avant la lettre…), à la progéniture nombreuse, évoque un modèle patriarcal. La chute de Tar, c’est aussi, pour la jeune génération, la génération de la « cancel culture » (il faut censurer les artistes porteurs d’une idéologie dominante), la chute d’un modèle idéologique de l’art, celle d’une classe dominante qui se croit tout permis parce qu’elle dispose du « soft power », du leadership des idées. En voulant séduire cette nouvelle génération, celle des réseaux sociaux, en croyant pouvoir la manipuler ou l’intimider, Tar précipite sa perte : elle n’a plus les « codes ». Les recettes de l’ancien monde ne marchent plus. En ayant tenté de séduire son ancienne élève, Krista, pour finalement la pousser au suicide, elle déclenche la revanche de la jeune génération, et il n’est pas impossible de penser que Francesca, la jeune assistante de Tar, longtemps sa « servante dévouée », se soit liguée avec la violoncelliste, avec qui elle partage le même langage et le même mode de communication, par texto interposé, pour précipiter la chute de Tar. La puissance des réseaux sociaux, et leur capacité à tromper par le « fake », n’est-elle pas moins arbitraire que le modèle du star-system et de l’idéologie dominante ? Le film dépeint les excès de l’un comme de l’autre, les revoyant dos à dos dans leurs « contrefaçons » respectives.
En réalité, la chute de Tar est la chute d’un système, au-delà de la chute d’un individu, un système où les élites perdent peu à peu le contact avec la réalité du commun des mortels. Dans ce système de « l’entre-soi », il faut « jouer avec les règles », tout est affaire de transaction. Il n’y a plus de vrais sentiments possibles parce que les sentiments se monnaient en pouvoir d’influence. La compagne de Tar le lui jette à la figure : il n’y a qu’une seule personne qui éprouve un vrai sentiment pour Tar, sans arrière-pensée transactionnelle, c’est sa fille, qu’elle néglige. La vraie chute de Tar, en ce sens, intervient quand sa compagne lui retire cette fille. Tar chute dès lors qu’elle tente de briser les règles qui l’ont conduite au sommet, et dont elle a su se servir pour sa propre ascension de façon très habile jusqu’ici. Pour arriver à la tête du Philharmonique de Berlin, elle s’est servie de sa compagne, qui en était le premier violon. Son mentor ne lui a rien appris en matière de conduite d’orchestre ? Mais son influence a été décisive pour gagner son poste. En retour, elle maintient son « protégé », Sebastien, dans sa position d’assistant. Au début du film, on saisit la portée réelle du pouvoir de Tar : c’est un pouvoir naturel de séduction, un charisme aussi intellectuel qu’artistique. Dans la scène où une admiratrice lui dresse un concert de louanges, lui demandant si elle éprouve des émotions, tant sa mainmise intellectuelle sur la musique est phénoménale, on devine l’œil jaloux de l’assistante de Tar. Tar n’est pas une réplique de me too car son pouvoir n’est pas coercitif : c’est une séduction, une manipulation, où chacun trouve son compte dans l’idée de se servir de Tar comme d’un tremplin de carrière. Dans ce monde froid et calculateur, comment éprouver un amour sincère qui ne soit pas un calcul déguisé ?
Tar, c’est aussi une symphonie des amours sans retour, comme dans le film de Visconti, Mort à Venise, dont justement la musique, envoûtante, est la 5e de Mahler. Le destin de cette musique est à jamais associé à cet amour impossible. On ne sait justement pas grand-chose de l’amour déçu de Krista pour Tar, à laquelle est également associée Francesca, du temps où les trois formaient un trio inséparable. Or, ici, Tar s’est fait prendre au jeu de la séduction. C’est Tar qui repousse les avances extravagantes de son ancien élève, jusqu’à la pousser au suicide. A-t-elle usé de son pouvoir pour la « blacklister » dans sa carrière ? En tant que Directrice d’une Ecole, on lui demande spontanément son avis sur son ancien élève. Krista a rompu les codes de la profession, peut-être parce qu’elle est la seule à avoir vraiment aimé Tar, à l’excès, à la démesure, en faisant ainsi peur à son ancien professeur ? En sacrifiant cet ancien amour, qui par ailleurs est la fille d’un banquier, donateur majeur de sa fondation, Tar a déclenché la mécanique infernale qui causera sa perte. Elle n’a pas renvoyé l’ascenseur, elle n’a pas suivi les règles de ce monde d’influence. Peut-être que sa quête inassouvie d’un amour désintéressé, paradoxalement impossible à trouver dans sa position dominante, est ce qui nous rend Tar finalement très humaine, dans son aveuglement et son obstination idéaliste ? Alors que le scandale naissant aurait dû la conduire à plus de discrétion, sa nouvelle tentative de séduction sur la violoncelliste, Olga, symbolise l’impasse du personnage : pour éprouver un amour authentique, il lui faut trouver un être qui soit précisément insensible au rapport de pouvoir, pour que seul le sentiment soit vrai. Mais cette personne, incarnée par Olga, n’éprouve aucun sentiment pour elle, et elle est suffisamment douée pour s’imposer, en écoute aveugle, sans le favoritisme de Tar. C’est elle qui se sert de Tar, et non l’inverse. Comble de l’ironie, dans une scène qui rappelle étrangement l’impressionnisme onirique de la cérémonie de Eyes Wide Shut, où le héros pénètre par effraction dans une cérémonie secrète, Olga fait peut-être partie de la machination ourdie pour précipiter sa chute.


