Film de Erige SEHIRI, tourné pendant l’été, en 2020 et 2021, dans le nord-ouest de la Tunisie. Il s’agit de son premier long-métrage de fiction, après un premier long documentaire « La voie normale » réalisé en 2018 sur les cheminots tunisiens.
L’universalité du désir d’émancipation des jeunes femmes.
Le film très sensible et fin, combat nombre de clichés sur la mentalité des jeunes filles vivant dans des régions reculées, pauvres et rurales. Ici les environs de Kesra, située à 170 km de Tunis, connue intimement par la réalisatrice puisque c’est la région natale de sa famille.
Alors qu’avec notre mentalité occidentale, nous pouvons imaginer les jeunes salariées agricoles, non qualifiées et précaires, comme vivant dans la dépendance de la tradition, Érige Sehiri, nous montre au contraire, des jeunes modernes et connectées (elles font des selfies, échangent sur Facebook, Instagram et Whatsapp).
De nombreux plans du film, mettent en scène ces jeunes (garçons ou filles consultant leur portable). Les réseaux sociaux ne sont pas l’apanage des pays dits développés et la modernité mondialisée souffle des idées nouvelles sur ces jeunes générations.
Ce qui permet de mettre en valeur la fracture générationnelle, entre le groupe des femmes plus âgées (dont Leila) et les jeunes. Le choix ayant été fait de ne pas montrer les générations intermédiaires.
Déjà la division du travail agricole (entre les jeunes garçons et filles qui cueillent les figues) et les plus âgées, assises, qui les calibrent et les rangent délicatement dans les cagettes, accentue, l’écart entre ces femmes.
Alors que les conversations des jeunes filles (si belles.) entre elles ou avec les garçons (Abdou ou Firas) portent surtout sur les relations amoureuses, les expériences passées ou présentes et même sur les relations sexuelles (discussion entre Firars et le patron) les femmes âgées se plaignent des maux de leur corps, de leur passé amoureux douloureux et de l’impossibilité qu’elles ont eus de choisir et de vivre leur amour (sublime chanson nostalgique de Leila).
La modernité de Fidé, Melek, Sana et d’autres éclate par leur liberté de ton , entre elles, vis-à-vis des garçons avec qui elles travaillent et surtout avec leur patron.
Lors de la scène de la paye où ce dernier distribue ses dinars avec une parcimonie thénardienne, les femmes osent critiquer et réclamer leur dû avec véhémence voir violence.
Leila qui fait remarquer sa fidélité à la famille du patron, la qualité de son travail et surtout sa surveillance et dénonciation des chapardeurs ou feignants (bel héritage de la dictature).
Melek dont le chef veut acheter le silence, après l’avoir agressée, par un royal billet de 20 dinars, qu’elle refuse en le traitant de « connard ».
Plus généralement ces jeunes tunisiennes savent dire NON aux avances des hommes et ont appris à refuser, ce qui est un espoir énorme.
Le port du voile ou du foulard qui est diversement montré dans le film est un autre indice de cette modernité. Beaucoup portent le hidjab, mais aussi le foulard, de façon décontractée comme Fidé dont le foulard laisse voir la chevelure, et qui tombe régulièrement sur ses épaules, jusqu’à disparaître dans la scène finale du retour dans le camion où les cheveux de Melek et de Fidé flottent au vent, beau symbole de liberté.
Les traditions subsistent ainsi que les crises politique et économique.
La révolution de 2011, a apporté beaucoup d’espoir et de changement au niveau des mentalités, et des prises de conscience mais l’Histoire depuis a reculé, les difficultés économiques persistent.
Ces travailleurs saisonniers, payés une misère, travaillant 10 heures par jour, sans contrat de travail, sans Sécurité sociale, soumis au bon vouloir du patron qui peut les renvoyer du jour au lendemain et qui vivent dans une grande précarité (voir la scène où Abdou orphelin demande sa paie du jour).
Si le film a été tourné dans un verger sous les feuilles, donnant l’impression d’un huis clos c’est pour souligner l’enfermement de ces jeunes dans un système, un pays où la nature est prodigue mais pas le contexte politico-économique qui leur laisse peu de marges.
Et dont le travail peut présenter des dangers. Dans les transports quotidiens avec de vieilles camionnettes qui sont de vraies bétaillères, difficiles d’accès pour les femmes âgées, où sont ballottés les travailleurs. Sans parler des accidents fréquents (vu l’état des routes) qui font des morts et de nombreux blessés.
Persistance du patriarcat et des mentalités machistes chez certains hommes, dont Melek est victime dans le verger lorsque le patron l’agresse.
Il y aurait dans le milieu agricole de nombreuses agressions sexuelles et même viols, que la réalisatrice a refusé de trop montrer pour ne pas diaboliser les hommes qui dit-elle sont aussi les victimes du système, des traditions.
Au-delà de ces remarques générales nous retiendrons, la joie, la beauté de ces visages filmés en plans serrés, cette sensualité qui se dégage des corps, des gestes graciles qui cueillent ces fruits gorgés de sucre, cette sororité lors des échanges , du repas partagé, des regards, des corps qui se touchent, se frôlent, se parlent.
Et ces scènes finales si belles, avec le maquillage des saisonnières agricoles qui se muent en jolies jeunes filles souriantes, vers leur vie et qui chantent toutes ensemble lors du soleil, couchant. L’avenir est devant elles et il peut être beau.
Erige, nous attendons avec impatience votre deuxième film…
Françoise