« Le héros sans volonté – un oxymoron » dit Yerzhanov à Valeria Kudriatseva lors d’un interview paru (en russe) sur séance.ru en 2022 et reproduit par kinoglaz.fr
Adilkhan Yerzhanov est un réalisateur d’une productivité incroyable : « Quand je les revois (mes films) je me rends compte que j’aurais pu faire mieux. Cela me ronge. La seule façon d’oublier un film, c’est d’en faire un nouveau.
À propos de Assaut : « J‘ai d’abord été déconcerté par l’histoire. Elle me semblait peu profonde, rien qu’une intrigue complexe. Mais après avoir discuté avec Boris Khlebnikov (réalisateur) et Serik Abishev (producteur et acteur), nous avons commencé à nous intéresser davantage à la nature intérieure de l’histoire, à chercher les rêves et les pensées des personnages. Leur situation a été reléguée au second plan.
Le tournage a duré sept jours. Bien sûr, après une préparation minutieuse. Mon équipe et moi-même suivons une méthode simple : ne pas trop tourner, planifier des story-boards, faire des journées intermédiaires (des pauses entre les équipes de tournage) et explorer de nouveaux genres. Chaque film est toujours un nouveau territoire.
Yerzhanov est né en 1982 à Zhezkazgan, ville de 85 000 habitants au centre du Kazakhstan. Sa mère enseignait la littérature, son père était mathématicien. Le jeune Aldikhan dévorait les BD et dessinait. Il obtient son diplôme de réalisateur dans son pays en 2009 avec le film « Karatas » qui lui valut une bourse à New York. Sa femme Ina Smailova, de 9 ans son aînée, est historienne de l’art, spécialiste et critique du cinéma
« L’amour du cinéma est une nouvelle forme de don-quichotterie. Les lecteurs de romans étaient les héros de Cervantès. Aujourd’hui ce seraient des cinéphiles qui ont regardé, par exemple, des westerns. Moi, j’ai grandi avec les films. »
« Je m’intéresse aux gens, quelle que soit leur nationalité. Les restrictions ne vont pas bien avec l’art. Je fais des films sur les gens… Les personnages de films ne peuvent pas être des individus passifs. Seuls ceux qui veulent quelque chose servent à l’intrigue. Ceux qui ne veulent rien ne sont pas passifs non plus. Les personnages sans défense sont inutiles d’un point de vue dramaturgique. Un héros sans volonté est un oxymore. Mes héros sont des gens, ne sont pas des fonctions. Du moins, cela, je ne le voudrais pas. Aucun personnage à l’écran n’est une fonction.
« Quant au sens social et politique, il se retrouve si l’œuvre possède la vérité de son propre monde. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Le monde de Tolkien est un monde fictif. Mais il contient tellement de vérité que des courants sous-culturels ont émergé et croient que ses mondes sont réels. La vérité peut donc être fictive. C’est un paradoxe, et j’aime les paradoxes. Et j’aime l’absurde. Kafka, Beckett, Swift, Kobo, Harms, Ionescu, Capek, Hasek. Chaque événement social se reflète dans la culture. Le personnage de Orson Welles dans Le troisième homme disait : « Trois cents ans de tranquillité n’ont donné à la Suisse qu’un coucou. » (la pendule à coucou, originaire de la forêt noire). C’est horrible quand on y pense… qu’un choc effrayant donne à toute société l’occasion de repenser les choses, de réaliser la valeur de l’ordre et du désordre. L’humanité se développe et apprend de ses erreurs – c’est la dialectique.
( ADILKHAN YERZHANOV interviewé par Валерия КУДРЯВЦЕВА, seance.ru, 2022)
Au début du film une scène burlesque nous met dans l’ambiance hivernale d’une ville fictive du 9íème plus grand état du monde peuplé de 19 millions, 25 % Russes,70 % Kazakhs, majoritairement des sunnites peu pratiquants.