La dernière partie du film, étrangement longue pour une « chute » post-climax (et qui a désarçonné bon nombre de critiques du film, qui y ont vu une lourdeur maladroite) donne en réalité les clefs de la complexité du film. La scène se déroule en grande partie en Thaïlande, sur des lieux proches du tournage d’Apocalypse Now (où d’ailleurs la musique de Wagner joue un rôle hypnotique fort). Le destin de Tar, en effet, rappelle celui du colonel Kurt. Kurt est un militaire passionné, qui s’engage, tardivement pour son âge, dans les forces spéciales alors qu’il aurait pu aspirer à faire carrière dans les bureaux. Confronté à la guerre du Vietnam, il comprend l’impasse de sa profession. On ne joue pas à la guerre. Le sens ultime de la guerre, son apogée, est la violence gratuite, sacrificielle. Un bon soldat est un soldat envouté, fanatique. La découverte de cette réalité brutale conduira le colonel Kurt dans les excès de la démesure, dans une hybris totale confinant à la folie. Quand un agent spécial (Martin Sheen) vient jusqu’à lui, avec pour mission de le supprimer, Kurt comprend et assume son destin. Il sait qu’il est devenu inhumain et que son destin est d’être sacrifié à son tour. Il guidera son exécuteur jusqu’au geste final. Tar aussi a compris la perversité du système qui l’a conduite au succès, elle qui vient d’un milieu modeste, et qui s’est aliénée, jusqu’à modifier son nom, pour réussir dans ce système. Contrairement à l’impression laissée par sa chute inexorable, elle a toujours été maître du tempo. Elle a su depuis toujours qu’en sacrifiant son élève, Krista, la fille d’un donateur puissant, elle courait à sa perte. Elle a toujours su que son assistante, Francesca, la trahirait, elle qui a partagé avec Tar et la dite Krista des moments de complicité et de vie intenses, au moment où elle trahirait les espoirs de promotion de Francesca. Comme le colonel Kurt, Tar sait que son univers est devenu irrespirable, un univers de compromission permanente qui finirait par l’étouffer, et sa quête d’un amour impossible, pour Olga, la violoncelliste, n’en est que plus poignante. Elle sacrifie sa carrière dans l’espoir de vivre un amour authentique, qu’elle sait impossible, compte tenu de sa position. Car ce monde académique et sans âme, où chacun se comporte comme un robot, en suivant les règles, la fait vomir, comme à la fin du film. Francesca est à Tar ce que Martin Sheen est à Marlon Brando, dans Apocalypse Now : le sacrificateur. Du début jusqu’à la fin du film, Tar a tenu la baguette : comme le colonel Kurt, elle a scénarisé sa propre perte pour mieux renaître de ses cendres. Une note d’espoir, à la fin du film : Tar est reparti pour explorer un nouveau monde musical. Mais il ne faut pas voir en Tar uniquement la cheffe d’Orchestre, mais aussi la compositrice. Si la scène finale de « cosplay » (spectacle costumé) rappelle à la fois la cérémonie sacrificielle de Marlon Brando dans Apocalypse Now, ou la cérémonie masquée, dans Eyes Wide Shut, ou encore les masques de Venise, dans le film de Visconti, elle symbolise aussi la renaissance de l’artiste qui cherche à explorer une autre modalité d’expression de la musique, en phase avec les émotions de son époque.
Ainsi, Tar est un film qui suit en tout point le schéma Aristotélicien de la tragédie (le chant du bouc), qui est le schéma du bouc émissaire ou de la victime sacrificielle. On n’accède pas à l’art de façon spontanée, il faut des médiateurs, des maîtres de cérémonie, qui traduisent le sens caché du spectacle (le sens du sacrifice) pour le commun des mortels. Comme Tar, Todd Field a besoin de Cate Blanchett pour faire passer son message, pour l’incarner. On n’accède pas à la musique de Mahler sans une prêtresse qui réinterprète le message pour l’actualiser. Dans ce rôle de médiateur, le héros est aussi le bouc émissaire : il acquiert le statut de star, mais ce faisant, il devient l’esclave de son public ou de sa renommée. Le médium est tout aussi important que le média. C’est peut-être cela qu’ont oublié les fanatiques des réseaux sociaux… C’est ce que nous rappellent, d’une certaine manière, des deux petites notes d’introduction du film. Tar, de Todd Field, nous explique le sens et les dilemmes du nouveau monde (le wokisme, la « cancel culture »), dans sa confrontation avec l’ancien (le monde du patriarcat et des élites soi-disant « éclairées »). À la place de la cinquième de Mahler, comme musique du film, il aurait tout aussi bien pu choisir la neuvième de Dvorak, la symphonie du nouveau monde.
Patrick

