45 ans

                     45 ANS
Ours d’Argent du Meilleur acteur pour Tom Courtenay et de la Meilleure actrice pour Charlotte Rampling

« 45 ans » d’Andrew Haich est une belle histoire d’amour, de jalousie rétrospective, de fantasme aussi de séparation ou d’échec par quoi parfois l’on doute sans raison véritable, l’on ajoute de la souffrance inutile aux simples intermittences du cœur, au calme étale d’une vie de couple, où l’on croit voir à tort le signe d’un malaise, l’amorce d’un désamour. Et de la suspicion à la conviction, il n’y a qu’un pas, qu’une femme aimante, exclusive, Kate, finit par franchir, se persuadant comme d’un poison subtil que sa vie ne serait que faux-semblant, illusion, voire mensonge – comme si Geoff n’avait pas le droit d’avoir aimé une autre femme avant elle, que la succession de deux relations n’eût été que substitution, imprégnation zolienne, et non expérience pleinement nouvelle et authentique…
Et comme la souffrance se nourrit d’elle-même, sirène insidieuse, serpent de mer, « héautontimorouménos » baudelairien ou « bourreau de soi-même », que l’imagination se nourrit par définition d’images si possibles concrètes, avant d’être fantasmées, Kate monte au grenier : ce réservoir des souvenirs, ce jardin secret de l’enfance, ce témoin familier et poussiéreux du passé se transforme alors en jardin des supplices et en théâtre d’ombres maléfiques. En un beau plan – une belle idée de mise en scène – la caméra unit le visage ravagé de Kate tourné vers l’écran et le défilement d’images floues, pour nous inversées, pour elle incertaines, de Katia, bel amour de jeunesse perdu dans une avalanche, et dont le cadavre surgit sans prévenir tant d’années après ! Katia, double tant aimé, trop aimé, seul aimé ? dont le nom même semble ironiquement mimer, absorber celui de l’épouse de 45 ans, mais en plus sonore, en plus charnel, en plus vrai…
Pourtant, tout reste pudique, secret, comme feutré – avec cette politesse toute british du désespoir ou du désarroi, qui n’est pas ici humour mais implique de la part du spectateur un regard souriant, indulgent devant une telle quête d’amour absolu et la conscience amère et lucide de la relativité des choses, de la tendresse quotidienne, d’une vérité à construire modestement et progressivement. Non, l’autre ne nous appartient pas : oui, on peut chaque jour apprendre à l’aimer et le fruit de ce long travail, au fil des sourires, des chansons qui nous accompagnent, des rapports physiques parfois malaisés, n’est rien moins qu’illusion ou mensonge…

Il y a dans ce film une mélancolie souveraine, souvent bouleversante, liée au jeu subtil de Charlotte Rampling, tout de mystère et d’évidence, à la vulnérabilité aussi de Tom Courtenay. On pense au superbe film de James Ivory, à l’ambiance comparable, feutrée et suraiguë, de « Remains of the day » (« Vestiges du jour »), où la force de l’amour secret s’alliait à une terrible incommunicabilité pour Anthony Hopkins.
On pourrait s’interroger sans fin sur le dernier geste de Kate – la main de Geoff lâchée lors du discours – et le regard à la fois intense et perdu (dans ses pensées ou un profond désarroi ?) de cette femme : a-t-elle relativisé et pardonné au poids de son entêtante devancière ? ou quelque chose, si ténu soit-il, est-il désormais invinciblement brisé ?
Plus fort à mon sens est le discours du mari qui, après les douloureuses explications dans la voiture ou au restaurant, dans les huis-clos tragiques de ce drame intime à peine apaisé par la beauté de la campagne ou d’un manoir anglais, rend, bouleversé et en pleurs, un vibrant hommage public à son épouse : ce moment d’émotion intense est-il le summum de l’artifice, une rhétorique de banquet, où, le vin et l’émotivité aidant, le personnage surjoue ses sentiments ou la pointe sublime de l’amour vrai, sous le regard des amis et le surgissement des souvenirs ?
Comme si la sincérité était aussi aussi bien jouée que réelle, l’intimité paradoxalement affaire de médiation, de regard d’autrui – comme si l’amour n’existait vraiment, pleinement, uniment que dans la fulgurance d’un aveu, la brûlure d’une parole…

Claude

JE VOUS SOUHAITE D’ÊTRE FOLLEMENT AIMÉE

Article de  Claude Sabatier
Film français (janvier 2016, 1h40) de Ounie Lecomte avec Céline Sallette, Anne Benoit et Elyes Aguis

JE VOUS SOUHAITE D’ÊTRE FOLLEMENT AIMÉE

« Ma toute petite enfant qui n’avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle, vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s’est produite à l’heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu’aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d’osier (…)  “Avec quoi on pense, on souffre ?  Comment on a su son nom au soleil ? D’où ça vient la nuit ?ˮ  (…)  Je vous souhaite d’être follement aimée ». Cette lettre propitiatoire d’André Breton à sa fille bébé, pour ses 16 ans, slamée par Grand Corps Malade, qui donne son titre au dernier film d’Ounie Lecomte, cinéaste d’origine sud-coréenne elle-même abandonnée par son père et adoptée à l’âge de 9 ans, traduit bien la réflexion sur l’identité, la recherche des origines, la rencontre fortuite ̵ devenue destin, nécessité ̵ d’Élisa avec Annette, sa mère biologique.

