Killers Of The Flower Moon, Martin Scorsese

Il faut disposer de temps (3h26) pour s’installer dans une salle obscure et s’y délecter du dernier Scorsese, Killers Of The Flower Moon,  tiré du récit éponyme de David Grann. Avec ce dernier film, le réalisateur de bientôt 81 ans, nous plonge dans l’Amérique de l’après Première Guerre Mondiale, début des années 20, non pas à New York mais en Oklahoma, plus précisément à Gray Horse, cité prospère dans le comté des Osage, avec quelques blancs et en particulier la famille du riche et puissant propriétaire terrien, William Hale (Robert De Niro) qui veut que son neveu Ernest Buckhart, fraîchement débarqué du front, l’appelle ‘King’, tout un symbole….

Gray Horse a pu en effet prospérer grâce à la découverte de pétrole sur les terres Osage ce qui a permis à ces indiens qui avaient été chassés du Kansas dans un coin aride du nord-est de l’Oklahoma (état au cœur du roman de Steinbeck Les raisins de la colère), terre pauvre mais sur laquelle les Osage découvrirent un sous-sol rempli d’or noir ! Cette terre, les Osage l’avaient achetée aux blancs, elle était donc leur propriété.

Le début du film montre l’arrivée d’Ernest Buckhart (Leonardo DiCaprio), qui descendant du train, se trouve balloté dans les rues de Gray Horse, fourmillantes de monde : la caméra virevolte et nous plonge tantôt dans un tourbillon de gens, recrutés pour travailler dans les puits, qui se hâtent de monter dans des camions, tantôt d’indiens Osage, sortant de magasins, fière allure dans leurs beaux habits, paradant presque, et étonnamment à l’aise : ne sont-ils pas eux les vrais rois du comté ? Leur réussite financière ne fait aucun doute, et certains blancs sont forcés de faire profil bas, ce qui bien sûr, ne va pas sans rancœur.

La mise en place de tous les ‘pions de l’échiquier’ du film est lente, soignée, méticuleuse, Scorsese prend son temps, comme s’il avait trouvé ce moyen pour s’assurer que nous captions bien la partie qui est en train de se jouer à Gray Horse, cette lenteur tout comme celle du poison qui se distille dans le corps des victimes. Sauf que les pions sont truqués, et tous devraient se méfier du trop bon et trop généreux Mr Hale.

De Niro excelle : on est face à un ‘parrain’ qui tel le Grippeminaud de la fable, sert des paroles cajoleuses afin de mieux enserrer ses proies. Son ton, mielleux et paternaliste à souhait, son habileté et sa sournoiserie vont également ne faire qu’une bouchée du neveu Ernest, (DiCaprio totalement niais et si aveuglé qu’on aurait envie de lui flanquer un coup de poing ou de lui jeter un seau d’eau à la figure pour le réveiller et lui faire ouvrir les yeux). William Hale, aidé de sa clique qui inclut médecins, notaires et autres notables, est le cerveau d’un projet des plus machiavéliques : faire en sorte que les hommes blancs épousent de jeunes indiennes Osage et ainsi, en les empoisonnant à petit feu, les assassiner ‘en douce’ pour qu’enfin l’héritage des terres tombent dans l’escarcelle du ‘King’. Ainsi, Ernest Buckhart, jeune homme beau de sa personne devrait trouver sans difficultés une jolie indienne et l’épouser. Ernest accepte d’autant mieux qu’il a conduit la belle Mollie Kyle (Lily Gladstone) à plusieurs reprises, et qu’il en est très amoureux. On se demande donc, comment et pourquoi Ernest, sincèrement épris de Mollie, contrairement à d’autres de ses cousins blancs qui trompent leurs épouses indiennes, ne réagit pas lorsque ce pacte diabolique est mis en place sous la houlette de l’oncle William et qu’il accepte lui aussi d’administrer les piqûres  supposées miracles qui vont, paraît-il, permettre à Mollie de guérir son diabète. Deux de ses sœurs et sa mère sont mortes  avant elle. Pourquoi reste-t-il dans ce piège, immobile et toujours obéissant, ne remettant jamais en question les demandes, ordres déguisés, de son oncle? Pourquoi ne désobéit-il pas alors qu’il sait très bien ce qu’il fait ? Ce n’est que dans la troisième partie du film qu’il va s’engager sur la voie de la lucidité et du mea culpa, et passer de l’inconscience et incapacité à réfléchir et agir par lui-même à un début de prise conscience : trop tard….

