BORGO : Une madame Bovary des temps modernes ?
Le film Borgo, de Stéphane Demoustier, a la trame d’un film policier, mais c’est aussi un film a vocation documentaire. Stéphan Demoustier admet que la genèse de son film part d’un article de presse, une histoire qui l’interpelle d’une surveillante pénitentiaire impliquée dans un meurtre. Sans connaître grand-chose ni de la corse, où le film se déroule, ni du milieu carcéral, l’entreprise du cinéaste a nécessairement commencé par un long travail de documentation qui transparaît dans le film. Le statut du film, d’ailleurs, fait polémique : les faits dont il s’inspire ne sont pas encore jugés. Par construction, son film risque d’influencer le jugement, malgré les précautions rhétoriques d’usage.
Borgo, en définitive, est un film sur la loi. La loi de la république s’y trouve confrontée avec beaucoup d’autres lois, et cette confrontation rend le film profondément ambigu et riche de cette ambiguïté. Il y a la fameuse « loi du milieu », la loi du talion, la loi morale, la loi familiale et encore la loi du récit lui-même.
Ainsi, le récit du film voit s’entrelacer et se confronter ces différentes lois pour, in fine, poser la question de la nature profonde du « liant » social qui fait la société humaine, entre les lois communautaires et les lois de l’État « régalien », ou encore entre la morale et le droit. Ces débats évoquent les tragédies grecques qui ont ancré cette dimension morale dans la culture occidentale, entre Créon d’une part et Antigone d’autre part. Il y a d’ailleurs une part de tragédie dans Borgo et le destin de son héroïne. Elle n’évoque pas tant Antigone, son pendant féminin, qu’Œdipe, qui prend conscience, dans une initiation tragique, qu’il est lui-même responsable de la mort de son père, à la croisée des chemins. L’aéroport, scène du crime, est omniprésent dans le film, lieu d’échappatoire mais aussi lieu de rencontre, carrefour des tragédies modernes, où l’héroïne, Mélissa, va croiser son destin comme d’autres personnages qui lui sont liés.
La loi du récit est un parti pris esthétique : il est volontairement tortueux, avec deux temporalités distinctes (la recherche du coupable, après le crime, l’engrenage de la compromission, avant le crime). Ces deux temporalités s’entremêlent tout au long du film et l’effet est volontairement déstabilisateur pour le spectateur. Il y a là une mise en abîme et un effet miroir qui traversent tout le film. Le récit est là pour désarçonner le spectateur de la même manière que l’héroïne et sa famille, ont du mal à s’intégrer dans leur nouveau territoire. Le récit est une triple initiation. Celui du réalisateur, qui emprunte un thème à l’actualité qui lui fait découvrir des univers qu’il entreprend de documenter, celui de l’héroïne, qui s’initie à son nouvel environnement, celui du spectateur, qui cherche des certitudes mais jamais ne les trouve.
En effet, dans cette mise en abîme, les effets miroirs se multiplient pour déstabiliser le spectateur et entretenir la confusion morale (quand l’héroïne a-t-elle basculé dans le crime ? quand en a-t-elle pris conscience ? Est-elle vraiment coupable ?). Cette déstabilisation est accentuée par l’absence d’introduction (c’est-à-dire d’initiation) dans le film : l’action commence immédiatement, sans explications. Le thème du flash-back est répété comme autant de facettes d’un kaléidoscope au début indéchiffrable. Il s’agit de reconstituer doublement un crime : chercher l’auteur, chercher le mobile.
Cette logique de « reconstitution » fait penser au schéma de la série Columbo, où le spectateur, qui connaît la fin, se concentre sur les détails à la fois matériels et psychologiques de l’intrigue. Elle évoque des films célèbres, comme « Sunset Boulevard » où le narrateur n’est autre que… la victime flottant dans la piscine. En contrepoint, il n’y a pas de narrateur omniscient chez Demoustier, rappelant au passage le parti pris esthétique de Flaubert dans « Madame Bovary » : contrairement à la tradition des romanciers de l’époque, la narration de Flaubert exclut tout parti pris moral. C’est pour cette raison que Flaubert admet que les juges qui l’ont censuré sont ceux qui ont le mieux compris son œuvre. Flaubert, en ne prenant pas parti, est autant coupable que son héroïne. Madame Bovary, c’est moi écrit-il. On est prêt à parier que Stéphane de Moustier n’est pas loin de penser la même chose : Mélissa, c’est lui.