Pré-générique : Élisa (Céline Sallette) est reçue à Dunkerque par une conseillère du service enfance et famille du conseil général qui lui explique que certes, on a retrouvé la trace de sa mère biologique mais que celle-ci, ayant accouché sous X, est protégée par la loi et nullement tenue de décliner son identité ou de donner des indications sur le père, les raisons ou les circonstances de l’abandon. Il s’agit bien en effet d’un abandon encadré, de pratique immémoriale ˗ du tour dans la porte des églises (où Claude Frollo recueille Quasimodo dans Notre-Dame de Paris) au bureau ouvert institué en 1904 : après une naissance non désirée, des violences conjugales ou une pression familiale, une femme peut, aidée par l’État et après un délai de réflexion de deux mois, accoucher clandestinement dans un établissement de santé. Depuis 2002 et la mise en place par Ségolène Royal, alors ministre de la Famille, du Conseil National d’Accès aux Origines Personnelles ˗ lieu et lien neutres pour des retrouvailles ˗ le droit des enfants ne cesse pourtant d’être réaffirmé et des actions judiciaires menées, par des enfants perdus, des pères lésés, des grands-parents privés de descendance ˗ au point que le Conseil Constitutionnel a dû réaffirmer le droit irréfragable des mères au silence.

Retour à Dunkerque six mois après : Élisa est bien décidée, contre vents et marées, à retrouver la trace de sa mère. Ce qui pourrait n’être qu’une chronique sociale ou le récit documentaire de recherches administratives devient une douloureuse quête de l’identité – moins celle de l’état-civil que de sa vérité intérieure, tant Elisa se trouve prise dans une tourmente : elle se détache de son compagnon, qui semble pourtant l’aimer encore et multiplie les signaux d’écoute et les preuves d’amour ; son fils Noé, en pleine révolte, affecte une appartenance musulmane, qui, de pose provocatrice à la cantine ou à l’école, s’avèrera intuition de ses origines – un grand-père ouvrier algérien des chantiers navals, amour vrai de rencontre rejeté comme scandaleux par les parents d’Élisa ; celle-ci ne croit plus trop à l’amour, fait l’amour sans amour, s’offrant à un bellâtre qui lui a susurré « Élisa » de Gainsbourg mais la quitte un petit matin blême de cuisine en lui payant son bécot dans le cou…

De l’autre côté, la mère, Annette (Anne Benoît) que l’on découvre d’emblée sur son vélomoteur, dans un crépuscule rougeâtre, femme empâtée par la vie, le remords de l’abandon, un milieu modeste de cabaretiers au mieux conventionnels, au pire racistes, comme ployée par la soumission à sa mère tyrannique, par la solitude vouée aux chiens du refuge, aux enfants de la cantine qui la surnomment de l’antiphrase « Pitbull », tant elle est chahutée, sauf de ce Noé dont elle se prend curieusement d’affection − bon sang ne saurait mentir…

Oui, bien sûr, l’identité de la mère est révélée dès les premières images et l’on sait dès lors, comme dans un film policier, que tout l’intérêt de l’histoire résidera non dans la découverte d’une identité de papier mais dans relation qui se tissera, fortuitement, progressivement puis nécessairement, entre les deux femmes – du premier rendez-vous d’Annette chez la kinésithérapeute (qui n’est autre que sa fille) à l’explication, franche et terrible, suivie d’une étonnante réconciliation dans le même plan séquence, par-delà un cut, des deux femmes dans le café fraternel, si l’on ose dire. Une explication qui sera moins révélation d’une vérité depuis longtemps éventée que révélation à soi-même, pour Annette autant que pour Élisa : la mère, qui avait dû abandonner sa fille sous la pression de ses parents, s’affirmera enfin, revendiquant cet amour de jeunesse dans sa profondeur vraie, si passager ait-il été, son « histoire à elle », quand bien même on l’en aurait dépossédée.

