Joyland — Saïm Sadiq

Joyland est une comédie dramatique transgenre dont la réalisation est très libre. Le cinéma pakistanais est rare en France, et c’est un sujet peu abordé que Saïm Sadiq a choisi pour son premier long métrage. Il plonge sa caméra dans une famille aux rapports inextricablement agencés autour de représentations et de modes de vie dont il est difficile de se départir. Le réalisateur propose une galerie de portraits dont les personnages sont filmés à égalité, sans caricature mais en présentant toutefois leur originalité ; c’est un portrait “pluriel”.

Haider (Ali Junejo), jeune adulte en quête d’identité est ballotté dans un monde dont il ne saisit pas les codes, sa virilité est mise en cause, son identité sexuelle encore en remaniements, … Il semble parachuté au milieu de cette famille obligée de composer avec la modernité quand tout semble strictement bordé. Et puis il y a Biba et ses rêves, elle interprète magnifiquement ce qu’elle est dans la vie, une actrice transgenre (Alina Khan). Il y a enfin tous les membres de cette famille menant une vie communautaire, se  dépêtrant comme ils le peuvent d’un patriarcat d’une voilure à géométrie variable…

Tout ce dont on peut rêver de ses projets et de sa vie même, et qu’on pourra faire ou ne pas faire. Tenter d’infléchir sa destinée en frisant la transgression. Réaliser enfin que les promesses d’avant mariage sont vite oubliées. Et puis finalement décider d’en finir car ce monde n’est décidément pas vivable. La tragédie antique retrouve tous ses accents sous la caméra de S. Sadiq (Prix d’Un certain regard à Cannes) dont l’objectif ponctue son premier long métrage d’images très originales et de lumières somptueuses. En regardant ce film d’une rare liberté, j’ai oublié le Pakistan en me disant que son histoire touchait l’universel.

Pierre

Godland — Hlynur Pálmason (2)

Godland est la fresque sublime, d’un voyage initiatique en terres hostiles, où la nature semble tenir le rôle principal. Hlynur Pálmason nous transporte sur les traces de Lucas, prêtre parti de son Danemark natal, construire une église et photographier la population au milieu de paysages sauvages, équipé de son lourd matériel photographique (chambre à plaques grand format et laboratoire mobile). Des références constantes à la photographie structurent Godland, long métrage dont les paysages grandioses sont paradoxalement magnifiés, serrés dans un cadre carré aux bords arrondis rappelant les premières diapositives Kodachrome 6X6.

C’est un voyage en deux parties, long et périlleux, à cheval dans des rivières prêtes à déborder, dans des terres gorgées d’eau ou longeant un volcan en éruption… la conquête d’un territoire —de celles qu’on a connues aux temps des westerns de J. Ford, A. Penn, ou de W. Herzog—, comme un voyage initiatique que le prêtre s’impose.

Dans un second temps, c’est un choc frontal des cultures, la construction d’une église dans un village va révéler la vraie nature des hommes ; en particulier celles de deux d’entre-eux que tout oppose. Lucas un prêtre danois idéaliste (Elliott Crosset Hove) à qui rien ne pourrait résister —allant jusqu’à perdre par la noyade, son traducteur pour gagner l’autre rive—, et Ragnar, Islandais (Ingvar Sigurðsson), homme tout d’ardeur  et d’expérience au caractère trempé dans les eaux froides du Grand Nord.

Lucas se confronte à un pays, une terre dont il ne comprend ni la langue ni les usages de ses habitants… la religion qu’il doit porter là ne lui viendra pas en aide. La vie islandaise forgée par des siècles de rudesse, a sa propre mystique qui surgit dans le film sous la forme de comptines et de contes que Ragnar se plaît à narrer en s’en amusant, dans un islandais bien incompréhensible du prêtre danois, à l’instar des trente façons de décrire un temps pluvieux sur le bateau pour l’Islande. Petite note en passant, pensez à réécouter “50 words for snow” (Kate Bush 2013), ce que j’ai fait en écrivant.

C’est un film en opposition dans sa temporalité, le tournage s’étend sur plusieurs saisons donnant des images spectaculaires d’une nature sauvage de glaciers, de tourbières figées dans une éternité que le prêtre, homme de la modernité voudrait fixer en instantanés sur les plaques de collodion humide de sa chambre photographique. Un temps qui s’étire au gré des saisons allant jusqu’à la lente décomposition d’un cadavre de cheval jusqu’à sa disparition.

La quête de Dieu, pour qui Lucas se prendrait volontiers, dans une parole hallucinée conduira sa démarche mystique au travers de la lutte, de doute et de la mort qui le frôle … et de l’amour charnel. Mais le langage de l’amour a également ses codes, et mieux vaut ne pas les transgresser, ce que le jeune prêtre tombé sous le charme d’Anna apprendra à ses dépends. Ida, soeur d’Anna, jeune fille facétieuse (Ída Mekkín Hlynsdóttir, fille du réalisateur) s’amuse avec bienveillance des maladresses de Lucas sous le regard défiant de leur père.

