
« Ne me fais pas mal », supplie dans un mélange de frayeur et de ravissement Ginia (Yile Yara Vianelle) s’abandonnant enfin à Guido qui lui offre sa première fois dans une scène d’une infinie tendresse et d’une sensualité haletante où le spectateur épouse avec empathie, sans voyeurisme, la montée tremblante du désir, la respiration oppressée de la jeune femme à mesure que le jeune peintre la dévêt avec une sûre lenteur pour s’unir bientôt à elle : à son regard chaviré on peut se demander si elle a vraiment éprouvé du plaisir ou si elle n’exprime pas le vague dépit d’une défloration sinon un peu rude, tout au moins rapide de la part de Guido trop empressé… »Une virginité qui se défend » – explique Laura Luchetti, réalisatrice du superbe « La bella estate » (2023), inspirée du roman de Cesare Pavese qui, selon la cinéaste, « parle si bien de sa jeunesse, de cet âge où tout est possible, et tout est effrayant. » Cette nuit d’amour, la discussion étonnée qui suit la rencontre n’en couronnent pas moins une attente diffuse, et, grâce à l’autre, une découverte de soi jusqu’ici cantonnée au reflet dans un miroir, au bain prolongé – une attente impatiente, exaspérée parfois aussi dans les questions à une amie : « comment fait-on l’amour ? quand ferai-je enfin l’amour ? » « Cela viendra en son temps » – lui répond-on.
C’est peut-être une autre scène qui est la plus touchante et qu’on ne peut s’empêcher de mettre en regard de la première : la scène de danse entre Ginia, cette jeune couturière blonde dont nous suivons à Turin en 1938 les émois amoureux et la confection experte d’une robe mordorée et Amelia (Deva Cassel), ravissante brune, Muse et modèle des peintres, qui pose nue, multiplie sans doute les liaisons et fascine Ginia, ouvrière et laborieuse artisane en lui ouvrant le monde de l’art et de la bohème, après lui avoir insufflé la libération du corps dans un plongeon lacustre en petite tenue, devant des étudiants mi-ravis, mi-choqués, lors d’une partie de campagne, d’un déjeuner sur l’herbe dignes de Renoir ou Monet. Les deux femmes dansent ensemble sous la caméra caressante de Diego Romero Suarez Llanos, bercées par la chanson de Sophie Hunger « Walzer fûr Niemand » : la petite frêle Ginia, dont la timidité, la peur d’aimer, l’errance sentimentale et sexuelle nous bouleversent, s’approche d’Amelia, l’étreint puis, au lieu du baiser attendu, se love contre sa poitrine. Union rassurante quoiqu’inaboutie – tendresse amicale ou pulsion homosexuelle, qu’importe ! – on comprend où va la préférence de Ginia qui avait pourtant connu l’union charnelle avec Guido.
Au-delà du désir intemporel d’être vu et représenté, qui trouverait selon Laura Luchetti un écho moderne dans les réseaux sociaux, le film épouse cette alchimie du désir, cette valse-hésitation du cœur et du corps que condenserait bien la scène où Ginia pose enfin nue pour l’ami peintre d’Amelia, observée de dos par un autre artiste et éprouvant la honte de voir surgir aussi Amelia. Elle est allée jusqu’au bout de sa démarche mais elle a négligé son travail, est arrivée en retard, s’est fait renvoyer : elle retrouvera toutefois une place auprès de sa patronne compatissante mais exigeante après lui avoir écrit une longue lettre d’excuses et d’explications sur son attitude mais devra, pour prix de sa légèreté, recommencer à zéro, travailler à la buanderie avant de redevenir l’habile couturière qu’elle était.

Dans cette chronique sociale en pointillé d’un couple émouvant, la fratrie, Ginia et son frère Severino, étudiant désenchanté, apprenti écrivain – tous deux venus de la campagne pour réussir à la ville, partageant une glace comme la pauvreté, s’épaulant, s’inquiétant d’un retard, d’une absence, d’une dérive possible de l’autre sans pourtant juger, Luchetti a également dessiné un arrière-plan historique : l’Italie de 1938, les chemises brunes – devant lesquelles tout le monde s’écarte dans le tramway, les bustes de guerriers, ce bâtiment monumental avec ses longs couloirs, ses grandes pièces, qui abrite l’atelier de couture : on songe à Vincere, de Marco Bellochio. La beauté du film tient sans doute au contraste entre ce cadre froid, dictatorial, prémonitoire de la guerre, et la mélancolie de cette histoire d’amour, la douceur de la nature, la beauté des couleurs – on songe aux superbes costumes de Maria Cristina La Parola.
La nature y est aussi un personnage à part entière, qui encadre l’histoire, au début et à la fin, avec ces échappées impressionnistes, ces plans rapprochés ou gros plans sur les personnages, un visage au bord de l’eau, ses inserts sur une abeille, un écureuil, un tapis de mousse. Et pourtant la mort rôde, avec la syphilis qui témoigne, s’il en était besoin, de la fragilité d’Amelia, la femme épanouie qui aura révélé à elle-même Ginia, qui lui aura appris à aimer, à s’aimer surtout et dont la silhouette, à moins que ce ne soit le fantôme (se dirigeant vers la gauche, comme le remarquait Marie-No lors du débat), apparaît dans la promenade finale au bord de l’étang. (Ces scènes ont été tournées près des lacs d’Avigliana et de Carignano, et la lumière du chef opérateur Diego Romero Suarez Llanos est superbe).
Valse ultime, procession mortuaire (Pavese ne s’est-il pas donné la mort un 27 août 1950 ?), ou parenthèse enchantée d’un « bel été » ?
Claude
