The Substance de Coralie Fargeat


Avec Revenge en 2018, Coralie Fargeat mettait déjà la barre très haut et nous avait bluffée par son goût du film de genre féministe et sa maîtrise du sujet. Souvenez-vous la scène finale … une villa chauffée à blanc et à l’intérieur, la longue poursuite, en rond, comme dans une cage, les murs qui deviennent écarlates …

Avec The Substance, son deuxième film, elle continue sur sa lancée gore, enfonce le clou à gros coups de gourdin et largue une bombe avec une plongée radicale et sanguinolente dans un récit de body horror au stade terminal de l’excès, c’est sans appel, cursus à fond, bande-son saturée à mort !
Il faut être prêt à vivre cette histoire (et consentir aux trente dernières minutes de grand huit sous amphét) ! Il faut, de base, l’être, prêt, pour ce brûlot anti-patriarcal sidérant, gorgé d’humour et de colère, cette satire noir corbeau de la dictature du paraître, du jeunisme obligé, et une dénonciation implacable de ses ravages.
Le récit est traité comme un long cauchemar stylisé et il faut se mettre dans la tête d’Elisabeth Sparkle (Demi Moore, à nu au propre comme au figuré, époustouflante) du début à la fin, aller jusqu’au bout de ce parcours tout en tripes et boyaux et exulter.

A ce moment-là de sa vie, il va sans dire que tous les hommes dans la tête d’Elisabeth Sparkle sont ignobles, dégoûtants ou débiles. Ou les trois.
Lorsque tout part vraiment en vrille, The Substance vire au délire, nous explose à la figure et c’est une dinguerie ! Gros plans de fureur et bande sonore malaisante, on plonge dans l’horreur pure. Corps qui explosent, membres sectionnés, tripes liquéfiées, peau arrachée, protubérances cauchemardesques… un festival de métamorphoses d’un réalisme à couper le souffle. Comment mieux montrer l’absurdité des diktats esthétiques qu’en collant un sein sur un visage mutilé se désagrégeant peu à peu jusqu’à n’être plus que les yeux d’Elisabeth, bordés d’une chevelure visqueuse faite de chair liquéfiée tel un soleil éphémère glissant sur Sunset boulevard vers son étoile abimée ?

Un film d’horreur féministe si abouti, réalisé par une cinéaste française et d’envergure décidément … on ne voit pas ça tous les jours.

On en sort essoré et ravi.

Marie-No

The Outrun, Nora Fingscheidt

The Outrun nous dévoile le troisième long métrage de la réalisatrice allemande, Nora Fingscheidt, découverte par les Cramés en septembre 2020 avec le film coup de poing Benni,. Cette fois, elle nous transporte en Grande Bretagne, à Londres, mais aussi et surtout au nord-est de la pointe de l’Ecosse, dans les îles Orcades (Orkney Islands), où la population se compterait presque sur les doigts des mains, et où la Nature règne en maître. Solitude assurée, calme insulaire mais pas que…

Rona (Saoirse Ronan, lumineuse de bout en bout), 29 ans, études en biologie presque achevées, va de sévères cuites en cures de désintoxication chez les alcooliques anonymes, et en rechutes, les phases de sobriété ne faisant pas long feu. Rona gâche sa vie, et ce malgré l’amour de son petit ami, Daynin (Paapa Essiedu), qui, las de son addiction à l’alcool et de ses promesses non tenues, finira par la quitter, laissant pour toute explication ce mot d’excuses « Je suis désolé » (‘I’m sorry’) ….

Après une énième soirée alcoolisée qui se solde par une agression, envoyant Rona aux urgences, elle part dans son village d’origine, dans les îles Orcades, où vivent encore sa mère (Saskia Reeves) et son père (Stephen Dillane), tous deux cependant séparés : la mère dans la maison familiale où Rona a passé son enfance ; le père dans une caravane au bord d’une falaise. Ainsi Rona vit un peu chez sa mère, tout en aidant son père avec les moutons qu’il élève, jusqu’au jour où, ne pouvant sans doute plus supporter sa mère et sa foi profonde qui ‘sauvera’ Rona, elle décide de se retirer dans un cottage aux murs roses, isolé au beau milieu de nulle part sur la petite île de Papay.