Killers of the Flower Moon est une grande fresque cinématographique aux accents de tragédie shakespearienne : on peut voir William Hale comme un lointain cousin du Richard III shakespearien, tout aussi mielleux et intrigant, tout aussi perfide, à la vengeance moins directement palpable (et encore… ?), pas de sang sur les mains, le poison est invisible, mais qui tire habilement les ficelles pour que les autres fassent le sale boulot à sa place : contrairement à Richard, William Hale tue par procuration, et, tel Ponce Pilate, se lave les mains et clame son innocence lorsque Edgar Hoover et le bureau des enquêtes s’en mêle.

Ce film  fait la lumière sur un pan ignoré de l’histoire américaine. A l’époque où il se situe, les guerres indiennes sont terminées depuis environ 30 ans, après l’arrestation et la mort de Sitting Bull ( tué par les soldats le15 décembre 1890) puis, quelques jours plus tard, le 29 décembre, le massacre de Wounded Knee, massacre qui aurait pu être le sujet d’un film de Scorsese, c’était un de ses projets . 

Comme il a été dit au début de cet article, les indiens Osage sont, en 1920, prospères et leurs comptes en banque fructifient grâce aux revenus générés par le pétrole. Scorsese intègre de manière fort intéressante des images d’archives, où l’on voit notamment le président Coolidge avec des indiens à Washington D.C. ; de même, images d’archives à l’appui, il fait un parallèle subtil entre les morts suspectes des Osage de Gray Horse et le massacre de Tulsa, Oklahoma en 1921, lorsque les noirs du quartier de Greenwood, alors surnommé le Black Wall Street, est mis à feu et à sang parce qu’un jeune noir est accusé du viol d’une femme blanche. L’histoire a ‘oublié’ ce massacre (soit disant 45 morts à l’époque ; aujourd’hui les différentes enquêtes en ont dénombré plusieurs centaines), les registres de Tulsa pour ces journées du 30 mai au 1er juin 1921 ont ‘disparu’. A l’instar de Tulsa, les disparitions suspectes de Gray Horse s’inscrivent dans le même désir de réécrire l’histoire à l’avantage des blancs alors qu’il s’agit d’assassinats à des fins d’enrichissement et de spoliation des terres indiennes.

L’histoire des indiens a été falsifiée, certains épisodes eux aussi rayés des livres d’histoire et de la mémoire collective, et tout comme l’histoire des Africains-Américains, celle des Indiens- Américains, jusqu’à une  époque récente, a toujours été vue et présentée du point de vue des blancs, donc biaisée.

Le film de Scorsese s’inscrit  dans une démarche de réhabilitation et de dénonciation: les personnages principaux ont réellement existé, et l’épilogue inattendu du film nous le confirme.  

Ce film est un tour de force car il allie plusieurs genres en une grande fresque épique : le western, le film policier, la tragédie, le film romantique et historique et surtout il montre le pouvoir, celui des blancs et de l’argent. Il oblige l’Amérique à ouvrir les yeux sur son histoire, une histoire de conquête, de violence, de spoliation de terres, on pourrait dire de Killers Of The Flower Moon que c’est un film ‘devoir de mémoire’, pour que les générations ne puissent dire qu’elles ‘ne savaient pas’. Scorsese montre ce que les livres d’histoire n’ont jamais montré.