Suivant cette logique de « mise en miroir », le film multiplie les « inversions », comme l’image inversée dans le miroir. C’est la multiplication des flash-back, inversion du déroulement du temps. Ce sont les paradoxes de la situation : dans l’unité « deux », ce sont les prisonniers qui surveillent les gardiens, dixit la responsable de la prison, en ajoutant : tant que cela ne perturbe pas la vie du pénitencier… Cette situation, d’ailleurs, a fait l’objet d’un article de presse, qui, d’une certaine façon, officialise la situation (article de presse dont s’est sûrement nourri le réalisateur, comme si ce dernier éprouvait le besoin, dans une mise en abîme, de justifier son film à l’intérieur même de celui-ci). D’ailleurs, au tout début du film, répété dans le flash-back, le tueur s’adresse au témoin de la scène du crime, pour faire diversion, en précisant: « ne vous inquiétez pas, c’est le tournage d’un film… »
Autre inversion (ou perversion) ? Le commissaire, au début du film, n’est pas très motivé par la recherche du coupable. Le duo presque « comique » qu’il forme avec son subordonné – l’analyste vidéo – ajoute une dimension presque ironique à la situation. Après tout, le crime est un règlement de compte entre les « caids » du milieu, pourquoi se fatiguer à trouver le coupable ? Les deux principaux représentants de la loi, le Directeur de l’établissement pénitentiaire et le commissaire, ont tout d’abord une attitude « conciliante » avec la culture locale. Mais tous les deux font volte-face, et c’est le commissaire qui reproche maintenant à son analyste de ne pas être assez consciencieux (l’exploitation du film amateur) et la Directrice de l’établissement qui « tourne sa veste » en adoptant une attitude répressive (et c’est elle qui identifie l’héroïne sur les images de la vidéo de l’aéroport). Même les serviteurs de la loi de la République ne sont pas des figures immaculées.
L’inversion la plus symbolique est celle de l’arme : l’héroïne est une spécialiste des armes : elle sait remonter une arme cachée dans la boîte à outil et c’est le point de départ des événements qui vont conduire à son implication. Or, paradoxalement, comme dit le commissaire, elle va commettre un crime par le « baiser de la mort ». Le signe ultime de la fraternité, le baiser, va se révéler être la véritable « arme du crime ».
Le personnage du commissaire est peut-être, symboliquement, à côté du personnage de l’héroïne, l’autre personnage central du film. C’est le premier personnage qui apparaît sur les images du film. Il est un peu la caricature du commissaire « bonhomme », un peu « fainéant » comme le veut la culture locale. Pourtant, au-delà de ce caractère bonhomme, il porte toutes les contradictions et toute la violence du film : son réquisitoire moral contre l’héroïne du film, à la fin, doit être revu à l’aune de sa passivité initiale et elle symbolise toutes les contradictions de l’intégration « corse » : les compromissions de l’État qui laisse faire puis s’étonne des dérives font apparaître la situation de l’héroïne comme celle d’un « bouc émissaire » : pourquoi l’accuse-t-on d’un crime que l’État était prêt à classer sans suite puisqu’il s’agissait simplement d’un règlement de compte entre bandes rivales ?
Le cheminement de l’héroïne, finalement, aboutit au même raisonnement. Elle accepte implicitement la loi du milieu, d’une certaine manière, parce que le mode de vie de « l’unité deux », dans la prison, est le choix d’un compromis au nom de « l’intégration culturelle ». Elle et sa famille, en raison de leurs origines et du racisme ambiant du milieu corse, font face à un véritable enjeu d’intégration, voire « d’assimilation » puisqu’un baiser s’assimile à un crime, dans ce nouvel univers. Curieusement, ultime inversion, la prison est un lieu de paix dans la guerre des bandes rivales. Il y a un pacte de non-agression. La violence est dehors, mais pas dedans. L’héroïne trouve « les clefs » de son intégration dans le monde de la prison. La solution est dedans, pas dehors. Le jeu des clefs, ici, est symbolique. Avec un trait d’humour, encore, le détenu qui est libéré, et que l’héroïne raccompagne à la porte du pénitencier, n’est pas si heureux que ça de partir : désormais, il va lui falloir travailler. Clin d’œil corse à peine voilé. La prison est le monde inversé du dehors, son miroir. Il est le « microcosme », c’est-à-dire une image en miniature et en miroir du monde réel. « Le monde est petit ». La formule est sur les lèvres de presque tous les protagonistes.
Au milieu du film, comme un symbole, le commissaire, sans le savoir, croise le chemin de l’héroïne au moment même où cette dernière croise le chemin de Saveriu et sa mère, avec lequel elle a noué une relation d’amitié mais aussi de dépendance. Cette scène de « convergence » se déroule devant un tabac, c’est-à-dire le symbole de « l’économie de la prison », où les transactions se font en paquets de cigarettes. Cette scène est le symbole du « microcosme » qui est, dans le film, à la fois l’univers de la prison mais aussi l’insularité de la Corse et ses traditions identitaires.