Ce à quoi nous assistons dans ce film est une fuite en avant, pour courir vers une renaissance, non pas grâce à la foi mais grâce à la Nature, personnage à part entière dans ce film aux accents panthéistes et écologiques. La Nature deviendra d’une certaine façon le nouveau compagnon de Rona, une nature fidèle, qui ne triche pas, et qui ne vous offre aucune illusion, contrairement à l’alcool. Dame Nature est un paradis, un vrai, qu’il faut non seulement protéger et apprendre à connaître, un paradis sans faux semblants comme l’alcool qui donne l’illusion de bien être mais vous détruit lentement. Rona va donc apprendre à écouter la nature, à l’observer, et si ce n’est la dompter – enfant elle croyait que son père pouvait maîtriser le vent  ̶   à se fondre en son sein pour faire corps avec elle.

Le spectateur ne peut qu’admirer la performance de Saoirse Ronan : elle est de tous les plans ou presque, accompagnée mais souvent seule ; elle parvient dans ces moment-là à nous toucher, nous émouvoir au plus profond de nous-même ; elle ressemble alors à une fée gaélique dirigeant le poème symphonique du bruit et de la fureur de la nature, du vent et de la tempête, elle converse avec elle, tout comme le roi Lear; elle commande un bateau imaginaire, en pleine tempête, luttant contre les éléments déchaînés.  Telle une cheffe d’orchestre, elle dirige le vent et les vagues par de grands gestes qui accompagnent cette grandiose symphonie. Elle fait corps avec les éléments : on est là proche du sublime, on ne peut qu’être ébloui par la maestria de l’actrice qui, elle aussi, semble aller au-delà de ses propres limites, dans des extrêmes, relevant ainsi le défi qu’une telle performance impliquait.

Les séquences nous transportent d’un tumulte à un autre, l’un et l’autre n’ayant rien de commun: Londres, les boîtes de nuit et les musiques à tout rompre, les danses endiablées au rythme trépident et enivrant, c’est cette même musique qui, au début, rythme les promenades de Rona sur cette île battue par des vents dont elle n’écoute pas la vraie musique, enfermée comme elle est dans son enfer intérieur. Rona voguera de sons métalliques de synthétiseurs vers le bruit furieux des vagues qui viennent se fendre sur les rochers, le cri des phoques, des oiseaux et d’un en particulier, le roi caille, rare car en voie d’extinction, qu’elle ne verra et n’entendra qu’à la toute fin, symbole d’un apaisement retrouvé, signe de sa communion avec la nature, sa faune, ses paysages, signe de sa rédemption et de sa renaissance enfin.  

Se défaire d’une addiction est un parcours du combattant, une lutte intérieure et extérieure de tous les instants pour ne pas céder à la tentation, ce qui demande une volonté et une force inouïes . L’alcoolique sera toujours sur le fil, prêt à replonger, il faut tenir 90 jours pour gagner une première victoire sur l’alcool, sur soi-même, ce qui est d’autant plus difficile que la tentation guette sans cesse : Rona sait où elle cache des bouteilles : derrière la colonne du lavabo, dans une valise enroulée dans une serviette. Ces scènes nous en rappellent une du film de Billy Wilder, Le Poison (The Lost Weekend 1945) où Ray Milland cherche désespérément la bouteille qu’il a cachée, pour finalement en voir l’ombre au plafond, celle-ci étant cachée en hauteur dans le lustre du salon : un plan sidérant et inoubliable !     

