MAY DECEMBER, Todd Haynes

Todd Haynes nous offre un nouveau joyau que la critique du Monde classe dans la catégorie ‘à ne pas manquer’. Certes, chacun est libre d’aimer ou de ne pas aimer un film. Cependant une chose ne saurait être niée concernant May December : nous avons là une œuvre qui ne laissera pas indifférent, une œuvre subtile et kaléidoscopique, une œuvre dont on aura envie de parler avec ses amis en sortant du cinéma, une œuvre qui interroge, qui met mal à l’aise, une œuvre très dense et entêtante : bref un vrai film d’auteur.

Le sujet est librement inspiré d’une affaire qui a défié la chronique des tabloïds dans les années 1990 : une femme au début de la trentaine, mariée et mère de famille, tombe amoureuse d’un jeune garçon de 13 ans dont elle aura un enfant en prison. Ayant purgé sa peine, elle divorce, épouse son jeune amant et fonde une nouvelle famille avec lui.

Cette femme, Gracie Atherton-Yoo (Julian Moore), et son jeune époux Joe Yoo (Charles Melton) vivent désormais à Savannah, Géorgie, dans un Sud que connaissait bien Tennessee Williams, et dont il a décortiqué, au théâtre comme dans ses nouvelles, l’atmosphère poisseuse et perverse, dont la moiteur des lieux n’est pas sans conséquences sur le comportement des personnages.

Gracie a donc purgé sa peine et vit confortablement installée dans une maison de rêve avec mari et enfants et s’apprête à recevoir Elizabeth Berry (Natalie Portman), célèbre actrice qui vient observer  cette petite famille en apparence harmonieuse pour mieux se mettre dans la peau de Gracie, dont elle est sur le point d’incarner le personnage à l’écran.

Todd Haynes a traité à plusieurs reprises des sujets de société qui nous interrogent, voire qui nous dérangent ; citons quelques exemples : l’homosexualité féminine (Carol) et masculine (Loin du Paradis), l’amour interdit entre une femme blanche et son jardinier noir (Loin du Paradis), la pollution des grandes firmes et ses conséquences mortelles sur l’homme et l’environnement (Dark Waters).

Au cœur de May December se trouve le désir amoureux transgressif et donc interdit, ses conséquences passées, présentes et à venir.

Elizabeth Berry, l’actrice qui entre dans l’intimité du couple Gracie/Joe et de leur famille pour mieux  comprendre celle qu’elle est sur le point d’incarner, est l’œil qui va observer de près, tel l’entomologiste, la famille Yoo dans leur ‘prison dorée’ , tout comme Joe et ses ‘petites bêtes’ qu’il soigne et observe jusqu’à ce que les chrysalides donnent naissance à de beaux papillons qu’il délivrera en leur rendant la liberté.

Outre les cadrages soignés, les jeux de miroir qui abondent dans le film, Elizabeth devenant le double de Gracie, le mimétisme transgressif, toutes les scènes sont les pièces d’un puzzle que nous avons parfois du mal à mettre ensemble. Nous sentons que des choses nous échappent : qui croire ? que croire ? A toute cette beauté et cette esthétique de la mise en scène, Todd Haynes a choisi d’associer une bande son qui a elle aussi marqué les spectateurs de 1971 (dont je fais partie) : la musique du film de Joseph Losey Le Messager, palme d’or à Cannes en 1971, musique composée par Michel Legrand et parfois réarrangée ici dans May December.  Ces notes sombres, fatales, oppressantes et entêtantes sont intimement liées à ce qui se déroule sous nos yeux : tout comme le jeune Leo du Messager, narrateur et observateur entraîné malgré lui dans une histoire d’adultes qu’il ne comprend pas et dont il ne mesure pas les conséquences, Elizabeth est celle qui observe et essaie de se fondre dans un rôle pour mieux le comprendre, et sera in fine elle-même prise au piège du désir. Le mimétisme amoureux a parfaitement fonctionné, Elizabeth est à son tour une tentatrice et transgresse la loi, le dernier plan du film, ne laisse aucun doute à ce sujet. Les symboles animaliers sont particulièrement clairs. Ainsi, me semble-t-il, à 50 ans de distance, les deux personnages, Leo (Le Messager) et Elizabeth, sont eux-mêmes mis en abyme par le biais de la musique du film de Losey.

C’est aussi d’une façon extrêmement subtile, par touches rapides, mais de façon moins explicite que dans Loin du Paradis,  que le réalisateur nous suggère la façon dont ‘les autres’, qu’ils soient voisins, amis, enfants, avocat, voient ce couple inhabituel. Après les efforts de compréhension, d’acceptation, certains finalement se détournent, tout comme Elizabeth qui lorsqu’elle arrive chez les Yoo, est plutôt stupéfaite de la quasi normalité dans laquelle Gracie et Joe ont réussi à se fondre.

Natalie Portman et Julian Moore offrent toutes les deux un jeu d’une grande subtilité, et parviennent totalement à créer ce qui me paraît être une sorte « d’aigle à deux têtes ». L’une et l’autre ne font finalement qu’une seule et unique femme avec ses fragilités et ses désirs, l’une pouvant désormais interpréter l’autre sans trahir son modèle.       

On ressort ébranlé de ce film de maître, nous-mêmes ayant joué les voyeurs, et nous ne savons plus très bien où nous situer, chaque individu pouvant, un jour ou l’autre, dépasser la limite imposée par la société en matière d’amour et de désir.   

Chantal

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