L’humilité d’un apprentissage n’aura pas été l’apanage de Lucas qui devra s’affronter finalement dans un combat de lutte, au vieux Ragnar. C’en est trop, Lucas le photographe ne pourra jamais tendre son image à Ragnar qui lui réclame son portrait, pas plus qu’il n’aura su absoudre ses pêchés.

Un parcours initiatique qui vire au cauchemar et se mue en furie meurtrière qui emportera les deux protagonistes principaux de Godland.

Pierre

GODLAND – Hlynur Palmason

« Les paysages sont terriblement magnifiques. Les paysages sont terribles et magnifiques » dit Ida, personnage féminin du film.

Mousses, pierres, forces telluriques, marées, lave, neige, cascade.

Dans Godland, il est moins question de Dieu que des rapports humains, bien humains, trop humains : les rapports de domination, psychologique ou politique, le film se déroulant dans une Islande colonisée par les Danois. Mais il en va surtout de l’humain et de la nature, là encore, rapport de domination, à l’issue prévisible.

Hommes, animaux, insectes. À la fin, c’est la nature qui gagne.

Le personnage principal du film est photographe, au temps du daguerréotype. S’ensuit un parti pris esthétique conséquent : dérouler le film au format carré, comme un tirage de cette époque. Le film opère alors comme un retour aux sources du cinéma, avant l’image animée : c’est une aventure picturale pour le spectateur. Une expérience des changements de lumière, des changements de saisons, du passage du temps.

Ce film pourrait être rapproché de First Cow de Kelly Reichardt, un film d’époque aussi qui interroge tout autant rapports humains et la relation homme / nature. Werner Herzog n’est pas loin non plus, peut-être.

« Godland, le film qui aurait dû avoir la Palme d’Or » titrait Slate.fr. On est plutôt d’accord : ce film est renversant.

Delphine

Sous les Figues-Erige SEHIRI

PORTRAIT DE JEUNES FILLES EN LIBERTÉ

Film de Erige SEHIRI, tourné pendant l’été, en 2020 et 2021, dans le nord-ouest de la Tunisie. Il s’agit de son premier long-métrage de fiction, après un premier long documentaire « La voie normale » réalisé en 2018 sur les cheminots tunisiens.

L’universalité du désir d’émancipation des jeunes femmes.

Le film très sensible et fin, combat nombre de clichés sur la mentalité des jeunes filles vivant dans des régions reculées, pauvres et rurales. Ici les environs de Kesra, située à 170 km de Tunis, connue intimement par la réalisatrice puisque c’est la région natale de sa famille.

Alors qu’avec notre mentalité occidentale, nous pouvons imaginer les jeunes salariées agricoles, non qualifiées et précaires, comme vivant dans la dépendance de la tradition, Érige Sehiri, nous montre au contraire, des jeunes modernes et connectées (elles font des selfies, échangent sur Facebook, Instagram et Whatsapp).

De nombreux plans du film, mettent en scène ces jeunes (garçons ou filles consultant leur portable). Les réseaux sociaux ne sont pas l’apanage des pays dits développés et la modernité mondialisée souffle des idées nouvelles sur ces jeunes générations.

Ce qui permet de mettre en valeur la fracture générationnelle, entre le groupe des femmes plus âgées (dont Leila) et les jeunes. Le choix ayant été fait de ne pas montrer les générations intermédiaires.

Déjà la division du travail agricole (entre les jeunes garçons et filles qui cueillent les figues) et les plus âgées, assises, qui les calibrent et les rangent délicatement dans les cagettes, accentue, l’écart entre ces femmes.

Alors que les conversations des jeunes filles (si belles.) entre elles ou avec les garçons (Abdou ou Firas) portent surtout sur les relations amoureuses, les expériences passées ou présentes et même sur les relations sexuelles (discussion entre Firars et le patron) les femmes âgées se plaignent des maux de leur corps, de leur passé amoureux douloureux et de l’impossibilité qu’elles ont eus de choisir et de vivre leur amour (sublime chanson nostalgique de Leila).

La modernité de Fidé, Melek, Sana et d’autres éclate par leur liberté de ton , entre elles, vis-à-vis des garçons avec qui elles travaillent et surtout avec leur patron.

Lors de la scène de la paye où ce dernier distribue ses dinars avec une parcimonie thénardienne, les femmes osent critiquer et réclamer leur dû avec véhémence voir violence.

Leila qui fait remarquer sa fidélité à la famille du patron, la qualité de son travail et surtout sa surveillance et dénonciation des chapardeurs ou feignants (bel héritage de la dictature).

