Avec Paolo Pierobon, Giuseppe Battiston et Fabrizio Ferracane
Titre original : L’Ordine delle cose
Distributeur : Sophie Dulac
Synopsis : Rinaldi, policier italien de grande expérience, est envoyé par son gouvernement en Libye afin de négocier le maintien des migrants sur le sol africain. Sur place, il se heurte à la complexité des rapports tribaux libyens et à la puissance des trafiquants exploitant la détresse des réfugiés.
Au cours de son enquête, il rencontre dans un centre de rétention, Swada, une jeune somalienne qui le supplie de l’aider. Habituellement froid et méthodique, Rinaldi va devoir faire un choix douloureux entre sa conscience et la raison d’Etat : est-il possible de renverser l’ordre des choses ?
La fin d’un film ou d’une oeuvre littéraire vaut souvent par trois aspects : comme dénouement d’une histoire, aboutissement logique ou surprenant d’une dynamique narrative ; accomplissement plus ou moins dramatique du héros – à moins qu’il ne s’agisse se sa faillite attendue, ou, à tout le moins, expression de sa psychologie ; explication d’une thématique philosophique, justification ultime d’une atmosphère dans laquelle aura baigné le spectateur ou le lecteur et qui traduit au fond l’ethos de l’écrivain, son intention consciente ou inavouée. Dans tous les cas, quelque sens que l’on en privilégie, le dénouement nous séduira d’autant plus qu’il apparaîtra à la fois comme totalement imprévisible à la conscience plongée dans l’illusion romanesque, la fameuse « suspension volontaire de l’incrédulité » chère à Coleridge, et profondément cohérent, à y bien réfléchir, à revoir, à réinterpréter des indices qui anticipaient, annonçaient ce qu’on ne voulait ou savait pas voir. A ce jeu d’anticipations et de relectures, de prolepses et d’analepses, on reconnaît – me semble-t-il – une grande oeuvre : en tout cas, cette logique déceptive, cette évidence différée et pourtant inexorable pourrait être un critère déterminant de qualité et surtout de dialogue d’un film avec ses spectateurs.
A cet égard, le 3ème opus d’Andrea Segre, « L’Ordre des choses », est assurément un grand film. Je dois être resté naïf, voire fleur bleue car je croyais vraiment que le héros, ce super-policier italien travaillant pour son pays et l’Europe, à contenir, voire à maintenir les migrants y arrivant en Lybie, irait jusqu’au bout de sa compassion active pour la jeune Swada, réfugiée somalienne dont le frère est mort, enfermée dans un centre de détention (bien plus que de rétention), qu’après avoir écouté les supplications de la jeune femme, volées aux surveillants (au destin ?) lors de ses deux visites, être de son propre chef entré en relation avec elle sur Facebook et par Skype, il l’aiderait à partir, à retrouver son mari en Finlande. Prenait-il donc tant de risques, même si l’on pouvait le faire chanter, d’autant qu’il était allé assez loin avec le chef plus ou moins mafieux de ce centre, qu’il avait menacé le responsable des gardes-côtes de dénoncer ses compromissions, fait preuve d’une apparente fermeté lors d’un repas d’accueil en Tunisie face à un chef de clan, un seigneur de la guerre dans ce pays totalement livré à lui-même depuis la chute de Khadafi et qui, n’acceptant pas le diktat d’un fonctionnaire européen, avait quitté la table ? On se surprenait à espérer que le professionnalisme certes assez froid mais justement efficace de ce flic un peu hors norme, ou en tout cas spécialisé, pourrait bousculer « l’ordre des choses », un ordonnancement strictement humain et pour cela même modifiable (ou modulable) – et non un destin irrémissible derrière lequel s’abritent certes les lâches et les indifférents mais que le volontarisme politique, l’activisme militant et la prise de conscience citoyenne devraient pouvoir retarder ou infléchir, au moins pour quelques individus, pour un homme, une femme…
Le cinéma, n’est-ce pas, c’est d’abord une histoire qui nous embarque, ou par quoi on se laisse ravir, aux deux sens du terme, dans une illusion romanesque et parfois même, comme ici, éthique et humaniste ? Car enfin, même si l’on n’aime pas trop, en cinéphile averti qu’on se pique d’être, les happy end forcément artificiels, on s’identifiera d’autant mieux au personnage que le film fictionnalisera son parcours, mettra en scène sa souffrance, parlera à notre puissance d’empathie. Et puis, entre nous, ça ne mangeait pas de pain de sauver cette jeune Somalienne, ça semblait s’inscrire dans le droit fil des émotions et des actes de plus en plus généreux de ce policier écœuré par la corruption et la violence ambiantes, demandant à voir le (frère ?) mort enfermé dans une cellule, dont le corps porte visiblement des traces de coups. Et puis l’allure à la fois un peu passe-muraille et assez martiale de ce fonctionnaire trop zélé arpentant les couloirs du centre de détention-panopticon, que surplombent ces cages de fer où des hommes fuyant la misère, la torture et la guerre, sont triés, entassés, battus à coups de matraque…N’avait-il pas enfin un côté justicier solitaire ? Convoqué par ses supérieurs, son ministre de tutelle obsédé par les seuls chiffres des réfugiés retenus sur les côtes libyennes et ce sous-fifre, ce petit chef renchérissant sur la vérité officielle à vendre aux médias, ne sentait-il pas sourdre en lui, et nous aussi, une colère froide, figée en rictus ironiques, en formules cyniques et lapidaires ? Car enfin quelle absurdité que d’aider les Lybiens, au nom de l’Europe, à « confiner », voire à repousser les réfugiés, au mépris du principe de non-refoulement et de ces droits de l’homme dont l’expression revenait souvent sur ses lèvres, de façon certes un peu convenue, mais non moins sincère sans doute ! Financer mafieux, gardes-côtes, chefs de guerre et gouvernement fantômes pour que les réfugiés ne viennent surtout pas en Europe, même si l’on peut comprendre que l’Italie ne pouvait pas « assumer », selon une formule bien commodément politique, « toute la misère du monde » !! Avait-on oublié les accords passés par l’Europe avec le Turc Erdogan, les réfugiés vendus à un dictateur ?