Juste une nuit – Ali Asgari

Juste une nuit, d’Ali Asgari, est à la fois un drame social, filmé de façon ultra-réaliste, qui rappelle le cinéma d’un Dardenne, mais également une comédie de mœurs, avec ce sourire indispensable pour supporter au quotidien l’oppression d’un régime théocratique, de plus en plus en décalage avec les aspirations de sa jeunesse. Il n’y a pas de manichéisme, en effet, dans ce film, ce qui laisse justement sa place à la comédie de mœurs, chacun cherchant à ruser avec un système dictatorial, avec plus ou moins de courage ou plus ou moins de faiblesse et de compromission. Selon la fameuse formule de Hegel le maître d’une situation (l’infirmière qui monnaye son aide) devient aussi l’esclave d’une autre (le directeur de service qui reprend la situation à son avantage), dans un perpétuel jeu de dupe. La méfiance et le mensonge sont le pain quotidien d’une société qui vit dans la peur, et pour qui l’humour, et peut-être l’amour, est le dernier refuge pour jouir du temps présent. Le temps du film, justement, est celui de la tragédie : unité de lieu : un Téhéran filmé à hauteur d’épaule, pour une escapade très immersive, façon road movie ou nouvelle vague ; unité de l’intrigue : une mère célibataire, Fereshteh doit dissimuler son statut à ses parents de la campagne qui s’invitent de façon impromptue « juste pour une nuit » ; unité de temps: les parents arrivent le soir même, il reste une poignée d’heures pour cacher la présence du bébé, ce qui signifie non seulement trouver une nourrice provisoire, le temps d’une nuit, mais aussi cacher les nombreuses affaires du bébé, ses couches notamment, stockées pour faire face à l’inflation galopante. Ce qui fera dire à l’un des personnages, par dérision : même le caca du bébé suit l’inflation. Cette visite impromptue des parents va donc déclencher une série d’épreuves, pour cacher la présence du bébé. À l’échelle humaine, ces épreuves ne sont pas sans rappeler les 12 travaux d’Hercule, façon Astérix, notamment quand il s’agit d’obtenir le fameux formulaire de l’administration… En réalité, si le film s’achève par une boucle, il reste très linéaire, à la faveur de l’enchaînement des difficultés, pour une fin qu’on soupçonnait presque depuis le début : la femme courage va faire front, de retour chez elle, avec son bébé dans les bras. À la fin du film, ses parents l’attendent devant sa résidence, interloqués par le bébé qu’elle porte dans ses bras, mais elle ne répond pas à leur question. Sans mot, elle passe devant eux de façon autoritaire, gravit les escaliers, et arrivée devant sa porte, elle les toise sans un mot, presque de façon provocante, et le film s’achève sur cette image : la jeune mère a décidé enfin de faire front, quels que soient les reproches de ses parents, quel que soit le regard que lui porte une société réprobatrice, où la pression sociale s’exprime peut-être encore plus fortement que la pression politique et réglementaire. Le film s’ouvre et se clôt sur un écran noir. Symboliquement, on entend le souffle haletant de la jeune mère pendant le premier écran. Elle fait un exercice matinal, sans doute pour se préparer aux épreuves de la journée, sans le savoir. Mais l’écran noir de fin lui donne un tout autre sens : ce souffle, c’est aussi le travail de l’accouchement qui permet à la mère de renaître socialement en tant que mère, dans la confrontation silencieuse avec ses parents. Au gré des épreuves que subit l’héroïne, de ses « péripéties » au sens premier du terme, Ali Asgari dresse une galerie de portrait sans