La structure du film symbolise de cheminement chaotique de Rona : la narration est fragmentée, Nora Fingscheidt nous livre un puzzle en forme de ligne brisée qui suit les hauts et les bas du parcours erratique de Rona. De façon assez parallèle, les crises du père bipolaire apparaissent çà et là comme des morceaux de ce puzzle s’inscrivant dans l’Histoire personnelle de Rona: son silence à la question du médecin concernant d’éventuelles maladies mentales dans la famille en dit long… S’ajoutent à cela les observations très précises et cliniques de Rona biologiste, des récits tels des contes et légendes écossais indissociables de la vie sur les Orcades, une carte qui nous permet de situer cet archipel aux quelques 70 îles, résultant des dents fracassées d’un monstre marin qui s’étirent au nord de l’Écosse : un film fort qui nous envoûte.

Inspiré du livre L’écart (titre français qui me paraît bien faible au regard de ce dont il est question), de la journaliste écossaise Amy Liptrot, laquelle s’est isolée dans ces îles pendant deux hivers pour écrire, Nora Fingscheidt a tourné sur les lieux mêmes. On peut donc raisonnablement penser que, lorsque Rona pénétre pour la première fois à pas mesurés et hésitants dans l’eau, seule, la caméra captant la froideur de l’eau en deux gros plans sur la peau de l’actrice hérissée par le froid, ce fut aussi le bain baptême pour la magnifique Saoirse Ronan elle-même. La belle ivresse, la vraie, est alors celle grâce à laquelle ces paysages, tantôt paisibles, tantôt déchaînés, grisent tout notre soûl.

Chantal

Un Amor de Isabel Coixet

Un amor n’a aucun romantisme. Rugueux comme la vie, visqueux comme le temps qui passe, marquant les esprits, poisseux comme l’air du village, La Escapa, où Natalia (Laia Costa) s’englue chaque jour davantage. « Petit village, grand enfer » (proverbe cubain)
C’est là qu’elle a choisi de s’installer, dans la région de La Rioja, au pied d’une immense montagne.
Là ou ailleurs … Traductrice de déclarations de réfugiés politiques qui demandent l’asile en Europe, elle n’en pouvait plus d’entendre tous les jours les récits des atrocités subies. Il fallait qu’elle parte de sa vie d’avant, brisée. Elle a encore un âge où on pense pouvoir échapper à soi-même.
On voit d’abord une analyse désenchantée du rêve d’une néorurale « ils viennent tous voir les moutons bêler de joie ». La réalisatrice, en de somptueux plans qui percutent, met en lumière l’étroitesse du décor où Natalia va désormais évoluer : avec leurs médisances et mesquineries, les locaux cherchent à l’englober dans l’inter-dépendance dont ils sont eux-mêmes prisonniers, cherchent à tisser autour d’elle la toile de solidarité qui se paie le prix fort.« On est un petit village, ici tout le monde se connaît » Comprendre : « On est un petit village, ici tout le monde s’épie, juge, met à l’index ». Le tout baigné d’un machisme et d’un racisme abyssaux !
Très vite, au village, Natalia va s’avérer hors norme, ingérable. On la trouve distante, méfiante, grise, mutique.
Mais avec l’arrivée dans le cadre d’Andreas, « l’allemand », le film prend une autre tournure.
La pluie, élément majeur du décor -ça ruisselle, dehors, ça ruisselle dedans- va être à l’origine de la rencontre entre Andreas (Hovik Kochkerian) et Nat. Leur « marché conclu » déconcertant donne lieu à la première scène de sexe et c’est sordide, évidemment. Natalia se dédouble, se voit en train d’honorer le contrat et la caméra demeure sur ses yeux figés, témoins de sa sidération.
Pourtant, de là, Nat choisit d’amorcer une relation amoureuse. Inattendu… C’est charnel, physique, jouissif, pour les deux. Ambigü d’abord, mais elle se prend au jeu, se berçant bientôt d‘illusions, ronronnante au coin du feu près de son colosse, sourde aux remarques des mâles tout autour.
Le calme avant la tempête. L’ « Amor » part en vrille, l’amoureux, au demeurant plus arménien qu’allemand, ne donne pas dans la romance. Il prend. Il jette. Son physique (qui n’inspire pas l’amour, enfin pas tout de suite, genre le Walter de Miséricorde), son caractère bourru … un animal blessé, rejeté, abandonné ? Perdu ! c’est lui aux commandes ! Il prend ce qui vient, sans faire de sentiment, sans vergogne et quand Nat commence à lui raconter ses états d’âme, il la dégage. Point.
Finit-on par mordre ou devenir méchante quand on ploie sous les coups ?
Nat accuse ce coup, se terre, supplie, s’humilie, se relève, amorce sa rédemption dans une danse rituelle dont elle seule connait les pas. Flanquée de Sieso, le chien balafré qu’elle n’a pas choisi mais qu’elle a adopté, elle continue, plus forte, endurcie aussi. Incomprise et très seule, libre de tracer sa route.
Les personnages ne suscitant aucune empathie, le film gratte un peu et ça fait du bien.
Filmage, cadrage, lumière, mise en scène : magnifiques.
Indéniablement, Isabel Coixet a une signature.