Oui, le policier Rinaldi allait enfin faire quelque chose pour cette femme, pour la beauté du geste et le plaisir de la trop-bien nommée fiction, d’autant qu’il avait été interloqué (mais étrangement pas si affecté que cela) par la démission de son collègue (joué par Olivier Rabourdin), démission sans doute incongrue (car on ne peut plus agir de l’intérieur sur le système qui ne nous pervertit pas bien sûr…), de ce collègue fatigué de cette situation absurde, de ce travail ubuesque, de cette « banalité du mal », pour parodier Hannah Arendt dans son Eichmann à Jérusalem, référence morale et politique pour notre cinéaste Andrea Segre.
Bien sûr, on était un peu gêné, en même temps qu’amusé par la maniaquerie du personnage, obsédé par la tenue de son gazon, mieux par la rectitude de la tonte, par cet escrimeur en chambre, s’exerçant sans cesse sur sa console, et même dans sa suite d’hôtel, un guerrier déjà mûr pour se révéler un jour, confessant à sa fille dans l’habitacle douillet et tragique d’une voiture qu’il se sentait un peu responsable de la mort d’un réfugié. On s’était senti agacé par son côté obsessionnel qui le poussait à remettre en place, et bien d’équerre contre sa grille, la poubelle du voisin mais on s’était dit, avec une intuition fulgurante, qu’il fallait sans doute y voir un signe, la marque d’un intérêt pour les autres, se manifestât-il de façon assez ridicule. Un homme préoccupé par la poubelle du voisin ne peut pas être un mauvais homme ; et les petits ruisseaux font les grandes rivières. Et puis la rectitude géométrique n’est-elle pas une métaphore de la droiture morale ? Une autre image pourtant nous revenait en tête, celle du père de Neil, l’adolescent épris de théâtre, ce père interdisant à son garçon dans Le Cercle des poètes disparus de Peter Weir de pratiquer une activité aussi futile, de frayer avec un professeur aussi subversif : on se souvenait soudain que, la nuit même du suicide de son fils pourtant adoré, il avait comme chaque soir soigneusement disposé ses pantoufles, bien parallèles, le long du lit. Oui, mais c’était un autre film – et un homme aussi complice de ses enfants, de son fils lui aussi escrimeur, si amoureux de sa femme, contemplant en esthète avec elle dans un musée le portrait pour nous prémonitoire (on le comprend après coup) d’une jeune fille guillotinée pour avoir tué son père incestueux et violeur ne pouvait que faire le bon choix, celui de la conscience, qui aurait juste un peu brouillé le bonheur d’une famille bourgeoise, terni épisodiquement les purs reflets d’une enfilade de baies vitrées.
On n’y croit pas ! Certes, il avait promis à son correspondant libyen une réponse pour Swada. Et, comme il est un fonctionnaire zélé, il tient ses promesses, en tout cas les promesses formalistes, celles qui n’engagent pas, ou juste la conscience professionnelle. Il appelle – on n’y croit pas – pour dire de laisser Swada à ses geôliers, de ne pas poursuivre, de ne pas acheter le chef du centre pourtant si vénal, bef, de renoncer au bonheur finlandais de la jeune femme.
On n’arrive pas à croire à cette faillite d’une conscience, dans ce débat épique, digne d’Antigone, entre raison d’Etat et loi du cœur, abâtardi en oscillation entre conscience professionnelle et bonne conscience compassionnelle. Et si c’était finalement l’attitude même de l’Europe face aux réfugiés, de la France si avare de son aide contrairement à l’Allemagne d’Angela Merkel lors de l’afflux syrien des années 2015-2016 ?
Au fond, on ne change pas : on ne fait que se modifier temporairement.
Et toute fin, si rageante qu’elle paraisse, est, dramatiquement, psychologiquement, philosophiquement,…terriblement prévisible.
Un grand film
Claude