Compartiment n°6-Juho Kuosmanen

Compartiment n°6

Les lecteurs du beau livre de Rosa Liksom seront surpris des changements de trajectoire opérés par le scénario et il ne s’agit  pas seulement de la destination du train.  Au demeurant, il y a ce que peut une caméra et ce que peut un livre. Aucun livre ne peut traduire à chaque instant, l’émotion d’un visage, aucun film ne peut nous livrer la pensée d’un être. Au cinéma, on est comme dans la vie, on ne peut connaître la pensée de l’autre, ni l’usage qu’un personnage peut faire de son imaginaire. Dans le roman, Laura se remémore, observe les paysages, les lieux et les choses pour mieux se couper des diatribes de son encombrant voisin. On pourrait développer sans doute plus habilement et plus amplement ces choses, disons alors que la transposition d’un roman en film est heureuse lorsqu’elle restitue l’air de famille, l’esprit du livre tout en formant un objet unique, autonome et beau. Ici c’est le cas. On peut imaginer que Rosa Liksom et Yuho Kuomanen sont également fiers de cette réalisation de Compartiment  n°6.

Il y a dans ce Compartiment n° 6 des manifestations d’ironie, d’abord il y a par deux fois, cette chanson « Voyage, voyage de Desireless » qu’on peut entendre à la fois aussi bien comme une belle chanson  que,  compte tenu du sujet, une forme de dérision.

Une autre marque d’ironie c’est l’usage prétexte des pétroglyphes, la prétendue intention du voyage qu’ils occasionnent. Dans le roman, ils interviennent page 148, en passant. Dans le film immédiatement, mais on se doute que les pétroglyphes comme objet de visite ne valent pour Laura que par le contexte imaginaire dans lequel elle désire les voir… En amoureuse avec Irina ! Mais Irina prétexte ne pas pouvoir l’accompagner et le film prend alors une autre direction.

Et sans doute y a-t-il aussi une ironie de l’Histoire dans cette histoire : Dans le livre, pour les voir il faut se rendre à Oulan-Bator, dans le film c’est à Mourmansk, or les pétroglyphes les plus proches pour Laura cette Finlandaise sont ceux du lac Onéga, en Carélie, cet ex-territoire finlandais !

J’ai échangé avec un critique de critikat qui assurément n’aime pas ce film et qui à l’un de mes commentaires me répond ceci : « la linéarité du propos me paraît assez bien justifier le terme d’ »odyssée personnelle » tout souligne lourdement ces analogies entre parcours physique et reconstruction émotionnelle, déconstruction d’un couple et formation d’un autre, recherche d’une vérité intime dans un environnement glacial et inhospitalier ».(1) Tout est contenu dans « lourdement », ce que le critique comprend avec justesse, il le trouve lourd et je trouve ça dommage.

D’autres critiques apprécient le travail d’acteurs, traversés de milles sentiments. Regardons quelques traits de la situation en jouant quelques citations de critiques et du réalisateur:

« L’auteur joue de cette ambivalence au premier arrêt à Saint-Petersbourg. La tentation de rebrousser chemin n’est freinée que par un coup de fil passé à Irina qui empêche de reprendre le chemin de Moscou. Le sentiment de ne pas être désirée est plus fort que la peur de la solitude. La beauté intervient quand Laura décide enfin de lâcher prise, d’abandonner son malheur sur une route enneigée au milieu de nulle part, pour enfin embrasser l’instant » Le bleu du miroir…

Seidi Haarla dans le rôle de Laura

De sa relation avec Irina, sa maîtresse : « Dès les premières scènes, le malaise entre elles est perceptible, tout semble indiquer qu’Irina veut se débarrasser d’elle pour se retrouver seule dans son appartement. Plus qu’une relation saine, le regard d’Irina est une addiction, un moteur qui a tout de toxique. Le mal-être infiltre chaque plan de cette première moitié de film où jamais le sourire de Laura ne vient émerger de son visage qui reste inlassablement fermé. (Le bleu du miroir) »

En ne l’accompagnant pas à Mourmansk, Irina envoi Laura promener, en quelque sorte ! Laura prendra tout doucement conscience de la situtation en voyage. Cette « promenade » devient alors une sorte de rituel de passage. (Franchement troublé par Lihoa son compagnon de compartiment.)

