Synopsis : Le corps d’une femme est retrouvé au milieu de la steppe mongole. Un policier novice est désigné pour monter la garde sur les lieux du crime. Dans cette région sauvage, une jeune bergère, malicieuse et indépendante, vient l’aider à se protéger du froid et des loups. Le lendemain matin, l’enquête suit son cours, la bergère retourne à sa vie libre mais quelque chose aura changé.
Présentation Marie Annick Laperle
Peu de monde dans la salle pour ce film tourné en Mongolie, par le réalisateur chinois Wang Quanan. Mais les spectateurs présents n’oublieront pas les ciels indigo et les bandes de terre mongole embrassant la totalité de l’écran, s’étirant à l’infini. Pour ma part, je n’oublierai pas les scènes en apparence simples, que le cinéaste filme comme des scènes universelles dont la beauté vient de l’intérieur, en dehors de la volonté de produire « la belle image » : le corps nu d’une femme morte dans les hautes herbes de la steppe, les couleurs du ciel changeant avec les heures de la journée, la mise à mort d’un mouton ou le vêlage d’une vache, un arrêt de bus perdu quelque part sur une piste et sorti tout droit d’un tableau de Hopper, un flic qui danse autour du cadavre maintenant recouvert d’un drap, sur une chanson d’Elvis Presley « Love me tender », sans oublier les deux magnifiques scènes d’amour, éclairées à la lumière d’un feu ou de lampes frontales.
Six ans après avoir subi toutes les indélicatesses de la censure chinoise pour son sixième film « Au pays du cerf blanc », Wang Quanan choisit la Mongolie Extérieue, pays indépendant, pour filmer librement et nous livre un film lent, plutôt contemplatif qui donne le sentiment qu’il ne se passe pas beaucoup de choses. Pourtant, mon attention n’a cessé d’être mobilisée par la beauté des levers et des couchers de soleil, par la simplicité des scènes de vie quotidienne, par la mise en scène et par le portrait étonnant de cette femme des steppes insolite.
A partir d’un dispositif minimaliste, le cinéaste parvient à nous faire ressentir l’infinitude du temps et de l’espace, à resituer l’homme dans son rapport avec la nature et à engager une réflexion sur la vie et sur la mort. Les premières images donnent le ton : une voiture de police avance dans le noir, braquant ses phares sur une steppe jaune et déserte, soudainement traversée par des chevaux libres. Un des occupants du véhicule, des chasseurs parlant de chasse, dit : « ce que l’homme voit n’est pas toujours la réalité ». Deux tour de roue plus loin, le cadavre d’une femme surgit dans les phares. On ne saura rien de l’enquête et le meurtrier sera tout de suite retrouvé car le propos est ailleurs. Derrière ce cadavre, les policiers verront un drame passionnel avec souffrance et sentiments violents. La femme des steppes y verra le cycle de la vie. Le corps aurait pu se décomposer, l’herbe y aurait proliféré, les moutons s’en seraient nourris, l’homme aurait mangé le mouton. Et la femme morte aurait éventuellement pu se réincarner. Pas de quoi en faire un drame. Le regard que l’homme porte sur ce qu’il voit, créé sa réalité.
Le fait de filmer en plan large et de donner la priorité au ciel qui peut occuper quatre-vingts pour cent de l’écran, donne à voir des personnages dont la taille est réduite par rapport aux éléments naturels. Ce dispositif permet de voir l’histoire comme une scène de théâtre où les personnages ont des interactions mais avec une sorte de distance et de détachement. Nous aussi, spectateurs, nous avons un détachement, une sorte de recul sur les événements que nous voyons à l’écran. Ce recul permet des moments d’humour et une acceptation de notre dérisoire condition humaine.
Mais venons en à l’histoire de la femme des steppes et du jeune flic. On l’appelle Dinosaure, elle vit seule avec son troupeau et envoie paître son ami qui lui propose ses services d’étalon ou lui conseille de vite en trouver un autre que lui. Cette femme-là est une guerrière qui sait ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas. Elle s’est affranchie de bien des carcans liés à sa condition pour exprimer sa puissance sans faire d’histoires. Elle va d’abord endosser le statut de femme protectrice de la vie en venant protéger le jeune policier inexpérimenté, du froid et de l’attaque d’une louve. Maniant le fusil sans l’ombre d’une émotion, même après un coït inattendu avec le jeune homme, elle abat l’animal au troisième tir avec son intuition de femme qui sait sans avoir vu. Dans la scène d’amour mémorable qui précède, sous le regard bienveillant et la toison chaude d’un chameau de bactriane, à travers les flammes d’un feu bienfaisant et sous l’effet libérateur de la vodka, notre femme des steppes devient l’initiatrice à l’amour, malicieuse et décomplexée. Le jeune flic utilisé comme étalon de reproduction s’en verra transformé en homme capable de séduire la jeune policière stagiaire qui retourne à Oulan Bator. Mais pas avant d’avoir goûté l’ivresse d’une chevauchée nocturne à moto, illuminée de pétards lancés dans le ciel indigo. Quant à la femme des steppes, dont le rôle est tenu par une véritable bergère nomade, quelque chose a également changé pour elle. Elle a un œuf en elle. Elle est enceinte. Sa vache également qui va bientôt mettre bas. C’est le moment d’appeler Orgil pour qu’il l’aide. La scène se déroule dans un clair obscur digne d’un tableau de maître flamand, à la lueur des lampes frontales des deux protagonistes. Après la scène de la mise à mort du mouton, c’est celle de la naissance, de l’accueil d’une nouvelle vie. C’est le moment de dire à Orgil, toujours amoureux et qui vient de lui offrir un œuf de dinosaure fossilisé, qu’elle aussi a un œuf dans le ventre. S’en suit une scène d’amour à la fois réaliste et magique, filmée également à la seule lumière des lampes frontales des deux personnages et dont les halos s’agitent dans le noir, comme si leurs deux âmes dansaient dans la nuit.
Le film s’ouvrait sur une scène de mort, il s’achève sur une promesse de vie. Entre les deux il y a l’amour. Il y a la vie. La femme est celle qui en assure la continuité, qui la perpétue. Objet de trafic par cupidité, l’oeuf de dinosaure est ici le symbole d’une origine antédiluvienne et d’un monde disparu. Il rappelle la menace de disparition qui pèse sur le mode de vie des nomades mongoles. Dans ce monde traditionnel, la technologie a fait irruption avec la moto, le portable, les tests de grossesse et la pilule avortive. Un avion qui traverse le ciel et au loin la cheminée qui fume d’une usine viennent signaler que le monde fourmillant des villes et de l’agitation n’est pas loin. L’oeuf, présent dans bien des civilisations anciennes est aussi le symbole de la naissance du monde. Il est le symbole universel qui représente la vie à venir et qui en éclot. C’est la naissance et la régénération du cycle de la vie. Par sa forme ovale, il suggère l’infini.
Marie Annick
Ton commentaire est magnifique et je regrette encore plus de n’avoir pas pu le voir mardi. Et le grand écran semble indispensable …
Alors quand, où rattraper ce film manquant ?