Marie-No

Miséricorde-Alain Guiraudie(2)

Je n’ai pu assister au débat d’hier soir sur le film « Miséricorde », ce que j’ai regretté, voulant vous communiquer tout le mal que je pense de ce navet vu lundi après-midi, et en plus sans le tarif des cramés, au motif que cela ne marchait pas les jours fériés !!!

Film pervers, qui ne pouvait être réalisé que par un obsédé des braquemards géants, avec pseudo légitimation de la notion de désir !

L’interview de l’auteur dans l’Humanité est éclairante, plus que votre présentation sur le site des cramés ! Si j’avais lu cette interview, je ne me serais pas déplacée, car à part les belles prises de vue de mélèzes à l’automne, je n’ai pas accroché une seconde à ce pseudo polar qui ne cherche qu’à inverser, par la bouche d’un curé, la notion de miséricorde en ridiculisant, par conformisme ambiant, la religion catholique !

C’est la présence de Catherine Frot, que j’apprécie comme actrice, qui m’avait poussée à voir « Miséricorde », mais qu’a-t-elle été faire dans cette galère ? 

Analyse pas très miséricordieuse, mais raz-le-bol de ces films de pseudo-intellectuels qui ne font qu’exposer, grâce à nos subventions, leur mal-être et leurs fantasmes qu’on a aucune envie de partager !

Crémationnellement vôtre,

Véronique Liacre

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Miséricorde-Alain Guiraudie

Le cinéma d’auteur est bien mystérieux,  Alain Guiraudie, réalisateur et scénariste obtient un impressionnant succès  avec Miséricorde ce  polar rural qui réalise 164 000 entrées…  et il n’a pas fini son cycle de distribution. Quant aux critiques à de rares exceptions,  elles sont très élogieuses.

En 12 films dont 7 longs métrages,  Alain Guiraudie qui n’a pas toujours eu que des succès, réalise son plus beau score, mais parlons de lui : 

D’abord, c’est un enfant aveyronnais, (Villefranche-de Rouergue) fils de petits paysans, très pieux. Très tôt il est attiré par les romans de gare, les films populaires, la BD dont Pif le chien, les romans photo. Après son bac, il file à la fac de Montpellier pour des études de lettre ? bref, sans doute est-il alors plus intéressé par la politique, il est militant communiste.

D’Alain Guiraudie, la critique, comme lui même, nous livre une série d’étiquettes : Aveyronnais, d’éducation catholique très marquée, (adolescent il voulait devenir prêtre, Philippe le Prêtre du film est un peu lui ), puis communiste et homosexuel, photographe, cinéaste, écrivain (3 livres paru chez P.O.L, dont Rabalaïre qui inspire le scénario de Miséricorde).

