Journal de bord de Prades (par Claude)

Dimanche 20 juillet, 17 h 00
On vous croit a pour moi été le choc le plus impressionnant des Ciné-rencontres, un véritable film coup de poing, pour le thème crucial qu’il aborde – la souffrance d’une mère voulant arracher ses enfants à un père désireux d’en obtenir la garde – pour le jeu bouleversant de Myriem Akheddiou face à une justice formaliste et désincarnée par son souci d’objectivité plus que d’humanité et ce huis clos étouffant dans lequel le spectateur se sent enfermé avec l’héroïne pour un plan-séquence de 55 mn dans le bureau du juge des affaires familiales. Il me faut remonter au terrible Jusqu’à la garde de Xavier Legrand mettant en scène un père violent ou à L’ Amour et les Forêts de Valérie Donzelli sur l’emprise « amoureuse » d’un homme sur une femme pour retrouver une telle émotion mêlée de colère et de sidération. On ne s’étonnera pas que ce film, mention spéciale section Perspectives du 75ème festival de Berlin, à la dimension quasiment documentaire, qui concourait avec cinq autres premiers (ou seconds) films du cinéma européen pour le prix du public Solveig Anspach ait remporté cette compétition du festival : les réactions des spectateurs à l’issue de la projection, les impressions des amis cinéphiles lors de discussions informelles ont donné le sentiment, alors qu’on n’en était le dimanche qu’au 2ème film, d’un consensus immédiat et d’un plébiscite à venir face à une telle intensité dramatique dans le traitement d’un sujet à la fois intime et sociétal hautement inflammable, les violences intra-familiales et le drame de la séparation. Quiconque a connu cette expérience douloureuse, avec l’enjeu émotionnel et existentiel des enfants, non seulement comprendra mais surtout épousera les sentiments d’Alice, cette mère écorchée vive, qui doit paradoxalement moins émouvoir ou persuader que convaincre, apparaître comme une personne aussi calme que possible, assez maîtresse d’elle-même pour assumer l’éducation de Lucia (17 ans) en révolte et d’Etienne, le garçon de 10 ans qui se pelotonne contre sa mère et semble se murer dans le silence et la haine de son père. On songe à cette scène terrible où la mère, arrivée avec ses enfants en une ouverture fiévreuse, caméra à l’épaule, digne des frères Dardenne, découvre bientôt qu’on les a isolés dans une petite salle et s’effondre, prise d’une violente crise de nerfs.

Dès lors, le remarquable titre du film, « On vous croit », fait signe non seulement vers l’importance de la parole, qui est action, et du dialogue, la seule action comme au théâtre, mais surtout vers la froideur sans doute inévitable mais non moins glaçante de la justice qui se fait écho et réceptacle des témoignages, des discours (de la mère, du père, de leurs avocats respectifs et de celui des enfants) dans le bureau de la juge aux murs blancs et aux larges baies vitrées – une transparence laiteuse qui garantit la neutralité de la justice mais suggère aussi l’impersonnalité de l’institution qui se doit d’être aussi technique (si l’on peut dire) et détachée que possible de l’affect et de la passion dans la situation la plus intime et la plus paroxystique qui soit : le couple, les enfants, la famille. Quoi de plus terrible en effet que de voir son intimité ainsi étalée et de devoir pourtant rester digne, aussi économe de parole que possible (selon l’adage bien connu : « tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous ») quand vous affrontez le mensonge ou la manipulation sur les conseils d’un homme de loi parfois peu scrupuleux prêt à tout pour défendre son client ? Quand le père, qui nie en bloc les accusations d’inceste, essaie finalement d’acheter ou de recouvrer l’amour de ses enfants par un cadeau, un jouet que, symboliquement, la mère lui fait « rengorger » dans les toilettes, que l’avocat des enfants évoque l’absence de preuves des violences subies – tout tenant à la parole des enfants et de la mère. Quand votre vérité intime, la vie d’un couple qui fut aussi et d’abord amour et bonheur d’être parent, semble se réduire au délitement du désir qui en marqua la fin et au combat de la mauvaise foi et de l’amour-haine qui en scellent l’exaspération mortifère…!