concession d’une société prisonnière de ses compromissions, écrasée par un régime autoritaire, où chacun survit comme il peut. Les différentes cellules sociales, où devrait se manifester la solidarité humaine face à la promesse d’avenir que représentent la mère et son bébé, sont largement fissurées. Les voisins de l’immeuble échouent à héberger l’intégralité des affaires du bébé, dont une partie sera finalement déposée dans le local à poubelle, comme si l’exiguïté et l’encombrement des locaux symbolisaient le peu de place qu’il reste, dans le cœur des habitants, au sentiment d’hospitalité. L’hôpital, justement (très présent aussi dans le premier long-métrage d’Ali Asgari), qui devrait représenter l’hospitalité par excellence, se transforme en une prison labyrinthique, où l’héroïne échappe de justesse au chantage sexuel du Directeur de service. Le couple n’est pas mieux loti : tantôt la femme attend l’autorisation de l’homme, tantôt l’homme se heurte à l’intolérance de la femme (mais celle-ci a fait une fausse couche : chacun se débat avec ses difficultés, il n’y a pas de manichéisme). Le jeune père ne joue pas son rôle, il est lui-même victime de la pression sociale : il dépend socialement encore de son père, mais il a quand même réussi, au moment de la grossesse, à réunir les fonds pour financer l’avortement. C’est à la mère d’assumer son choix. Au guidon de sa mobylette, il participe à sa manière au road movie, dans une scène pleine d’humour où l’on voit le père, la mère, l’amie fidèle, et… Un poisson dans un sac plein d’eau, traverser les rues de Téhéran jusqu’à la prochaine épreuve de la mère. La scène évoque une bande dessinée, un Tintin à Téhéran, moins musclé ou survitaminé que son pendant hollywoodien, mis en scène par Spielberg, en mobylette une fois encore. Clin d’œil d’Asgari ?  C’est finalement à l’université, dans la chambre de l’amie fidèle, Atefeh, que la solidarité humaine finira par s’exprimer, et que le bébé pourra trouver asile. Tout un symbole, c’est par le savoir que la société iranienne finira par trouver son salut, dans une scène quasi biblique : le bébé est entouré de l’affection de sa mère, elle-même entourée de l’affection de meilleure amie, les trois personnages, figure improbable de La Trinité, couchés sur le même lit de la chambre de l’université.

Le personnage de l’amie proche, Atefeh, est l’autre figure centrale du film. On n’y prête guère attention, au début, car elle est embarquée dans l’aventure de son amie, et que jamais, finalement, elle ne nous est présentée par Asgari, comme si elle faisait partie des meubles. C’est pourtant d’elle que les principaux traits d’humour jaillissent, signe d’une vitalité sans faille : traits d’humour railleurs, de l’emploi du temps de ministre de son amie, coincée entre son travail et son rôle de mère, moqueurs de l’immaturité d’un père (avec une pointe de jalousie ?) qui se vante d’avoir un statut social, mais qui avoue subir la pression sociale des réseaux sociaux, ces mêmes réseaux qui sont censés émanciper la jeunesse (il ne faut absolument pas que sa situation de père s’ébruite !); trait d’humour ironique, encore, quand elle propose à Fereshteh, comme solution de denier ressort, de se rendre directement au parlement pour faire changer les lois, puisqu’il ne lui est même pas possible, en tant que femme, de louer une chambre d’hôtel avec le bébé. Trait d’humour sarcastique, enfin, quand elle se désespère de fuir l’hypocrisie iranienne puisqu’elle finira bien par trouver un kebab iranien… même si elle fuit jusqu’en Alaska.

