La Zone d’intérêt et Moi, Capitaine

Filmer ce qui ne peut l’être… A propos des films de Jonathan Glazer et Matteo Garonne

C’est une obsession qui me tenaille depuis longtemps : comment mettre en images des moments indicibles de l’histoire ou des tragédies humaines. La journaliste de télé que je fus s’est souvent heurtée à cette équation impossible. Deux films récents, de façon très différente, viennent percuter ces questionnements. « La Zone d’intérêt » et « Moi, capitaine », s’ils empruntent des chemins « spectaculaires » très différents, prétendent, « retranscrire » le réel (Jonathan Glazer), voire « l’expérimenter » (Matteo Garonne), pour reprendre les verbes employés par les cinéastes. Et selon moi, l’un et l’autre échouent, quand ils ne conduisent pas à dresser un écran, au sens propre et figuré, contre ce réel.

Avec La Zone d’intérêt, le parti pris de Jonathan Glazer était pourtant séduisant. Filmer l’extermination des Juifs et des Tsiganes à Auschwitz sans la montrer. Depuis Nuit et Brouillard d’Alain Resnais en 1956, les cinéastes se sont demandés comment faire avec « ça », jusqu’à s’affronter. Via le documentaire ou la fiction ? Par des reconstitutions ou par le contournement ? Plus de 70 films ayant pour cadre la Shoah ou l’Holocauste (les mots choisis pour désigner « ça » ont déchiré historiens, écrivains et cinéastes) ont été recensés depuis 1946.

Avec Shoah, Lanzmann a choisi de « faire revivre » les camps d’extermination par des « acteurs » de la « catastrophe », victimes et bourreaux (rescapés des commandos affectés aux chambres à gaz, nazis, citoyens polonais, résistants ou pas…), avec des visages pour seuls paysages, au coeur de presque dix heures d’un film à nul autre pareil, et, selon lui, il ne pouvait en être autrement. Emboîtant les pas de Raul Hilberg, l’auteur de « La destruction des Juifs d’Europe », a construit une œuvre radicale sans une seule image d’archives ni reconstitution. Et dans cette radicalité, il interdisait toute autre approche.

Une querelle est restée célèbre, celle entre Lanzmann et Godard. Lanzmann disait que s’il existait un film qui montrait la mort de Juifs dans une chambre à gaz, il le détruirait. A quoi Godard avait répondu qu’un tel film existait probablement, sous-entendant qu’il faudrait alors le montrer.

Un seul film trouva grâce aux yeux de Lanzmann, « Le fils de Saul » du hongrois László Nemes, s’approchant au plus près des chambres à gaz sans jamais y entrer : « Ce que j’ai toujours voulu dire quand j’ai dit qu’il n’y avait pas de représentation possible de la Shoah, c’est qu’il n’est pas concevable de représenter la mort dans les chambres à gaz. Le Fils de Saul ne montre pas la mort, mais la vie des membres du Sonderkommando, ceux qui ont été obligés de les conduire à la mort. »

En installant, dans la première partie du film, les spectateurs dans la villa du commandant d’Auschwitz Rudolph Höss, Jonathan Glazer voulait sans doute s’inscrire dans cette approche ‘’Lanzmanienne’’ : « Les images des camps, on les connaît, on les a déjà vues. Je n’étais pas à l’aise avec l’idée de les restituer dans mon film. J’ai fait le choix de retranscrire l’atrocité d’Auschwitz-Birkenau via la bande-son. C’est elle qui rappelle en permanence l’ignominie de la barbarie nazie. »

Mais cette fiction se heurte aux clichés, celle d’une famille comme tirée d’images d’Epinal de la famille allemande, souvent répétées – propre, sage, joyeuse, éduquée, aimant les bains vigoureux dans des lacs sauvages, dans une sorte d’été permanent et des jardins soignés… Et malgré la deuxième partie du film, le « récit » imaginaire de la mise en œuvre industrielle de la mort par les administrateurs de la solution finale, cette « banalité du mal » pensée par Hannah Arendt, le réalisateur ne parvient pas à nous mettre dans l’état de malaise recherché, d’inconfort intellectuel, sauf avec cette courte séquence tournée à Auschwitz aujourd’hui, ces femmes de ménage nettoyant les vitres derrière lesquelles s’empilent des montagnes de chaussures, de valises, de prothèses… et que j’avais découvertes à l’âge de 15 ans. Sans alors pouvoir les relier à mon histoire familiale, elles furent au fondement d’un « spectaculaire » désarçonnant et salutaire.

Avec Moi Capitaine, retraçant le périple dramatique de deux jeunes Sénégalais désireux d’aller « faire de la musique » en Europe, Matteo Garrone revendique avoir « donné une voix à ceux qui n’en ont généralement pas, c’est-à-dire faire le film de leur point de vue, et donné au spectateur la possibilité d’expérimenter subjectivement le voyage émotionnel qu’ils vivent. ». Cette volonté contient en elle-même le roc sur lequel se fracasse le film, « épopée » (mot qu’il emploie) composée d’images plus belles les unes que les autres, aussi bien celle des morts dans le désert que des tragiques prisons libyennes. Matteo Garonne avoue presque ainsi vouloir embarquer les spectateurs dans une sorte de jeu vidéo immersif – ce n’est sans doute pas par hasard que les jeunes l’ont d’ailleurs plébiscité tandis que nombre de personnes, en Italie, travaillant avec les migrants, se sont révoltées.

L’image, photo ou cinéma, est effectivement l’un des plus grands producteurs d’émotions, ces mêmes émotions que les propagandistes de masse au milieu du 20ème siècle ou encore aujourd’hui sait si bien manipuler. Ces sujets si graves et importants méritent sans doute une sorte de « neutralité » filmique, « cette profondeur, cette froide brutalité et si peu de pitié pour le spectateur » évoquées par le résistant polonais Jan Karski, à propos de Shoah dont il est l’un des témoins principaux.

Sylvie

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