Melek dont le chef veut acheter le silence, après l’avoir agressée, par un royal billet de 20 dinars, qu’elle refuse en le traitant de « connard ».

Plus généralement ces jeunes tunisiennes savent dire NON aux avances des hommes et ont appris à refuser, ce qui est un espoir énorme.

Le port du voile ou du foulard qui est diversement montré dans le film est un autre indice de cette modernité. Beaucoup portent le hidjab, mais aussi le foulard, de façon décontractée comme Fidé dont le foulard laisse voir la chevelure, et qui tombe régulièrement sur ses épaules, jusqu’à disparaître dans la scène finale du retour dans le camion où les cheveux de Melek et de Fidé flottent au vent, beau symbole de liberté.

Les traditions subsistent ainsi que les crises politique et économique.

La révolution de 2011, a apporté beaucoup d’espoir et de changement au niveau des mentalités, et des prises de conscience mais l’Histoire depuis a reculé, les difficultés économiques persistent.

Ces travailleurs saisonniers, payés une misère, travaillant 10 heures par jour, sans contrat de travail, sans Sécurité sociale, soumis au bon vouloir du patron qui peut les renvoyer du jour au lendemain et qui vivent dans une grande précarité (voir la scène où Abdou orphelin demande sa paie du jour).

Si le film a été tourné dans un verger sous les feuilles, donnant l’impression d’un huis clos c’est pour souligner l’enfermement de ces jeunes dans un système, un pays où la nature est prodigue mais pas le contexte politico-économique qui leur laisse peu de marges.

Et dont le travail peut présenter des dangers. Dans les transports quotidiens avec de vieilles camionnettes qui sont de vraies bétaillères, difficiles d’accès pour les femmes âgées, où sont ballottés les travailleurs. Sans parler des accidents fréquents (vu l’état des routes) qui font des morts et de nombreux blessés.

Persistance du patriarcat et des mentalités machistes chez certains hommes, dont Melek est victime dans le verger lorsque le patron l’agresse.

Il y aurait dans le milieu agricole de nombreuses agressions sexuelles et même viols, que la réalisatrice a refusé de trop montrer pour ne pas diaboliser les hommes qui dit-elle sont aussi les victimes du système, des traditions.

Au-delà de ces remarques générales nous retiendrons, la joie, la beauté de ces visages filmés en plans serrés, cette sensualité qui se dégage des corps, des gestes graciles qui cueillent ces fruits gorgés de sucre, cette sororité lors des échanges , du repas partagé, des regards, des corps qui se touchent, se frôlent, se parlent.

Et ces scènes finales si belles, avec le maquillage des saisonnières agricoles qui se muent en jolies jeunes filles souriantes, vers leur vie et qui chantent toutes ensemble lors du soleil, couchant. L’avenir est devant elles et il peut être beau.

Erige, nous attendons avec impatience votre deuxième film…

Françoise

Ariaferma (3) — Leonardo Di Constanzo

Le film s’ouvre autour d’un feu de camp. Des gardiens au repos vident leurs bières en attendant la quille (la fermeture pour démantèlement de leur établissement pénitentiaire). Ça se passe à l’écart, dans un champ, et ce plan inaugural ouvre “un champ des possibles”. Le titre Ariaferma en forme d’oxymore pourrait signifier “l’air arrêté (en suspens)” ou encore un “air ferme (strict)”, comme si c’était de cet air ou de cette ambiance que dépendaient les événements qui adviennent au cours de la chronique d’une fin annoncée aux rebonds multiples.

Les nombreux plans et portraits sont filmés en contre-plongée en opposition aux vues surplombantes des bâtiments vétustes. Le réalisateur (Di Constanzo) propose sa vision par un procédé photographique, la bascule qui consiste à modifier les axes de prises de vues pour en redresser les perspectives. Le spectateur se trouve dans une position d’inconfort ; ces anamorphoses sont les visions déformées des murs délabrés et les traits des visages accentués par le procédé.

Mais la bascule opère également dans le registre des valeurs humaines, et de psychologies improbables dans un lieu où le fonctionnement en mode dégradé n’est pas prévu par le règlement.

Des plans serrés sur les visages mutiques dans une pénombre parfois inquiétante, ou des plans fixes sur l’architecture faite d’arêtes vives, augmentent l’impression de déséquilibre. C’est la vision d’un monde où tout peut se transformer avant de disparaître, un lieu de claustration et de création : fraternité quasi paternelle faite d’instincts engourdis de ceux qui sont oubliés là, rétablissement toute honte bue d’une relation de voisinage longtemps oubliée, ou convergence de deux collectifs en opposition à profiter des bonnes choses.

