Tesnota (une vie à l’étroit)

6 nominations au Festival de Cannes et Grand Prix du jury au Festival Premiers Plans d’AngersDu 5 au 10 avril 2018Soirée débat mardi 10 avril à 20h30Film russe (vo, mars 2018, 1h58) de Kantemir Balagov avec Darya Zhovner, Veniamin Kats et Olga Dragunova

Distributeur : ARP Sélection 
Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement

Présenté par Sylvie Braibant

Synopsis : 1998, Nalchik, Nord Caucase, Russie.
Ilana, 24 ans, travaille dans le garage de son père pour l’aider à joindre les deux bouts. Un soir, la famille et les amis se réunissent pour célébrer les fiançailles de son jeune frère David. Dans la nuit, David et sa fiancée sont kidnappés et une rançon réclamée. Au sein de cette communauté juive repliée sur elle-même, appeler la police est exclu. Comment faire pour réunir la somme nécessaire et sauver David ? Ilana et ses parents, chacun à leur façon, iront au bout de leur choix, au risque de bouleverser l’équilibre familial.

 

Le moins qu’on puisse dire est qu’une scène terriblement longue, insoutenable et complaisante de « Tesnota (une vie à l’étroit) » a provoqué d’emblée ce mardi 10 avril des réactions polémiques : horreur de l’égorgement d’un prisonnier russe par un soldat tchétchène, échos éveillés en nous pour l’actualité récente de vidéos de décapitations de Daesh mais surtout connotation politique et valeur dramatique ou symbolique décalée dans cette oeuvre intimiste et poignante, qui ne lui ressemble pas car le contexte historique est le plus souvent tenu en lisière, voire hors-champ ou stylisé dans une scène intense, réfracté dans le cadre familial ou les consciences individuelles (lorsque, par exemple, Ilana se rebelle contre l’antisémitisme dans la même scène de la station-service). Gageons avec Sylvie, notre présentatrice, que le Russe Kantemir Balagov, cinéaste prometteur et surdoué, a cédé, bien qu’il s’en défende, au pire nationalisme, oubliant  les atrocités commises par les Russes eux-mêmes en Tchétchénie, et cédant à la phraséologie officielle qui assimile sécessionnisme et terrorisme, quoiqu’on pense des méthodes islamistes et fanatiques de combattants prêts à mourir pour leur terre, mais si barbares… On a peine à croire qu’il est allé chercher cette vidéo, bien réelle et réaliste, et qu’il l’a insérée dans son film, au nom de la volonté soi-disant documentaire, de montrer l’horreur de la guerre et de lier réalité et fiction ! Se pose ici la question de la responsabilité morale de l’artiste, surtout lorsqu’elle est biaisée par un parti-pris idéologique : ne devrait-il pas s’imposer une forme d’auto-censure – ou alors choisir de suggérer l’horreur, à travers le flou d’un portable, ou un effet de neige sur l’écran ?

   A moins qu’il n’ait voulu suggérer ainsi la violence de la révolte d’Ilana contre son milieu et la volonté de ses parents de la marier à un jeune Juif qu’elle n’aime pas, pour pouvoir payer la rançon réclamée par les ravisseurs de son frère et de sa fiancée ? Jusqu’où d’ailleurs est-on prêt à aller pour les autres et pour leur salut ? Doit-on jeter la pierre à cette communauté peu solidaire, comme la nature humaine en général, ou y voir un certain antisémitisme – tant le rabbin semble intéressé (avec l’achat du garage) ou les amis réticents ou vindicatifs s’exclamant : « m’a-t-on aidé dans l’adversité » ? « Est-ce à nous et non à la police d’intervenir » ?

    Surexpressivité en tout cas bien inutile car on aura compris sans cela que Nazim, le pompiste kabarde, Musulman intégriste qu’aime la jeune femme, est un homme assez violent, ivrogne, amateur de musique techno et de vidéos terribles, comme celle-ci qu’il aurait mise par erreur – mais on n’y croit guère… De même, toute fausse pudeur mise à part – Georges l’a bien dit -la scène de sexe, au cours de laquelle Ilana se donne à  Nazim, pour saccager sa virginité avant le mariage arrangé, apparaît plus comme un viol conjugal dans le désespoir de l’aliénation que comme l’offrande d’une femme à l’être aimé dans l’affirmation de sa liberté et la jouissance de la première fois : possédant la jeune femme dans un sinistre couloir, mal éclairé, sur un lavabo, le jeune homme semble pour le moins manquer de tendresse et d’empathie face à la souffrance d’Ilana, si beau et farouche soit le don…Là encore, le cinéaste est dans l’excès de… démonstration inutile -pour la plus grande gêne du spectateur !