Au début du film, d’ailleurs, le commissaire, dans sa voiture, recherche son paquet de cigarette. Or, la cigarette est aussi un symbole : c’est la dernière cigarette du condamné, celle que fume Joseph, avec l’héroïne, en attendant l’arrivée du futur condamné. Cette scène du film est d’ailleurs la clé pour comprendre le comportement de l’héroïne. Elle s’est rendu compte, à ce moment, que sa mission est d’être complice d’un crime. Son jugement moral lui fait renoncer, et elle décide de quitter l’aéroport.
Durant tout le film, d’ailleurs, l’héroïne apparaît comme un caractère fort. C’est elle qui mène le couple. C’est elle qui s’étonne, devant la Directrice, des facilités étranges qu’on accorde aux détenus (la Directrice attend toujours son climatiseur alors que les détenus installent déjà le leur). C’est elle qui brave les interdits en portant secours à Joseph sans tenir compte des rivalités de bande interne (on lui demandera si elle est « copine » avec Joseph, pour vérifier si elle peut aider le clan adverse à supprimer son leader, elle répondra qu’elle ne fait que son job de bon surveillant pénitencier).
Or, il n’y aura non pas une mais trois bascules dans le film. La première a lieu quand, par solidarité, elle décide d’aider Sevariu, de son propre chef, parce que le premier renseignement qu’elle lui a fourni s’est révélé inexact, le mettant dans l’embarras vis-à-vis de ses « commanditaires ». Cette première véritable « bascule » fait suite à l’épisode de la chanson « Mélissa » chantée par les détenus en son honneur. Or, cette scène marque son « intégration » à la communauté corse. Symbole de ce nouveau sentiment d’intégration : c’est le premier sourire qui traverse son visage, jusqu’ici très fermé, symbole d’une lutte permanente pour se faire une place dans son nouveau monde.
La deuxième bascule a lieu à l’aéroport, quand elle décide de partir avant l’arrivée de la « cible » qu’elle doit désigner.
La troisième bascule, c’est sa rencontre avec Joseph, qui, comme la rencontre d’Œdipe avec son père, à un carrefour tragique, est celle du destin. C’est Joseph, en effet, qui l’invite à rester. C’est Joseph, encore, qui l’invite à donner « le baiser de la mort » à la cible du tueur. L’hésitation de Mélissa, alors, prend tout son sens : elle sait que si elle cède à la « loi familiale », qui marque son entrée dans une nouvelle famille par le cérémonial du baiser, elle va en fait précipiter le mort de Joseph et de la cible du tueur. Elle demande donc à Joseph s’il est sûr de ce qu’il veut lui faire faire. La réponse de Joseph, alors, donne les clés de l’intégration sociale de Mélissa: tu fais partie de la famille, désormais, c’est ton destin que d’accomplir les cérémoniaux familiaux. Mélissa comprend alors qu’au-dessus de la morale publique, il y a la morale familiale. Cette « défausse » morale signifie, en définitive, que Joseph lui demande d’accepter les nouvelles lois du clan, qui, in fine, vont conduire à sa perte. On se rappelle alors les mots de Sevariu, plus tôt dans le film : tu n’es pas responsable des actes qui vont conduire au meurtre, c’est la loi du milieu.
Le film de Stéphane Demoustier ne veut pas être une plaidoirie ou une accusation : par son parti pris esthétique, il dénonce les ambiguïtés d’un système car sans cesse il entretient la perplexité du spectateur. Malgré tout, on peut s’interroger du risque qu’il fait courir au personnage réel, en cours de jugement, en faisant de ce personnage un objet artistique, voire un objet militant. Le film s’achève sur le départ du couple vers la métropole et sur une image du vélo de la fille, où se trouve dissimulée la rétribution du « contrat ». Cette fin « accusatrice » est cependant à relier avec le tout début du film, où l’héroïne rencontre Sevariu qu’elle a connu auparavant en prison en métropole. Or, Sevariu aurait dû être libéré entretemps, et elle s’en étonne. Or, dans sa discussion avec les commanditaires du meurtre, on comprend que l’héroïne a pu faire l’objet d’une machination qui a commencé dès la métropole, là où elle a rencontré Sevariu, premier instrument de cette machination. En effet, les commanditaires du meurtre lui demandent de perpétrer un second meurtre en prévision de l’arrivée d’un détenu qui n’est pas encore affecté à Borgo. C’est l’indice d’une continuité entre le monde carcéral de la métropole et du monde carcéral insulaire, pour ces commanditaires.
On comprend alors que pour briser le pacte de non-agression qui empêche la guerre des clans de se poursuivre dans la prison, les commanditaires aient pu cibler Melissa avant son arrivée à Borgo, par le biais de Sevariu. L’acte final de l’héroïne, qui décide de quitter l’île, est donc, symboliquement, l’acte de préservation de ce « havre de paix » paradoxal qu’est la prison de Borgo. C’est, en définitive, l’acte ultime du réflexe familial.