Un scénario sur le fil, où ce qui pourrait basculer à tout moment (cf. les commentaires de Claude et Georges), nous invite à un exercice d’équilibre subtil et très fort. Des rôles écrits en sorte qu’ils empêchent ce mouvement de bascule et obligent à repenser les idées reçues sur la morale des détenus, ou la probité de leurs gardiens… Di Constanzo évite l’écueil de la révolte (attendue ?) dans une violence néanmoins contenue.

La question ne sera pas tranchée de ce qui relève de la plus grande transgression. D’une part, la revendication portée par Lagioia (Silvio Orlando) d’accéder à une forme de liberté, préparation des repas, convivialité retrouvée d’un dîner pris en commun d’un côté, et d’autre part, se sentir investi d’une toute puissance en refermant la sphère de la décision intra-muros sans en référer à la hiérarchie des “événements indésirables”.

Mais nous avions été avertis dès l’annonce du transfert de l’ensemble des détenus et l’effacement simultané de la directrice, quand on sait la primauté de la hiérarchie du système carcéral et les modalités d’application des peines (Surveiller et punir— Foucault, 1975). La nomination de Gargiulo (Toni Servillo) est le moment déterminant du film. Chez les condamnés à de longues peines le temps s’écoule autrement, les rapports entre les hommes sont marqués comme au fer des cicatrices sur leur visage. Tout change et tout semble s’arrêter, et pourtant… “Ariaferma”. Le temps tenu par les gardiens est ponctué du bruit des clés ou des trappes de visite qui s’ouvrent bruyamment jour et nuit.

Bien sûr, j’ai lu les superbes commentaires de Claude et de Georges et refait ma copie en souhaitant la conclure par des associations.

  • À commencer par celle de Felice et Oreste, les deux napolitains de Nostalgia (Mario Martone) que la même scène de crime avait fait basculer d’un côté et de l’autre (de la culpabilité perpétuelle et de la tentative (avortée) de pardon et de rédemption.
  • Shutter Island (Martin Scorsese) tourne également les figures de l’incarcération insulaire où les roches érodées prennent des formes humaines, l’humanité se trouve transfigurée entre délire et terribles visions oniriques.
  • “Lettres mortes” (Patrick Faugeras, psychanalyste) correspondance censurée de la nef des fous, Hôpital de San Girolamo à Volterra, 1900-1980, traduit et présente une centaine des courriers (écrits par les patients et jamais expédiés, reçus par l’administration et jamais remis) invitant le lecteur à se reconnaître avec le destinataire de ces messages jamais transmis. Le recueil des courriers est accompagné de dix reproductions en quadrichromie qui évoquent en tous points la prison d’Ariaferma.
  • J’ai enfin pensé au sublime et terrible essai cinématographique de Jean-Daniel Pollet “L’ordre”(1973), tourné dans la léproserie de l’île de Spinalonga (Grèce) où les malades sont finalement condamnés à vivre sans espoir de retour après leur guérison, dans une ultime relégation.

Pierre

ARIAFERMA-Leonardo Di Costanzo  Notes (2)

Beaucoup d’entre nous sont sensibles aux sons d’un film et à sa musique, la musique d’Aria ferma, nous la devons à Pasquale Scialo, elle est belle, bien à sa place, et il y a ajouté des compositions d’autres musiciens.

L’une d’elles arrive tard dans le film, durant un appel des prisonniers, celle de Clapping Music de Steve Reich :

Et presque à la fin Pavlos Carvalho et Vasiliki Anastasiou, Na’ Man Pouli dont je n’ai pas trouvé de version aussi belle que celle choisie par Pasquale Scialo, suivie de Vasiliki Anastasiou, Triha bridge (que je ne peux transférer)

Souvent les films, les thèmes se répondent, vous vous souvenez, au début, il y a ces hommes, chasseurs, dans la montagne, l’un conte l’histoire de son premier tir, presque involontaire, lorsqu’il était tout jeune, il a blessé une tourterelle. Pris de pitié, il l’a recueillie et soignée. L’homme qui conte cette histoire, comme ses amis et collègues, est un gardien de prison. Et cette histoire va teinter tout le film. D’ailleurs, « Na’Man Pouli » ce chant des dernières images dit quelque chose comme : J’aimerais être un oiseau et j’aimerais voler.

La prison, c’est celle de Mortana une prison d’architecture Panoptique, Léonardo di Constanzo l’a déplacée à la montagne en postproduction, son lieu, c’est une prison de Sardaigne dans la belle ville de Sassari. Elle est fermée depuis dix ans. » Ses petites sœurs » existent ou ont existé partout dans le monde. Il y en a encore en France. L’idée de leur conception, c’est un cercle de cellules et une tour au centre de ce cercle, une tour, les gardiens pouvant voir partout sans être vus. Chaque prisonnier s’y sent épié, 24 heures/24.