Si le film apparaît à première vue un peu mécanique et linéaire, dans l’enchaînement de ces péripéties, c’est peut-être parce qu’il invite à une lecture au second degré, plus subversive que le seul drame social d’une mère célibataire. Qu’est-ce qui déclenche, finalement, la volte-face (ou la conversion) de la mère et sa décision de défier ses parents (et dans le même temps, toue la société iranienne symbolisée par la galerie de portraits linéaire) ? Après tout, son amie Atefeh lui offrait une solution en acceptant d’héberger son bébé « juste pour une nuit ». À moins, justement, que l’héroïne n’ait compris que par ce simple geste, son amie s’est finalement révélée plus qu’une amie : le substitut d’un père pour son bébé, épiphanie d’un couple qui sait se chamailler dans les épreuves, et qui lui donne la force d’affronter tous les défis du monde, en silence, au-delà des mots…

Patrick

Decision To Leave-Chan-Wook Park(3)

Dans la brume des sentiments …

Le film est d’une grande virtuosité à la fois esthétique et formelle : face à un cinéma de plus en plus industrialisé (c’est-à-dire « markété »), Chan-Wook Park veut renouveler les codes esthétiques, tout en se raccrochant à la grande tradition du cinéma, par ses clins d’œil appuyés à des films mythiques. Il veut faire se rejoindre tradition (l’histoire du cinéma) et modernité (le renouveau des codes), et son style, d’une certaine façon, rejoint l’histoire et le destin de son pays : une nation écartelée entre une mémoire à la fois fière et douloureuse, et une renaissance forcée mais assumée, sur un modèle occidental (et industrialisé) dont il dénonce les excès. Decision to leave, la décision de quitter, est l’histoire d’une rupture qui fait écho, au plus profond de l’âme coréenne, à d’autres partitions : entre passé et avenir, orient et occident, mythe et rationalité, entre Corée du Nord et Corée du Sud, enfin.

L’esthétisme poussé de Decision to leave n’est pas, néanmoins, le fruit d’un travail esthétique formel et abstrait. Commentant son travail de créateur, Chan-Wook Park insiste avant tout sur la primauté de l’histoire, du scénario, des personnages, sur la forme. Digne héritier d’Hitchcock, dont le Vertigo sert de toile de fond et d’inspiration à l’intrigue du film, il s’agit d’abord de raconter une histoire, pour tenir le spectateur en haleine tout au long des 2 heures 18 que dure le film. Pari réussi, tant la trame de l’histoire et les moyens de la raconter sont au service d’une même cause : envoûter le spectateur, lui procurer une expérience avant tout sensuelle et sensorielle inégalée. Pour cela, Chan-Wook Park immerge littéralement le spectateur dans ses scènes, comme le héros se projette et s’incruste dans les scènes qu’il imagine, qu’il reconstitue ou qu’il épie, tel le voyeur de Fenêtre sur cour. Or, les références ne sont là que pour surprendre le spectateur, parce qu’elles sont réutilisées dans une perspective radicalement nouvelle. On croit revivre Vertigo ou Fenêtre sur cour, en réalité, la référence n’est la que pour mettre en valeur la singularité et la différence du style de Chan-Wook Park. On joue au chat et à la souris, mais à la place de la souris, il y a un corbeau. « Vous me prenez pour un pigeon ? » dit l’inspecteur à la suspecte ? Une référence au Faucon maltais, sans doute, et à la virilité d’un Humphrey Bogart qui sert de contrepoint à la fragilité de Hae-joon dans la gestion de ses émotions. C’est la femme qui est plus forte que l’homme dans le couple de Decision to Leave, dans une inversion des rôles déjà vue dans le Tess, de Roman Polinski, selon un schéma similaire.

Comme dans Vertigo, l’histoire se déroule en deux séquences qui se répondent, inversées, comme de part et d’autre d’un miroir. La décision de quitter est juste au centre du film, elle sépare les deux parties du film telle la face du miroir, dans Alice au Pays des Merveilles. La deuxième partie est une répétition de la première, une sorte de « déjà vu » : comme dans Vertigo, c’est une deuxième chance qui est offerte à l’inspecteur, et au spectateur, de réellement comprendre ce qui s’est passé dans la première partie du film. La décision est une césure, ou, comme dans la tragédie aristotélicienne, un tournant critique, qui permet de voir chaque partie du film comme symétrique l’une de l’autre. Formellement, cette symétrie renvoie au film fondateur du succès de Chan-Wook Park : Joint Security Area, une enquête sur un meurtre, dans le no man’s land situé à la la frontière de la partitionentre la Corée du Nord et la Corée du Sud.