Genèse d’une naissance, Je vous souhaite d’être follement aimée est aussi l’histoire d’une renaissance, ou d’une naissance à soi-même − à l’image de ce corps maternel massé par la fille en un accouchement inversé et rédempteur − par quoi ce film au scénario ténu, parfois peu vraisemblable, mais aux strates subtiles, aux obsessions têtues, nous attache et nous emporte, par-delà sa dispersion apparente, dans le tourbillon d’une identité blessée, en mal d’amour, d’une vie brisée.

Et quand Élisa et Annette s’abandonnent enfin au pur plaisir d’une conversation complice dans la paix retrouvée d’un jardin public, on ne sait plus si le hasard s’est fait nécessité ou si le destin retors, jamais perdu, n’attendait pas de se nouer avec le sourire facétieux de la fortune.

 

Claude

 

 

 

 

 

Mia Madre

MIA MADRE

Présenté par : Claude Sabatier

 

 

Intimisme, chronique socio-politique, réflexion spéculaire sur le cinéma avec le tournage d’un film dans le film – Mia Madre, le dernier opus de Nanni Moretti, unit et marie harmonieusement les trois veines chères au cinéaste italien de La Chambre du fils ou Palombella rossa. Ces trois postulations semblent trouver ici un point − et un contrepoint – d’équilibre permanent, à la fois fluide et complexe.

En s’inventant un alter ego féminin en la personne de Margherita, jouée par Margherita Buy, l’acteur-réalisateur évite l’écueil, qui lui fut parfois reproché, de léger cabotinage, voire de nombrilisme sous couvert d’authenticité autobiographique. Et comme si ce transfert ne suffisait pas, voilà que le cinéaste s’inflige − par coquetterie peut-être − un double trop parfait, auto-parodique, en la personne du frère modèle et s’invente un exorcisme en la personne de Barry Huggins, acteur insupportable, égocentrique, ne maîtrisant ni l’italien ni son texte et plus généralement son rôle entrepreneurial, incarné par l’inénarrable John Turturro ! Le comique des situations et l’outrance du personnage dans ce tournage catastrophique d’une chronique sociale − la reprise par un industriel américain au prix d’inévitables licenciements d’une usine menacée de fermeture – tempèrent paradoxalement le tragique d’une femme en perdition, confrontée à différentes formes de deuil ou de renoncement : cinéaste perfectionniste, donc surmenée, mère dépassée par les doutes de son adolescente latiniste, fille assistant impuissante à la maladie et au lent dépérissement de sa mère.

Si La Nuit américaine de François Truffaut proclamait, malgré les difficultés et impondérables d’un tournage, la prééminence de l’art sur la vie, le film courant vers sa réalisation « comme un train dans la nuit », Mia madre dit une certaine vanité du cinéma par rapport au réel : comment parler du chômage, de la crise sans tomber dans le misérabilisme ou le froid constat, sans point de vue clairement adopté ? À quoi bon s’adonner à l’art quand votre mère se meurt ? Il l’évoque toutefois subtilement, en réconciliant les contraires : « vous ne saurez jamais à quel point le travail est important pour nous » − lance un ouvrier à son patron, phrase qui résonne étrangement dans l’âme de Margherita, laquelle vient d’apprendre la mort d’Ada et continue pourtant à tourner… Oui, le travail nous structure et nous porte. Et tout est une question de juste distance aux êtres et aux choses, de « cadrage » dans la vie comme au cinéma …

La beauté du film vient sans doute de sa fluidité, et de l’étrange harmonie avec laquelle, en toute pudeur, sans jamais appuyer aucun effet, la narration de Nanni Moretti mêle souvenirs de jeunesse et anticipations (on pense aux cartons dans l’appartement préfigurant la mort d’Ada pourtant toujours vivante), scènes bien réelles et séquences oniriques : Ada s’évadant en chemise de nuit de l’hôpital ou persistant à vouloir encore conduire malgré la colère (rêvée ?) de sa fille, ses proches (frère, mère et fille) rejoignant Margherita dans la file d’attente des Ailes du désir de Wim Wenders.

Tout semble suggestion, tel ce regard accablé, entre jalousie informulée et conscience de soi douloureuse, de la cinéaste qui n’a su concocter comme le frère modèle des pastas au parmesan pour sa mère hospitalisée, mais s’est contentée d’acheter un plat préparé. Tout est dans le non-dit, dans l’écho assourdi d’une vie qui n’est déjà plus, d’une mort qui jette son ombre portée sur le retour à la maison en phase terminale de maladie, d’une disparition réfractée par le mur d’une chambre adolescente et perçue comme un lointain et pourtant pressant murmure téléphonique. Tout est dit mais aussi pardonné et comme dépassé par la force de la culture, les livres caressés dans une bibliothèque, le regard apaisé et serein d’une vieille dame qui s’excuse presque de partir et nous susurre simplement comme une politesse du désespoir : « À demain » !

 

Claude S.