Son concepteur, c’est Jeremy Bentham, un philosophe des lumières, qui se distingue par ses positions contre les châtiments corporels aux enfants, pour l’égalité des sexes, conclut : La morale sera « réformée », la santé « préservée », l’industrie « revigorée », l’instruction « diffusée », les charges publiques « allégées », l’économie « fortifiée ». « Le nœud gordien des lois sur les pauvres non pas tranché mais dénoué – tout cela par une simple idée architecturale ». Initiant ainsi la société de surveillance !

Léornardo di Constanzo en isolant la prison (en isolant un lieu d’isolement) nous offre une bien curieuse vision, d’abord son extérieur inquiétant, perdu dans un écrin de verdure (comme disent les agents immobiliers), de montagnes et de brumes. Regardons ensuite son intérieur si bien décrit par Claude dans son article. Serions-nous dans un conte ? Le film est en effet narré, structuré comme tel. C’est la forme qui convient le mieux à son propos.

La situation initiale se présente ainsi : il y a un imprévu, douze gardiens doivent garder douze prisonniers pour lesquels on n’a pas trouvé de place avant que la prison ne ferme définitivement. Sur ce chiffre 12, beaucoup ont vu un clin d’œil biblique, (la cène) ou encore un vague pendant à douze hommes en colère.

Dans son ouvrage paru en 1961 « Asiles » Erving Goffman décrit la prison, comme une institution bureaucratique, totalitaire car elle prend en charge l’ensemble des besoins, l’ensemble des éléments de vie des détenus, quelle que soit l’efficacité du système.

Il décrit ensuite comment le personnel voit le détenu : replié sur lui-même, hostile, déloyal puis comment le détenu voit le personnel : condescendant, tyrannique, mesquin, ensuite comment les détenus se voient eux-mêmes : inférieurs, faibles, coupables.

Ariaferma ne dément pas ces portraits types, ils ne cessent de coller aux personnages. Le rendu est d’autant réaliste que le réalisateur a pris pour l’ensemble des rôles secondaires d’anciens détenus et d’authentiques gardiens. Au cinéma comme dans la vie, le corps parle.

Diverses perturbations vont modifier progressivement la marche bien ordonnée des choses : Dans un climat d’incertitude sur leur sort prochain, alors que leurs contacts avec l’extérieur et leurs familles sont rompus, on sert aux prisonniers une nourriture immangeable.C’est l’outrage de trop, les prisonniers décident de faire la grève de la faim et ils s’y tiennent.

Comme par défi ou provocation, Carmine Lagioia (Sylvio Orlando) le vétéran des prisonniers bientôt libérable, propose à Gaetano Gargiuolo (Toni Servillo), le vétéran des gardiens de faire la cuisine. Paradoxalement, Gaetano accepte ce marché (et en arrive presque à se comporter comme s’il en était prescripteur). Dans cette situation, si peu bureaucratique et réglementaire, l’un est l’autre savent qu’ils doivent être à la hauteur de leur mission, qu’ils ont intérêt tacite à réussir.

A partir de cette situation, tout le film montre l’intrusion, l’infiltration de l’humanité dans le système bureaucratique du pénitencier, la subtile subversion des codes, ceux de la parole et des manières de se conduire. Gaetano qui exerce son métier au plus haut degré, avec discernement et probité, n’a jamais en son for intérieur, quitté la colombe blessée au jeu de la chasse et son désir de réparer cet oiseau qui aimait voler. Plusieurs scènes fugaces l’indiquent. De son côté, Carmine le bandit n’a jamais cessé d’être un homme, sans doute, est-il devenu un sage, celui que les autres consultent. Tous deux se libèrent de préjugés qui les enferment autant que les murs et les deux groupes (prisonniers et gardiens) se rapprochent.

Aria Ferma, dont la diffusion en France est indigne, c’est tout de même un film primé au Festival de Venise, (meilleur acteur, meilleur scénario, meilleure photographie) risque de ne pas atteindre les 8 000 spectateurs, (songeons que presque 300000 jeunes apprennent l’italien au lycée!) en ces temps d’impatience sécuritaire, devant le déni de la condition des prisonniers en France, ce film en plus d’être beau et original a le mérite de parler d’humanité.