Nous assistons aussi aux débuts de ce qui sera plus tard le FBI, et qui est à cette époque Le Bureau des Investigations, créé en 1908, avec en la personne de Tom White (Jesse Plemons) l’enquêteur principal venu de Washington avec ses coéquipiers, dont certains se sont discrètement mêlés aux indiens Osage.  

Scorsese choisit de filmer de façon assez serrée : beaucoup de plans moyens, des plans rapprochés sur les visages ; des plans qui montrent l’intimité des uns et des autres, et souvent sombres lorsque nous sommes dans le huis-clos du ranch de William Hale, là où se nouent les projets machiavéliques. Une caméra qui virevolte lorsque l’on est dans l’activité incessante liée au pétrole. Des visages blancs sur lesquels on lit tout le mépris et l’hypocrisie, le double langage et le cynisme permanent. 

On notera cependant quelques plans larges, en particulier sur les grands espaces et les terres où fleurissent les ‘flower moon’  les fleurs de lune pourrait-on dire, qui disparaissent étouffées, donc tuées, par d’autres plantes poussant après elles. Belle métaphore donc que le titre du livre enquête de David Grann et repris par Scorsese qui trouvait «  l’apposition de ces trois mots « tueurs », « fleur » et « lune » particulièrement poétique, à la manière d’un haïku » (interview de Martin Scorsese, Télérama 3848 du 11/10/2023)

Les grands espaces font partie intégrante du western, ainsi que les villes traversées par une unique rue, villes sorties de nulle part, traversées aussi par une voie ferrée, rue où s’alignent le saloon, la banque, un hôtel miteux, un épicier et une boutique de mode ;  ce décor est celui de l’arrivée d’Ernest Buckhart. La lenteur de la mise en place chez Scorsese, dont c’est le premier film de ce genre,  n’est pas sans nous rappeler celle adoptée par Clint Eastwood dans son crépusculaire Impitoyable (Unforgiven1992) qui rompait avec les clichés véhiculés par beaucoup de westerns avant lui. A l’instar d’Impitoyable, Killers Of The Flower Moon est un film sombre, et ce malgré les paysages clairs, la beauté fragile du visage de Mollie, visage de Madone

sorti d’un tableau de Raphaël ou de Leonard de Vinci, Mollie, visage en souffrance, qui sait ce qui lui est administré; film sombre, malgré la naïveté d’Ernest et son amour pur et sincère pour Mollie, Ernest qui petit à petit comprend et sait lui aussi, mais refuse de voir le mal s’infiltrer tel le serpent du jardin d’Eden. A-t-il peur de son oncle? Certainement. N’a-t-il pas eu lui aussi une violente punition?

On ressort sonné par ce film : ébloui par la maestria du réalisateur, éblouis aussi par la composition magistrale de Robert De Niro dont le seul visage parle et en dit long et lorsqu’il parle, on ressent les paroles venimeuses ; sa gestuelle, sa présence physique s’apparente à celle d’un Marlon Brando ou d’un Orson Welles : ces acteurs, magnétiques entrent dans le champ de la caméra et tout est dit ! On ne peut qu’être admiratif de l’audace du réalisateur qui fait du ‘vrai cinéma’, pied de nez à tous les films Marvel et autres Disney studio, et qui, de ce fait, nous donne, sans que cela soit le but initial, une leçon de cinéma. On est surpris par un Leonardo Di Caprio, presque en retrait, et dont les silences étonnent, il est évident que les traumatismes de guerre n’y sont pas pour rien, montrant un personnage qui ne capte pas vite le sens caché de ce qui lui est dit. Nous sommes restés assis trois heures et vingt-six minutes et avons assisté à une ‘master class’ !         

Un dernier mot pour finir ce long article, — comment faire court avec un tel film ? –, le premier plan du film proche de la terre ô combien sacrée, où les indiens enterrent un calumet, tout comme le magnifique dernier plan vu du ciel, deux plans qui se font écho bouclant ainsi la boucle narrative, un cercle vu du ciel, offrant à nos yeux une fleur aux couleurs indiennes qui perdure.        

Chantal

Laisser un commentaire