Ainsi, le film est traversé par les symétries : un héros masculin, l’inspecteur, Hae-joon, qui vit dans un monde rationnel et causal. Une héroïne féminine, Seo-rae, à la fois coupable et victime, toute en sensibilité tactile et affective, dans son métier d’aide-soignante pour les personnes âgées. La femme de l’inspecteur incarne l’amour charnel (l’acte sexuel est un exercice, bon pour la santé, c’est un acte « bio », recommandé par une ingénieure en nucléaire !). L’héroïne représente l’amour platonique, qui stimule l’imaginaire (même si, de façon ambigüe encore, elle campe à la fois le personnage de Paul Verhoven, dans Basic instinct, à la faveur d’un interrogatoire policier, et celui de In the mood for love, de Wong Kar-wai, dans les nombreuses scènes d’effleurement intimiste du couple). Le malheur du héros, en définitive, est d’avoir séparé, en amour, le corps (la femme) et l’esprit (l’amante). C’est cette séparation qui est la vraie cause de l’indécision du héros à choisir entre deux femmes, puisqu’au bout du film, il reste seul dans sa schizophrénie amoureuse.

Grâce à sa sagacité, l’inspecteur va résoudre l’énigme du premier meurtre, sur la montagne. Une femme (l’héroïne) a tué son mari, fonctionnaire de l’immigration. Or, celui-ci, naguère, a facilité l’admission de sa femme en Corée du Sud, chinoise arrivée en clandestine, condamnée pour crime dans son pays natal, en échange de ses faveurs permanentes : le mariage est un chantage. L’inspecteur tombe amoureux de la femme, et un faisceau d’indices indique que c’est la femme qui est coupable. Cependant, Il doit classer l’affaire, comme un simple accident, avant de pouvoir prouver le crime. Il a été trompé, sans doute aveuglé (ou ralenti) par ses sentiments. Au moment où il comprend le crime, il comprend le mobile : le mari est un fonctionnaire véreux, le crime est presque une légitime défense. Mais il renonce à son amour par fierté : il a rompu les codes de son métier de policier. Or ce métier est sa raison d’être, il est brisé. Cette cassure trace l’axe de symétrie du film. Ici, la référence est le film de Polanski, Tess : Angel, le héros, se sent trahi par une révélation qui souille l’innocence de la femme, même si cette souillure n’est finalement qu’un accident de la vie, et même si, comme dans Tess, le spectateur peut soupçonner que c’est Seo-rae elle-même qui lui a indiqué la piste de sa propre culpabilité, en lui donnant l’occasion de rendre visite, seul, à la patiente qui lui a fourni son alibi. Comme Tess, Seo-rae espère que Hae-joon lui pardonnera sa faute. Mais l’héroïne est entachée d’un crime originel, qu’elle ne fait que répéter : elle a euthanasié sa mère, en Chine. Pour Hae-joon, il ne peut y avoir d’amour sans innocence. Il ne peut y avoir de pardon. Sans pardon, pas de réconciliation possible. Comme dans Tess, la quête de la pureté par le héros n’est peut-être que le masque d’un orgueil auto-destructeur. C’est aussi, d’une certaine façon, l’histoire de la Corée.