Georges

Ariaferma-Leonardo Di Costanzo-

Demeurer fasciné pendant près de deux heures par des murs lépreux, des couloirs sans fin, la vision panoptique (selon Michel Foucault) d’une prison circulaire qu’embrasse un regard surplombant après un plan d’ensemble sur une forteresse ébréchée, des bâtiments aveugles, des murs écroulés ou reconquis par une nature sauvage, à l’image de ce jardin potager à l’abandon où poussent pourtant des blettes ou de l’oseille ; y guetter des signes d’humanité, dans un improbable face à face, dans l’entre-deux d’un temps suspendu, l’absurde huis-clos d’une geôle vidée de presque tous ses détenus sauf une petite douzaine livrée à la ferme (mais fébrile ?) surveillance du même nombre de gardiens, en attendant la fermeture définitive des lieux et le transfert des prisonniers dans un cadre plus moderne et sécurisé – tel est le pari, telle est la réussite d’Ariaferma, le dernier film italien du réalisateur Leonoardo Di Costanzo avec Toni Servillo et Silvio Orlando : ce nouvel opus a été couronné par le Donatello du meilleur acteur pour Silvio Orlando et du meilleur scénario.

Attendre, avec ces reclus ramenés à la même triste et fragile humanité un hypothétique transfert, dans ce lieu apocalyptique – fin du monde et impossible révélation – lové au coeur des montagnes sardes, une délivrance administrative (de la directrice partie, ayant délégué son pouvoir) ou un signe divin que font vibrer de superbes chants et choeurs de Pasquale Schialo : attendre sans fin comme le commandant Drogo du Désert des Tartares

Vibrer dans l’attente d’une action sans cesse différée, sans cesse refusée – tant il serait tentant et facile pour le cinéaste d’imaginer une révolte des détenus – dont les repas préparés, le personnel et le cuisinier évaporés, sont infects – ou une enième variation sur la dureté de matons tortionnaires, rivalisant pour ainsi dire avec la cruauté ou la bestialité des criminels dont ils ont la garde. Se laisser peu à peu gagner par le sentiment, puis par la certitude qu’il ne se passera rien et pourtant y croire ou y penser jusqu’au bout, comme à un possible romanesque, comme à un exorcisme de l’angoisse permanente, liée pourtant à un curieux apaisement dans les repas confectionnés par le parrain, les dialogues qui se nouent, ou cette incroyable scène de repas (de Cène ?) pris par les détenus et quelques gardiens dans le hall de la prison, cellules ouvertes, sous le regard il est vrai attentif et méfiant d’autres matons et de soldats casqués.

Toute la force du film est là, dans ce possible palpitant et ce refus final de l’action, de l’événement, dans la tension même qui naît de cette double postulation, dans une incertitude narrative et cinématographique qui tient lieu de scénario : on croit sans y croire qu’il va se passer quelque chose, moins quand Gaetano donne un couteau à Lagiola pour couper et émincer des oignons qu’au moment où, le directeur s’éloignant un instant, un plan de caméra subjective désigne au regard du mafieux cuisinier, seul un instant, l’armoire fermée qui abrite les armes possibles d’un meurtre ou d’une mutinerie, pourtant peu vraisemblables. De même, quand le jeune Fantaccini en attente de son avocat et de son jugement (le vieil homme qu’il a dépouillé est dans le coma et l’attente de la mort) se perd et se cache dans une cellule désaffectée, on sent un vent de panique souffler sur Gaetano qui a besoin de l’aide de Lagiola pour le retrouver : là encore se dessine une inversion possible des rapports de force – façon Ile des esclaves de Marivaux – là aussi refusée car l’égalité des deux hommes, l’intensité de la situation, les regards impassibles et pourtant voilés d’une ombre des deux hommes se suffisent à eux-mêmes…Point n’est besoin d’un événement.

Un avènement plutôt, celui d’une communauté fragile, sans émotion véritable, ni pathétique, si ce n’est à la fin, avec le départ de Fantaccini pour son procès, et toutes les marques d’amitié qui lui sont données de ses co-détenus et jusqu’aux encouragements du directeur de la prison : « Bon courage ! » On ne sait et on ne saura pas si sa victime est morte, cela nuirait à l’émotion et à la crédibilité touchante de ce jeune homme dépassé par son acte, bouleversé par ses conséquences – et dont on n’apprendra guère plus, pour permettre une certaine empathie avec le spectateur, que sur le condamné à mort de Victor Hugo dans Le dernier jour d’un condamné

Le refus de la violence ou une tension comme apaisée, ou à peine entretenue par des micro-événements, dans une prison, pourtant, lieu traditionnellement voué aux rancunes, au racket, à l’apprentissage terrible des novices par les parrains (on se souvient d’Un prophète, de Jacques Audiard)…Une humanité fragile et fébrile, saisie dans l’espace inattendu de la Cène, du repas inopiné, dans les couloirs, le potager où les deux héros, gardien et parrain, en cueillant des légumes sauvages – signe d’une possible domestication des instincts les plus bas – évoquent leur enfance, leur père, où le panoramique et le hors-champ sont refusés pour les plans de demi-ensemble ou les plans rapprochés. Comme si le « Surveiller et punir » de Michel Foucault, pour reprendre une critique de ce film, devenait subtilement, subrepticement, un « Surveiller et unir », sans naïveté toutefois, ni utopie humaniste ou humanitaire : le gardien rappelle bien au détenu en chef, qui le provoque ironiquement, que lui n’a rien à se reprocher et qu’il peut dormir tranquille contrairement à tous ces malfaiteurs (ce qui n’est pas tout à fait vrai dans ces circonstances !) et, de son côté, Lagiola exprime ultimement le mépris social du parrain aristocratique pour le fils de laitier qu’est son interlocuteur et tranquille rival…