Un type couché dans la cour enneigée bloque une porte, ivre mort. Son supérieur a du mal à sortir. En poussant avec force il réussit, engueule le bourre, le remet sur pied et l’envoie dormir. Le film s’ouvre alors avec une leçon de mathématiques, le professeur (joué par le réalisateur), assis face aux élèves, se lance dans des explications grossières, philosophico-mathématiques, le système prédateurs-proies. Qu’il termine par « Les mathématiques, c’est le pragmatisme » après avoir été appelé, depuis les vitres du couloir, par son ex-femme et mère de leur fils, également son élève. Une scène hautement émotionnelle éclate, où il refuse de signer l’autorisation de départ mère et fils de la région. Du pragmatisme ? L’absurde est sans cesse dans l’air dans la « réalité fictive » en construction. Le mathématicien, pour se calmer, veut fumer, donne un travail à la classe et sort en fermant la porte à clefs. Les masques blancs, identiques, guignolesques, qui s’étaient infiltrés dans l’école eux aussi au début du film, circulent comme s’ils étaient invisibles, une apparence ou évocation de terroristes. Le drame se déroule, en une séquence de scènes placées en intervalles sur une timeline fictive de 36 heures…
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C’est quoi, un héros sans volonté ? « Volonté » d’après Schopenhauer (1788–1860) est « le vouloir-vivre, seule expression vraie de la plus intime essence du monde »(« Le monde comme volonté et représentation » 1819/59).
Et l’oxymore ? Un élément de style qui vise à rapprocher deux expressions, que leurs sens devraient éloigner, dans une seule expression en apparence contradictoire (la « docta ignorantia » du Cusanus, le clair-obscur en peinture).
En apparence contradictoire ? Oui, car nous sommes habitués à la logique « classique », au « ou vrai ou faux, il n’y a pas de tiers (troisième voie) ». « Tertium non datur ». Donc, l’oxymore ne peut pas être vrai, il est faux. Il est pourtant reconnu et apprécié au long des siècles comme source de poésie, de l’absurde etc.
La construction cinématographique d’« Assaut » n’est-elle pas inspirée de l’absurde ? N’est-ce pas l’absurde qui génère l’impact psychologique du film? Pour « le héros sans volonté » je ne le sais pas (l’interprétation schopenhauerienne de la volonté en fait une chimère …). Mais je suis tenté de voir chaque personnage-héros-antihéros, l’héroïne de même, comme autant d’oxymores enfermant leurs pensées, gestes et comportements contradictoires, voire hallucinatoires.
Des mathématiciens du vingtième siècle ont trouvé d’autres logiques que l’habituelle, « classique ». Des logiques qui n’excluent pas la troisième voie, le « tiers », qui n’excluent pas l’intermédiaire, un « ni vrai ni faux »,et qui s’avèrent mieux adaptées pour répondre à certaines questions fondamentales des mathématiques. Des chercheurs en matière de conflits affirment depuis longtemps que la logique classique, notre manière de penser « rationnelle» n’aide pas à développer et appliquer des méthodes de médiation. La volonté de « trancher » empêche l’analyse de situations conflictuelles toujours structurées par trois facteurs inextricables, « présomptions, comportements, conflits intérieurs », la « triade » du conflit. Penser en suivant la logique du tiers exclu (en excluant cette troisième voie), reviendrait à définir la paix comme une absence de guerre. Une paix qui se vivrait alors dans la crainte permanente de la guerre.
Mais, nos activités cérébrales ont toujours suivi d’autres logiques aussi. Nos rêves, nos subconscients sont-ils simplement « irrationnels », n’y a-t -il pas des logiques émotionnelles, des logiques de l’irrationnel » ? N’est ce pas une autre logique à l’oeuvre, en parallèle de l’habituelle, et qui fait que je me réjouis d’un oxymore et des personnages d’« Assaut », qui sont des « oxymores ambulants » ? Une logique qui ouvre le regard sur les impulsions psychiques et comportementales contradictoires réunies dans un personnage en « éléments de style » comme deux expressions dans « oxymore ».
« Assaut » m’a réjoui parce que ce film me répète sans cesse, souvent en me faisant rire, qu’il nous faut développer une autre « rationalité », alliée à une attention accrue de nos inconscients. Un autre mode de penser face à des situations conflictuelles, en nous-mêmes, à la maison, en groupes, entre États, partout où la violence éclate ou risque d’éclater.
« La réalité peut être fictive » dit Yerzhanov dans l’interview citée. Le « monde » fictif que lui et son équipe ont construit avec une attention aiguë au scénario, à la caméra, au montage, au casting, aux paroles et expressions corporelles des personnages, un scénario imbibé d’absurde, rien que par la séquence des scènes à intervalles, scènes épicées de burlesque. Ce monde fictif révèle, peut-être mieux que la sociologie et la philosophie du monde réel, la question, à mon avis primordiale, qui se pose actuellement et dans l’avenir. Ainsi et avec la représentation que je me fais dans le cadre du monde fictif, absurde, d’« Assaut », le film m’aide à « garder les pieds sur terre », à ne pas me perdre dans la mélancolie face à « la réalité », la « vraie ».
Klaus Schluepmann