Irina c’est cette fille avec qui elle a eu des rapports affectifs et sexuels, mais aussi de dépendance, elle a un bel appartement, fréquente des artistes, fait la fête, elle est cultivée. Laura est un peu décalée dans ce contexte.

Irina me fait songer à Emma dans « la vie d’Adèle »de Kechiche, et Laura me fait songer à Adèle, la dissymétrie dans la relation de l’une à l’autre est très voisine : Laura ne songe qu’à exister dans les yeux d’Irina qu’elle admire. Le long voyage qui la mène à Mourmansk, lui fait prendre conscience de la nature de cette relation.

Cependant le film n’est nullement introspectif, car le compagnon de compartiment de Laura c’est Lihoa. Lui, c’est l’extraversion même, la grossièreté en plus. Quand Laura et Lihoa se rencontrent dans un train pour Mourmansk, ils s’insultent dès les premiers mots.

« Tout semble donc joué dès la première scène. Au moment où Laura rentre dans le compartiment et découvre son compagnon de voyage, un homme aux traits durs et au crâne rasé, assommé par la vodka » (le bleu du miroir).

Yuriy Borisov dans le rôle de Lihoa

Avec  l’arrivée de Lihoa, nous changeons de référence cinématographique, nous nous rapprochons de « Drive my car » de Ryusuke Hamaguchi par ce hasard qui conduit des personnages nullement faits pour se rencontrer, à coexister. L’écart qu’il y a d’Irina à Laura est symétrique à celui qui sépare Laura de Lihoa, c’est une autre forme d’ironie, car elle n’en est pas consciente. D’autant moins consciente qu’elle se croit encore sous la protection bienveillante de son amante. Et là, citons Juho Kusmanen, qui est excelle dans les jeux de miroir (ceux qui ont vu Olli Maki le savent déjà )

« Pendant le voyage Laura se rend compte qu’elle est en fait un peu comme Ljoha, maladroite et solitaire ».

« Pour moi, cette histoire parle beaucoup de connexion et je pense que Laura et Ljoha partagent quelque chose de plus profond qu’un besoin sexuel. Ils sont plus comme des frères et sœurs qui se seraient perdus de vue depuis longtemps. J’aime à penser qu’ils partagent les mêmes sentiments non exprimés. C’est plus comme s’ils avaient eu la même enfance que les mêmes convictions politiques ou autres. Ils sont connectés à un niveau émotionnel, mais ils n’ont pas les mêmes références culturelles.

Je pense que l’histoire traite aussi bien de la rencontre avec l’Autre que de la plongée en soi-même pour tenter de comprendre et d’accepter qui l’on est. Ce ne sont pas deux thèmes qui s’excluent mutuellement, car lorsque vous rencontrez quelqu’un de nouveau, vous avez la possibilité de recommencer, de prétendre être ce que vous aimeriez être.

Cette idée de rencontrer l’Autre et de renoncer aux idées pré́établies que nous avons les uns sur les autres est certainement une des clés d’un monde meilleur. »

D’ailleurs ce film est comme inséré dans une sorte de parenthèse ironique, Lioha demande à Laura : comment dit-on je t’aime en Finnois ? « haista vittu » (va te faire foutre) lui répond-elle. À la fin du film Lihoa écrit maladroitement sa déclaration d’amour à Laura : « haista vittu » lui écrit-il. La dernière image, c’est le sourire de Laura, sans doute songe-t-elle qu’au moment où elle lui disait va-te-faire foutre, c’était exactement à son insu, ce qu’il lui arrivait. Et alors elle songe que celui qui lui écrit va te faire foutre, c’est celui qui veut se rapprocher d’elle.    

PS 1 : les critiques citées sont pour le bleu du miroir ne sont pas signées, pour Critikat la citation est de Etienne Cimetière-Cano.

PS 2 : De la critique d’Etienne Cimetière-Cano, je retiens ce superbe passage :  « le voyage se ressent enfin dans toute sa poésie nostalgique, à l’image de ce très beau plan hypnotique filmé à l’arrière du train de nuit, alors que les rails s’éloignent sous la neige et le brouillard, et que résonne un monologue de Laura. Le film s’oublie alors pour un temps, s’abandonnant à la contemplation du paysage glacé et au plaisir d’un temps suspendu. » J’avais éprouvé cette même sensation de beauté, mais en aucun cas ne l’aurais aussi bien dit ! 

Tous mes voeux de bonne année accompagnent ce film!

Georges

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