La deuxième partie du film est la quête de rédemption. Cette deuxième fois, dès le début de l’action, l’héroïne tient à présenter la future victime du crime : c’est son nouveau compagnon. C’est un « déjà vu ». Comme dans Joint Security Area, où une même scène de crime est refilmée selon la perspective de plusieurs protagonistes différents (une citation du Rashomon de Kurosawa), Decision to leave est émaillé de flash-backs, qui incitent le spectateur à mieux réfléchir l’action, à changer de perspective. Le déjà vu, dans Matrix, c’est le moment où le « bug » vient troubler la réalité établie. Cette deuxième fois, dès le début de l’action, l’héroïne tient à présenter le futur coupable du crime : c’est son nouveau compagnon. C’est elle, cette fois ci, qui dicte le rythme de l’enquête qui va suivre. Ainsi, Hae-joon, dans cette répétition de l’histoire, pourra cette fois retrouver le coupable et le condamner à temps. Et ainsi retrouver sa fierté. En effet, dans un stratagème machiavélique, le coupable par procuration, c’est Seo-rae elle-même : les ressorts de la tragédie grecque sont là : pour reconquérir son amour, Seo-rae doit redonner l’occasion à Hae-joon de la condamner pour meurtre. L’amour est une mise à mort. Sur l’affiche, les deux amants maudits sont enchaînés, comme dans le film d’Hitchcock, encore. Le héros a les yeux fermés. Enfin, il dort semble dire l’affiche. À force de mettre du collyre dans ses yeux, tout au long du film, pour mieux comprendre, pour mieux traquer le crime, le héros insomniaque ne dormait plus, ne rêvait plus. À vouloir trop garder les yeux ouverts, sur un monde rationnel, le héros en a oublié la force des émotions et des sentiments. Sur cette plage, à la fin du film, comme dans la dernière scène du film de Visconti, Mort à Venise, le héros comprend enfin, mais un peu tard, ce qui fait son humanité : c’est autant la raison, ce soleil qui a brulé les ailes d’Icare, à vouloir trop s’élever dans la pureté d’une vérité éclatante, que la passion, cet univers plus sombre et agité que symbolisent les profondeurs de l’océan, au-delà du miroir des vagues. Dans la première partie du film, le héros s’élève en altitude, sur la montagne (ou dans les ruelles escarpées de Busan), pour trouver la vérité de la raison. Dans la deuxième partie du film, il faut se noyer (dans la piscine, dans la mer) pour comprendre la vérité des sentiments. La référence ultime, d’ailleurs, c’est peut-être Buñuel et le Chien andalou : pour accéder à l’art, il ne faut pas théoriser, il faut oser fendre la pupille, et rendre sa force à l’imaginaire, aux émotions et aux pulsions. L’œil est omniprésent dans le film, mais c’est un élément macabre, souvent, désacralisé comme dans la scène du Chien andalou : l’œil du poisson mort sur le marché, qu’on effleure du doigt, l’œil du cadavre, au travers duquel on entrevoit la scène du crime, piétiné par les insectes. L’œil était dans la tombe et regardait Cain…

En rupture d’un art cinématographique de plus en plus codifié par les impératifs du Marketing, Chan-Wook Park milite pour un art qui se renouvelle sans cesse, dans un jeu où le spectateur n’est pas passif mais où son imagination travaille, sollicitée à chaque plan. A côté du pic à glace de Basic Instinct, autre citation du film, où le couteau traditionnel du crime se transforme sans grande originalité, Chan-Wook Park réinvente… le « mobile » du crime, c’est-à-dire, en somme, le crime « téléphoné ». Le « mobile », en effet, est invasif dans cette histoire : il traduit (le chinois en coréen et inversement), il trahit (les escalades coupables, le trajet d’une filature virtuelle). Traduttore, traditore, dit la formule : traduction est trahison. Le mobile est à la fois tradition (il transmet, nos messages, notre langue) et modernité (il est l’extension de nos sens, la vue, l’ouïe, le toucher, instrument cardinal et digital d’une réalité « augmentée », comme dit le transhumanisme). Mais nous aide-t-il vraiment à communiquer ou est-il simplement l’artisan de notre isolement solipsiste dans une moderne solitude ? Et si c’était lui la véritable « arme du crime » ? Le cinéma asiatique donne-t-il la leçon au cinéma américain sur le bon usage de la technologie dans l’art cinématographique ? 

La chanson du film a pour titre la brume. C’est la chanson favorite du cinéaste et de la patiente, ainsi que de l’héroïne, comme on le devine. Le héros du film est comme le voyageur solitaire du tableau de Caspar David Friedrich : il lui a fallu grimper sur la montagne pour contempler et comprendre la puissance de la brume.

Patrick Raviroson

Introduction-Hong Sang-Soo

On est en droit de se demander, après avoir vu le très beau film de Hong Sang-Soo, Introduction, quel est précisément le sens du mot introduction. Le mot évoque la composition même d’une œuvre, dans une mise en abîme du travail artistique de l’auteur. Et si cette introduction était en réalité une sorte de manifeste artistique, une introduction à l’art même du cinéaste ? D’ailleurs, le film se décompose quasi formellement en quatre chapitres numérotés. Il s’agit de quatre tableaux.

