La Femme de Tchaikovski-Kirill Serebrennikov

Les Cramés nous ont proposé avec La Femme de Tchaikoski un film fascinant et déroutant, remarquablement présenté et contextualisé par Joël Chapron, spécialiste du cinéma russe et traducteur des films de Kirill Serebrennikov. Un film fascinant sur l’amour impossible, éperdu et non partagé, désespéré d’être sans retour et sans mesure, d’Antonina Ivanovna Milioukova, jeune noble (et sa cousine éloignée) pour le grand compositeur russe Piotr Tchaikovski.

Un amour aveugle, qui poursuit jusqu’au cercueil l’homme qui l’a épousée de guerre lasse, pour se donner une situation en ces années 1870 où l’homosexualité est condamnée et honnie, sauf à être un homme de pouvoir qui peut se permettre de la cacher – ou de l’exhiber ? Ce mariage et cet amour à sens unique que le film va s’employer à retracer en un long flash-back (depuis les lettres enflammées de la jeune femme, les cours de piano pris pour approcher le génie au Conservatoire, jusqu’aux pires avanies sexuelles et au rejet définitif) sont placés d’emblée sous le signe de noces funèbres avec la mort du grand compositeur et son cadavre se relevant du cercueil pour repousser dans un cri de haine, une ultime fois, s’il est possible, celle qui l’aura accablée, poursuivie, vampirisée de son fol amour, de son sacrifice absolu – malgré les mises en garde de ses proches, l’affection de ses soeurs et belles-soeurs ou encore la terrible pression de ses beaux-frères venus négocier le marché d’un divorce à l’amiable ostinément refusé par une femme passionnée.

De cet amour douloureux, de cette passion de Christ aux outrages, le spectateur épouse la lente et inexorable dégradation, le pourrissement tragique dans une mise en scène brillante, qui oscille du réalisme poisseux de la première partie du film, dans un Saint-Peterbourg miséreux, rappelant Les Bas-fonds de Gorki, au symbolisme subtil (avec ces mouches de la folie croissantes, ces Erynnies de la vengeance maritale) et au baroque viscontien des dernières séquences, bal mortuaire d’hommes nus s’offrant à l’héroïne inassouvie – à moins qu’on ne doive parler d’onirisme fellinien avec cette image fantasmée du couple heureux rêvé par Antonina avec Piotr, entourés d’angelots éthérés, rappel cynique des enfants conçus avec d’autres amants, morts ou abandonnés. La mise en scène nous installe dans une atmosphère de décomposition et de fête galante, où l’on ne sait ce qui domine de la vie ou de la mort : les plongées tournoyantes sur la rue grouillante de peuple affamé, l’éclairage blafard sur les soupers aux chandelles d’une aristocratie déliquescente confinée dans des appartements exigus vert-de-gris, filmés quasiment sans profondeur de champ, nous enferment dans un huis-clos étouffant qui mime et redouble l’enfermement d’Antonina dans l’aveuglement et la folie amoureuse, tandis que les longs plans-séquences, avec leurs ellipses narratives, suggèrent le flux de la vie, l’ironie du sort qui se moque bien de la souffrance individuelle. A cet égard, le cinéaste monte avec une remarquable fluidité, comme dans un même mouvement, des moments pourtant bien distincts temporellement : la scène où Antonina, le sexe offert, voit son amant avocat se masturber frénétiquement est suivie par l’image du même avocat dans son cercueil puis de la descente du piano par la fenêtre préludant au départ de la jeune femme…La même acccélération, la même confusion président aux scènes du mariage, avec le regard détourné du musicien, la tristesse de la cérémonie, le silence d’une assistance qu’on croirait celle d’un enterrement.

Ce film évoque et allie superbement la violence désespérée d’un amour impossible et la frustration sexuelle d’une femme qui veut être, bien humainement, satisfaite, être honorée, se donner pour mieux donner corps et âme : il faut bien que le corps exulte (disait Brel) et le ballet des hommes nus dont elle empoigne et soupèse le sexe suggère le caractère impérieux du désir, une revanche de femme aussi sur un mariage insincère, arrangé, couvrant une homosexualité inassumée : qu’elle doive se battre fiévreusement contre une partition voletant entre les mains de Piotr en dit long sur l’indifférence ou l’égoïsme du génie – motif finalement assez peu traité et peut-être décevant dans le film. Peut-on toutefois reprocher à une oeuvre ce qu’elle n’est pas et ne prétend pas être ? Si ce n’est à travers quelques rappels mélodiques sur l’auteur du Lac des cygnes ou ce concert d’Eugène Onéguine dont Antonina se sent définitivement exclue, le film choisit moins de montrer le déchirement d’un artiste entre sa vie et son oeuvre, ou même d’un homme, simplement, entre son amour et son travail que le regard d’une femme sur un grand homme qu’elle a choisi d’aimer et d’épouser – dans un curieux mélange d’admiration groupie ou midinette, de dévouement total à un génie et d’aveuglement entêté à s’approcher du soleil pour mieux s’y consumer dans le déni et la haine de soi.

Subtilement, ce film subvertit l’icone Tchaikoski que la Russie tsariste, soviétique ou poutinienne encensent et associent à une image inentamée de génie créatif absolu ; mais il le fait avec discrétion, distillant au fil des scènes des indices que perçoit ou auxquels repense le spectateur là où, terrible ironie dramatique, Antonina ne voit rien ou ne veut rien comprendre : une porte brutalement refermée sur un cours avec un jeune homme, deux amis retrouvés près d’un pont peu de temps après le mariage et avec lesquels Piotr devise aimablement, à mots couverts.

La passion nue, l’aveuglement, la folie, le deuil de la gloire, la lâcheté des hommes dont le corps est ici célébré comme pour dire, au-delà de l’indice sur l’attirance homosexuelle, leur vacuité spirituelle face à l’amour fou d’une femme, sublime liberté et aliénation finale dans une société patriarcale. Le ballet d’amour et de mort d’un cinéaste également homme de théâtre et d’opéra.

Claude

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