« On vous croit » : ce titre, avec le pronom indéfini « on », marque bien l’impersonnalité de la justice car qui ce « on » recouvre-t-il exactement : le juge, les avocats, l’ex-conjoint(e), les proches parents, les enfants, l’opinion publique ? Il suggère aussi que tout est une affaire d’écoute, mais paradoxalement moins du côté de celui qui écoute (souvent filmé en contrechamp pendant la prise de parole de son interlocuteur) que de celui qui doit parvenir à se faire écouter et entendre et qui, à vif, est pourtant à la fois le moins et le mieux à même de le faire : d’un côté, en effet, la nervosité d’Alice peut la faire passer pour hystérique ; de l’autre, en tant que mère, elle sait d’instinct ce qui est bon pour ses enfants et quel danger ils courent… (Charlotte Devillers dit avoir voulu faire ressentir au spectateur par les sensations, d’autant qu’elle est infirmière de formation et connaît les pathologies, notamment respiratoires, en lien avec le traumatisme). « On vous croit » comme un léger agacement ou l’ultime protestation de celui qui vous laisse parler après avoir mis votre parole en doute ou en balance avec celle de votre adversaire, quand bien même vous êtes absolument sincère et dans le vrai : le père démissionnaire et infidèle n’avait-il pas mis en cause la mère ? Et les avocats de chaque partie n’ont pas forcément une vision globale des procédures… Pas plus qu’en politique, il n’y aurait pour la justice de vérité mais une confrontation d’opinions, de vérités particulières dont doivent surgir une conviction et un verdict sur la base de la croyance la plus plausible ou la mieux étayée. « On vous croit » comme la réponse finale, tant attendue, de la juge face à la parole des enfants et qui fait écho, fort juridiquement, au sous-titre du rapport de la CIIVISE (commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles), co-présidée par le juge Edouard Durand, auteur de Défendre les enfants, « croire l’enfant, c’est un principe de précaution : VIOLENCES SEXUELLES FAITES AUX ENFANTS : ON VOUS CROIT ». Cette parole des enfants, le petit Ulysse Goffin, qui joue Etienne, ne la connaissait pas au début du tournage car les réalisateurs craignaient de le traumatiser mais devant son insistance, ils ont dû finir par lui expliquer ce que le personnage du père avait fait… Ce scrupule artistique peut s’expliquer par la volonté de centrer ce film sur la mère et de respecter la parole des enfants en préférant la fiction au documentaire : mimer le réel, ce serait en effet montrer que, trop souvent, on demande au petit de répéter son témoignage sur les violences sexuelles qu’il a subies comme si l’on mettait en doute sa parole. Et quand ce n’est pas la mère seule qui reçoit le choc de ces mots, c’est à six ou sept personnes que l’enfant doit parler avant de recevoir un « oui, je te crois ».
Les conditions même de tournage du film, en 13 jours, le format « carré » de l’image (le 4/3) le double statut de la co-cinéaste, professionnelle de santé spécialisée dans l’aide aux victimes de violences sexuelles, l’incipit in medias res avec une mère essoufflée et en larmes (les enfants hors-champ), la présence de vrais avocats aux côtés des acteurs professionnels, créent un sentiment d’urgence et confèrent une dimension profondément authentique et quasiment documentaire à cette oeuvre vendue dans 30 pays, primée par un grand prix et le prix du jury jeunes de Marseille et le prix du Sang Neuf du festival du polar de Reims : c’est bien d’un véritable thriller psychologique et judiciaire qu’il s’agit. Plissement d’yeux, larmes affleurant à tout moment mais longtemps contenues, mouvements convulsifs des lèvres – Myriem Akheddiou impressionne et bouleverse dans ce cadrage serré, dans un plan fixe sur son visage de près de 15 mn, les trois caméras utilisées glissant de l’agresseur vers la victime et l’acte. L’actrice incarne une remarquable et bouleversante réappropriation de la parole et de l’émotion, de l’exaspération initiale face à son fils ingérable (qui peut paraître hystérique à un esprit machiste et malveillant) à l’émotion contenue mais à fleur de peau en passant par les conseils de son avocate pour argumenter plutôt qu’attendrir, convaincre plutôt que persuader.