Le premier se déroule autour du cabinet d’un médecin, le père du héros, le deuxième à Berlin, où la petite amie du héros est venue faire ses études, le troisième autour d’un restaurant, où le jeune héros rencontre un dramaturge/cinéaste renommé, qui est aussi l’amant de sa mère, autre mise en abîme artistique. Enfin, le dernier tableau se passe dans une station balnéaire.

Le scénario du film est très elliptique, le film est essentiellement visuel, presque sensuel, baigné par une délicate poésie des sentiments, renforcée par le noir et blanc. L’introduction dont il s’agit n’est donc pas une initiation. Le spectateur est sans cesse confronté à des questions pour reconstituer le fil ténu de l’histoire. L’important n’est pas la dramaturgie, c’est la peinture des sentiments amoureux. Cette peinture renvoie à un autre manifeste artistique.

Le mot Introduction renvoie au mot Impression, celle du soleil couchant, de Manet. Les sentiments ne sont pas décrits, chez Hong sang-Soo, à la faveur d’un récit romanesque. La peinture des sentiments se fait par une succession de petites touches impressionnistes. Il faut le travail actif du spectateur pour reconstituer, à sa façon, la globalité du tableau final à travers les impressions qu’il ressent. Le film se laisse deviner, au fil des sentiments qu’il dépeint. Il est aussi truffé de citations artistiques. À l’instar du tableau de Manet, on a bien affaire à un manifeste de l’art de Hong Sang-Soo. Le premier tableau dépeint le désarroi d’un père qui regrette d’être passé à côté de sa propre histoire. Il a rendez-vous avec son fils, mais on n’assistera pas à ce rendez-vous. L’histoire du père est celle d’un rendez-vous manqué. Son fils est dans la salle d’attente de son cabinet, le père accorde un rendez-vous au cinéaste célèbre qui est aussi l’amant de sa femme, et qui est passé à l’improviste au cabinet. Peut-être espère-t-il que ce cinéaste redonnera à son fils le goût d’une carrière que ce dernier a avortée, apprendra-t-on plus tard dans le film.

Il est question d’un conflit de générations. L’idylle qui se noue entre le héros et sa petite amie se heurte, tout au long du film, à la confusion des sentiments : la génération du père a échoué, elle est incapable de servir de modèle aux deux jeunes gens dans leur cheminement amoureux. Au restaurant, le cinéaste célèbre, convoqué par la mère du héros pour donner des conseils à son fils, donne une leçon qui se retourne contre lui. Il se fâche, sous l’effet de l’ivresse, alors qu’il a lui-même mis en garde le jeune homme contre les effets de la boisson qui est servie au repas. Quelle est la leçon de la vieille génération ? Les sentiments mimés au cinéma sont aussi authentiques que les sentiments de la vraie vie. Quand on veut devenir acteur, il faut accepter cette forme de duplicité et de tricherie. Ce que le jeune homme ne se résout pas à faire. Pour la vieille génération, l’amour n’est qu’une comédie. L’art ne peut pas sauver les sentiments.

Le dernier tableau, dans la station balnéaire, est une citation de Visconti, Mort à Venise. Le héros de Hong Sang-Soo symbolise la beauté, comme il est dépeint explicitement tout au long du film. L’art ultime, dit Platon, réconcilie l’amour et la beauté. Idéal artistique de Visconti, sous les traits du jeune Tadzio, l’éphèbe de Venise, est l’ombre du héros de Hong Sang-Soo. La scène sur la plage, dans le dernier chapitre du film coréen, est une citation à peine masquée de la dernière scène de Mort à Venise.

Cette introduction de Hong Sang-Soo est réalité une pédagogie, au sens à peine voilé des banquets de Platon, auxquels renvoie la scène du restaurant dans le film. Un manifeste artistique où Hong Sang-Soo cite l’héritage de l’art occidental, qu’il faut surmonter, pour mieux le détourner à son profit. A l’art bavard du dialogue platonicien, Hong Sang-Soo préfère la poésie discrète des sentiments et des tableaux, toute nimbée de la douceur orientale. Dans les œuvres de Mozart, dit-on, le silence qui suit est encore de Mozart. C’est dans ses silences que se construit l’œuvre de Hong Sang-Soo.

Patrick