Gros plans sur les visages, tensions infimes et infinies des regards, longs plans-séquences, le temps d’apprendre et d’apprivoiser l’autre, ou à tout le moins de sonder son mystère – du bivouac d’adieu des matons chasseurs quittant la prison qui ouvre le film aux derniers feux d’un repas partagé par tous, dans ce huis-clos carcéral, d’un acte d’amour final, arraché quand même au temps et à la nuit.

La prison – si tant est que le cinéaste veuille délivrer un message dans ce film pur – ne marche que quand elle n’est plus prison mais humanité, à défaut de réinsertion…

La sympathie ou un soupçon de sympathie, entre ces deux communautés rassemblées et du spectateur aux personnages, naissent moins de l’humanisme, d’un sentimentalisme ici refusé que de la situation de basculement possible, de paroxysme figé, empêché qui rapproche des hommes si différents, des ennemis traditionnels. Comme si tout était affaire de circonstances, que les pires individus pussent susciter sinon la sympathie, du moins l’empathie, être simplement humains ..Plus que leur rôle respectif de gardiens ou de détenus, plus forte que l’interrogation du spectateur sur leur passé geôlier ou délinquant palpite leur humanité : qui que tu sois, quoi que tu aies fait, si odieux ou ennemi me sois-tu, je te reconnais dans ton humanité, comme mon semblable.

Version carcérale et paradoxale du fameux mot de Térence dans son Héautontimorouménos : « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

Claude

En attendant Godland!

Vous le savez, nous avons programmé Godland, vous pourrez le voir la semaine du 10 au 14 février, Patrick animera la soirée débat du 10. Coïncidence, le 25 février, je lis l’un de mes blogs favoris, « Bande à Part » dont je vous communique le lien en fin d’article, au cas où :

et j’apprends que Mia Hansen-Love, que les Cramés de la Bobine connaissent bien, est la Présidente du célèbre Festival Premier Plan à Angers. On lui demande :

Quel serait le film récent que vous auriez envie de défendre et où vous voudriez envoyer tous les spectateurs ?

Godland de Hlynur Pálmason. Je l’ai vu l’été dernier aux Ciné-rencontres de Prades. Le film continue de me hanter. J’ai rencontré Pálmason et c’est quelqu’un qui a une innocence, quand bien même il réalise un film qui peut être considéré comme dur. Il y a quelque chose de lumineux à l’écran, que je retrouve chez lui. La rencontre avec Godland et avec Hlynur Pálmason a été précieuse. Le film m’accompagne, je le trouve à la fois moderne et intemporel comme peu de films savent l’être aujourd’hui.

« Godland m’a fascinée, parce que la beauté qu’il filme – la beauté du monde, la beauté de l’Islande – est pour moi, dans chaque plan, habitée par cette quête. Et puis, j’aime la façon dont le féminin surgit à un moment où on ne s’y attend pas, et apporte une lumière qu’on ne croyait plus trouver dans un film qui semble uniquement masculin. Je trouve qu’il parvient à ramener le cinéma à sa fonction la plus essentielle. Ça faisait longtemps que je n’avais pas perçu ça avec cette puissance-là. Que le cinéma, c’est fait pour filmer les visages. Ce film m’a bouleversée ».

https://www.bande-a-part.fr/cinema/entretiens/magazine-de-cinema-mia-hansen-love-presidente-du-jury-au-festival-premiers-plans/

