
« C’est un très bon film, mais plus que bouleversant ».
C’est par la même formule que trois de mes amis ont répondu à ce qu’ils avaient pensé du Quatrième Mur de David Œlhoffen, tiré du roman éponyme de Sorj Chalandon (Ed. Grasset 2013, prix Goncourt des Lycéens). Et moi de continuer de poser la question, peut-on tout montrer des atrocités d’une guerre sans fin au cinéma ? Hier soir, l’utopie de l’art transcendant l’horreur avait quitté notre salle N°5 favorite. Les Cramés de la Bobine comme soufflés par le choc frontal des images d’une violence imbécile, intemporelle… Aurait-on pu croire que le théâtre du rêve de Samuel Akounis (Bernard Bloch) viendrait sauver les communautés qui s’affrontent sans fin sur la ligne verte qui traverse Beyrouth. Churchill en d’autres temps, quand un conseiller lui suggérait de réduire le budget de la Culture pour l’effort de Guerre, aurait répondu : « Si ce n’est pour la culture, pourquoi nous battons-nous alors ?». Le débat n’a pas eu lieu, nous aurons préféré ne pas commenter, observer une forme de recueillement, quelque chose comme une minute de silence pour repenser à tous ces morts et ces mutilés, enfants, femmes et hommes ; toutes ces cruautés qu’ils ont subies et qui frappent aveuglément. Les ruines de Beyrouth sont partout ; David Œloffen n’a eu aucun recours aux effets spéciaux pour le tournage du Quatrième Mur (tourné avant le 7 octobre 2023, comme une prémonition). Ceux qui connaissent la ville depuis longtemps la trouvent inchangée avec ses rues jonchées de débris, de voitures calcinées et d’immeubles troués par les obus…
Georges (Laurent Lafitte) veut y croire lui, au rêve testamentaire de son mentor. Un rêve possible par delà le quatrième mur métaphorique, celui qui sépare la scène [l’imaginaire théâtral], de la salle [réel des spectateurs] ; c’est aussi le mur imaginaire de la Ligne Verte qui traverse Beyrouth du Nord au Sud et où se situe précisément le théâtre où se trouvent réunies toutes les communautés. Une troupe d’acteurs druze, chrétien, maronite, musulmans chiite et sunnite. Ils appartiennent à des communautés religieuses et politiques qui se battent sans fin de part et d’autre de checks-points, et de no-man-lands de jour comme de nuit à la lumière des fusées éclairantes. Les traversées de ville se font au péril de la vie, sous la menace d’un tir de sniper, et sont filmées dans l’angoisse partagée du spectateur que nous sommes.
Georges reprend le projet de son ami, à bras le corps, faire jouer Antigone à Beyrouth. « Pourquoi Antigone ? […] Parce qu’il y est question de terre et de fierté », répond Samuel.
Marwan (Simon Abkarian) a réuni la troupe, il est fixeur parle les langues qu’il faut pratiquer sans accent… et fabrique accessoirement des faux laisser-passer. L’acteur Simon Abkarian a grandi dans la communauté arménienne de Beyrouth, il en connaît les codes. Il est le passeur que Georges, dans son aveuglement (au propre comme au figuré) refuse de voir et de comprendre ; le réalisateur a choisi de ne pas traduire les paroles en arabe comme pour transmettre l’incompréhension totale de Georges face à ses locuteurs parfois violents.

C’est là une part biographique de Sorj Chalandon, jeune reporter qui a effectué son premier reportage de guerre dans les camps de Sabra et Chatila où habite Imane (Manal Issa, Antigone tragique et magnifique).
Le malaise que crée Le Quatrième Mur, porte à nos yeux ce que diffusent les chaînes d’info-continue aujourd’hui, les ruines actuelles de Gaza évoquant le Beyrouth du film (1982-83). Ici on continue de croire que les utopies sont possibles, on oublie les guerres qui nous entourent, et on se prend en pleine face le « réel » d’Antigone qui dit non (chez Sophocle, Anouilh et Chalandon), et qui choisit de mourir plutôt que de trahir. Les conflits armés qui nous préoccupent en se rapprochant, sont de nature à nous inquiéter, et je crois que ces craintes pour fondées qu’elles soient, sont celles qui se sont lues sur les visages des Cramés de la Bobine au moment du débat et qui nous ont plongés dans un mutisme partagé, un hors de la scène (ob-scèn-ité ?) qui oblige.
Pierre