    Ces réserves mises à part, ce film est superbe de retenue et de suggestivité, grâce au format presque carré (1 :33) de l’image, à une mise en scène saccadée et à l’atmosphère étouffante, poisseuse dans laquelle évolue la jeune femme. Le spectateur l’éprouve au sens fort du terme dans sa chair et dans sa conscience : on se sent cloîtré avec les personnages dans un habitacle de voiture, une sinistre cabine de pompiste, et même une tablée familiale lors de fiançailles où les regards se croisent et se jaugent…De même, on ressent puissamment les échappées ou tentatives de fuite de cet oisillon, de cette femme superbement jouée par Daria Jovner, jeune femme s’étourdissant dans une lumière stromboscopique de boîte de nuit, chatte caressante et abandonnée affolée de baisers, se lovant au creux de son ami, tigresse toisant sa mère castratrice, ou sœur légitimement jalouse : admirables sont les plans, riches en surcadrages et profondeur de champ, où la caméra saisit son expression crispée et têtue entre les visages de son frère et de sa mère, où, entre les barreaux d’une échelle métallique, elle exsude la douleur muette et le désir fou alors qu’elle n’a pas osé se confier à son amoureux sur le rapt de David et Léa. On exulte à ce gros plan si symbolique où s’étire dans une diagonale du cadre, vers un point de fuite, le long cou d’Ilana dont les veines bleutées et les tendons palpitants semblent dire la rage froide de la réclusion et l’ivresse de liberté .

On est révulsé et fasciné par cette autre grande figure, qui porte aussi le film : cette mère dont l’amour entier, jaloux, le désespoir bien compréhensible face au kidnapping de son garçon adoré et préféré, s’expriment dans une rage presque haineuse, comme si en elle le désir sincère du bonheur de ses enfants était étouffé par la peur de les voir lui échapper, par leurs velléités d’émancipation. Deux scènes sont frappantes : celle où elle étreint son fils enfin libéré mais n’acceptant pas, pour fuir la honte d’avoir été aidé financièrement par les voisins et amis, de quitter la ville et sa…fiancée, sa mère l’enlaçant alors par le cou avec violence – comme pour l’étrangler ! La fin du film, où, contre toute attente, Ilana se sacrifie, en quittant et son ami et son mari imposé qui a eu l’élégance et la pure générosité de payer la dot sans réclamer la femme (dans le lent et lourd crissement d’une enveloppe délicatement poussée) vient lui répondre : la mère enlace la fille, cette fois-ci plus tendrement mais en lui imposant le vêtement du fils, celui-là même qu’éperdue elle tenait après le rapt, ellipse suggestive… Alors même qu’Ilana avait une relation complice avec son père,  garagiste comme elle, et assez incestueuse avec son frère, embrassé sur la bouche ou s’exhibant devant elle dans un passage (là encore) derrière la maison, l’ultime plan semble promettre une vraie relation – plus sereine – mère-fille, un geste d’amour enfin, d’appel de détresse plus que de mainmise affective, à moins qu’il ne faille y lire, comme Ilana – trop à  fleur de peau ou si intuitive ? – une dernière feinte de la possessivité maternelle privée du fils et se dédommageant, se vengeant sur la mal-aimée : « tu as besoin de quelqu’un à aimer, maintenant, n’est-ce pas? » – s’écrie Ilana. Superbe alliance, dans ce jeu contrasté et subtil de la mère, de la fragilité la plus fébrile et de l’autoritarisme le plus sec,  comme Ilana parvenait à suggérer le déchirement désespéré, le combat incessant, au prix d’une amère défaite, entre l’amour filial et communautaire et une inextinguible soif de liberté, d’authenticité, de fidélité à soi-même.

Insondable mystère de l’amour et de l’amour-propre, alchimie sans fin de l’aliénation et de la liberté.

Claude

 

 

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