Les Pires – Lise Akoka et Romane Gueret

Les Pires, c’est ainsi que sont désignés les gamins du Quartier Picasso à Berck sur Mer, choisis pour tourner là une fiction à partir d’un casting sauvage. Pour les habitants, les Pires seraient les enfants des autres… des graines de crapules faits acteurs le temps d’un projet de film, et qui pourraient montrer une mauvaise image des Gens du Nord, mais j’en dis trop car nous sommes déjà dans la fiction. Le scénario est une mise en abîme, un film construit autour du tournage d’une chronique de jeunesses en cité… presque-documentaire qui se présente finalement comme une fiction au scénario très écrit, depuis la scène inaugurale du casting jusqu’au grand plateau de la scène finale, à l’envol de quatre mille pigeons en présence de tous les habitants de Picasso.
Les références du genre sont multiples et on pense à Truffaut, à La Nuit Américaine (tournage d’un tournage), et aux 400 coups où un Antoine Doinel aurait pris le prénom plus au goût du jour de Ryan (Timéo Mahaut, remarquable). L’alchimie savamment entretenue entre documentaire et œuvre de fiction, fait apparaitre des personnages dont les portraits ont été tracés tout en finesse (langages, attitudes corporelles…). La caméra filme en plan serrés, jamais voyeuriste. Les rôles sont incarnés, “incorporés” serait peu dire, et totalement engagés (prodigieuse Mallory Wanecque dont il faudra suivre la carrière). Pour ma part outre Truffaut déjà cité, j’ai retrouvé quelque chose de Jean Schmidt (Comme les Anges déchus de la planète Saint-Michel—1979) dans une forme ethnographique qui vise à montrer des mondes souvent proches et que nous ne connaissons pas. L’adolescence enjouée des Pires peut également rappeler les jeunes issus de Memphis (TN) ville sinistrée du Sud (Soul Kids de Hugo Sobelman—2021), prêts à tout pour réussir leur formation musicale.
Les deux jeunes co-réalisatrices dont l’une a fait des études de psychologie, présentent une humanité loin des caricatures outrancières des Cht’is de Bruno Dumont (Le P’tit Quinquin)… C’est un film lumineux d’une jeunesse pleine de tonus. Plonger leur caméra de cette manière dans les décors peu reluisants des quartiers déshérités s’inscrit comme geste politique ; ce film est beau car c’est aussi un parti pris esthétique de « balancer » des gueules d’ange (casting mixte composé de vrais acteurs et d’ados non-professionnels in situ) parmi les quartiers laissés à l’abandon du Nord.
C’est l’invitation à (re)penser notre époque avec le regard d’une prometteuse nouvelle génération de cinéastes. L’image finale d’un envol de pigeons voyageurs au grand soleil, évoque l’aspiration bien légitime de Lily, et de bien d’autres au même âge, de quitter l’enfance et poursuivre son projet de devenir une actrice professionnelle. C’est en bonne voie…
Pierre

Saint-Omer — Alice Diop (3)

C’est difficile de revenir sur la chose jugée, c’est pourtant l’exercice auquel nous soumet Alice Diop dans son film Saint-Omer, tiré d’un fait réel. Nous avions connu le genre “close-up”, terme que je préfèrerai au “huis-clos” qui peut-être pris dans une double acception, juridique et cinématographique. Que ce soit la représentation à l’écran d’une salle d’audience —cf. les films cités par Sylvie, “Douze hommes en colère” où Sydney Lumet observe comment se forme le jugement à plusieurs dans les débats internes au jury d’Assises U.S., ou encore les contraintes multiples et terribles subies par Yves Montand dans “l’Aveu “de Costa Gavras… De mon côté, la succession de plan fixes m’a plutôt renvoyé aux “Délits flagrants “de Raymond Depardon, qui avait reçu l’autorisation de filmer en salle d’audience. Et où le photographe-documentariste fait se poser la question de la responsabilité du délinquant au moment où il commet ses actes. Mais dans le cas de Fabienne Kabou, mère infanticide qui a inspiré le scénario d’Alice Diop, Marie Ndiaye et Amrita David, la question persiste de connaitre les raisons d’un tel acte. Serait-ce une “dépression” profonde, qui aurait conduit la mère dans son geste monstrueux ? S’agirait-il encore d’une forme de dissociation psychique faite de maraboutages, de mythomanie, ou d’autres points aveugles… et dans ce cas ne s’agirait-il pas d’ une forme psychose voire de schizophrénie, par conséquent ce serait de soins dont aurait besoin la mère meurtrière ; mais cette hypothèse est écartée par le tribunal laissant les expertises psychiatriques en suspens. Et puis il y a les projections morbides dont l’accusée —énigmatiquement interprétée par Guslagie Malanda—, aurait elle-même été victime avant de les retourner vers sa fille dans son geste fatal. Le jugement est difficile. Néanmoins Alice Diop ajoute d’autres propositions, celui de la “marque” mortifère portée sur sa fille Elise par la jeune mère qui se sent invisibilisée et que tout semble dépasser, intention rappelant les femmes tondues à la Libération en ouverture du film. Enfin, la réalisatrice renvoie par les images allusives du “Médée de Pier Paolo Pasolini, à la tragédie mythologique dont les répétitions des meurtres d’âmes, fût-ce de ses propres enfants demeurent décidément intemporels. L’écriture du scénario à quatre mains est remarquable en ce qu’il invite en réflexions de tous ordres, sociologiques et politiques, anthropologiques et linguistiques, et continuent de questionner la psychopathologie de cette mère mortifiée, mortifère et meurtrière.

Pierre