Le tribunal est en effet la scène de ce drame, de cette action resserrée grâce au format carré de l’image, qui se joue dans le hall, avec le désespoir de la mère ne voyant plus ses enfants, les bruits de couloir, la fuite du garçon dans la salle des pas perdus, avant que le bureau de la juge ne serve de huis-clos étouffant où se joue le sort des enfants et d’Alice d’autant plus sensible à la demande de contact régulier du père absent depuis deux ans qu’elle travaille au planning familial et connaît bien toutes ces problématiques…Dans ce bureau, où la parole des enfants n’est pas entendue (sans doute l’a-t-elle été avant), la parole de la mère va être longtemps différée, le temps d’écouter les avocats et de créer ce suspense nécessaire, l’effet d’attente dramatique pour que le discours maternel, sanctuarisé, enfin s’organise, que la colère et la souffrance se décantent et se libèrent. Pas de flask-back ici ni de dialogue trop explicatif, un huis-clos en temps réel avec le monologue d’Alice, ce plan-séquence de 25 mn. La question des faits reprochés, de la culpabilité du père, de la relation entre les parents qui a pu amener une dérive aussi criminelle, tous ces éléments factuels (si l’on peut dire dans un domaine aussi délicat) sont occultés au profit d’un affrontement psychologique entre les deux camps et de sa résolution « officielle » grâce à la bienveillance de la juge. Le spectateur ressent le malaise de la mère obligée de partager la même pièce, de côtoyer même le père violeur – violence systémique de l’institution judiciaire toutefois atténuée ici par la fiction qui épargne au public la répétition sans fin du même témoignage que n’eût pas forcément évitée un documentaire.

Ce film belge, répondant à un appel à projet pour tourner en conditions légères, en effet, questionne le système judiciaire : faut-il privilégier la présomption d’innocence (en l’occurrence celle du père, non encore avérée) ou le principe de précaution, pour la protection des enfants ? A en juger les statistiques, la situation de maints enfants au sein de la famille, cocon censément protecteur, fait froid dans le dos : 10 à 20 % des enfants dans le monde et 160 000 enfants en France, soit 3 enfants par classe, 1 enfant toutes les 10 mn sont chaque année victimes de violences sexuelles. Dans 83 % des cas, l’agresseur est un membre de la famille, les pères dans 27 % des cas. Plus incroyable, une plainte est déposée seulement dans 12 % des cas et 1 % seulement des personnes accusées sont condamnées. Par ailleurs, trop souvent, les mères protectrices – comble de déni et d’injustice – sont suspectées d' »aliénation mentale » par certains juges ou avocats, de manipulation de leurs enfants contre leur père pour que ceux-ci ne le voient pas et que ne lui soit pas confiée leur garde : Charlotte Devillers, la réalisatrice, en parle d’autant mieux dans un entretien accordé à Mediapart qu’elle-même et son garçon ont vécu l’histoire de son héroïne avec un père incestueux…
Curieuse et heureuse coïncidence entre l’art et la vie, le film est sorti quelques jours après le dépôt à l’Assemblée nationale d’une propositionde résolution pour garantir « une protection réelle des enfants victimes d’inceste et une sécurité juridique des parents protecteurs. »
Claude
PS : nous venons de présenter le film hier soir mardi 9 décembre 2025 avec Femmes solidaires et Annick Riffault, co-présidente avec Toinette Maillet de l’association.