Avec toutes  ces images de lui  réunies, nous ne sommes pas étonnés de lire dans l’Humanité cet énoncé politico-sexuel :

Guiraudie est aussi un cinéaste des campagnes et de  la nature, les causses du Larzac, l’eau et ses miroitements dans  l’inconnu du Lac, presque toujours, il y a les bois et forêts, avec leurs clairières, leurs raies de lumières solaires. Ils sont autant de lieux de rencontres insolites ou de dragues homosexuelles et parfois de mauvaises rencontres. Le sexe et le danger de mort parfois se touchent (comme dans la fameuse chanson Monsieur William  de Ferré et Caussimon).  Dans les bois, ce lieu où on peut voir sans être vu, être vu sans le savoir, on glisse quelquefois du phantasme jusqu’aux alentours de la fantasmagorie . Fantasmagories ces morilles qui s’entêtent à pousser  à l’endroit où caché sous les feuilles, dans la terre d’un corps fraîchement enterré.  Des morilles qui poussent en même temps que les cèpes, en automne, du jamais vu. Des morilles donc,  comme un indice ou peut-être une compulsion d’avouer.  Également, comme les symboles phalliques qu’ils n’ont jamais cessé d’être, ici, ceux du désir homosexuel. 

Dans Miséricorde, comme « le visiteur » du film Théorème de Pasolini,   Jérémie attire et séduit tout le monde. Sauf peut-être Vincent avec qui régulièrement il se battait,  car Vincent voulait le voir quitter les lieux, mais là encore Vincent semblait rechercher ces corps à corps, souvenirs du temps de leur adolescence -Hélas, devenus funestes à force de monter en violence-

Le désir, c’est aussi celui de Philippe, le curé du village, qui met Jérémie  dans son lit pour le protéger d’une suspicion de meurtre,  écoutons le :  « Croyez-vous vraiment qu’il soit utile de punir les assassins ? Ce n’est pas un crime qui doit empêcher la vie de continuer. J’aurais alors le plaisir de voir l’assassin tous les jours, j’ai appris à aimer sans retour ».  

Ici comme dans « l’inconnu du lac », le désir est plus fort que la dénonciation et… la justice  et la société du « Surveiller et Punir » décrite par Michel Foucault s’en trouve subvertie. Curieusement, tout comme les champignons,  ce thème parcoure également  « Quand vient l’automne »  le dernier film de François Ozon.

Avec Miséricorde, Alain Guiraudie réalise un film qui expose sa vision politique de la sexualité. Il le fait sur le mode d’une comédie ou  l’humour grinçant voisine avec les bizarreries de personnages et parfois l’étrangeté des scènes. Il conjugue une homosexualité banalisée, la vie conviviale (les bouteilles de pastis que sert Martine en portent trace !) les décors rustiques et décroissants, (pas de signes de modernité électronique  pas de  téléphone portable, d’effets de toilette, les voitures sont anciennes et modestes,  ce film aurait tout aussi bien pu être tourné dans les années 60),  et surtout,  il  véhicule  cette fameuse subversion de l’idée de justice au profit d’un éloge des passions altruistes et généreuses. 

Mine de rien, comme François Ozon dans quand vient l’automne, mais plus encore, Alain Guiraudie subvertit la dramaturgie du film en annulant jusqu’à l’idée de justice et de peine , et la vie continue comme si de rien n’était. La vie est désir. De l’image finale, on se fait son hors-champ, Jérémie près de Martine, couchant à droite à gauche, selon, boulanger du village !

Georges

PS : Avez-vous remarqué, c’est un film avec du pastis, mais sans tabac !

Le journal de Dominique -Le Jour des Morts Vivants-George A. Romero

(1985. À la suite de l’invasion planétaire de morts-vivants, un petit groupe arrive [dans une ville] en hélicoptère pour rechercher d’éventuels survivants. Peine perdue, ils regagnent leur base, un camp militaire fortifié.  Dans ce camp qui est en fait un silo à missile datant de la guerre froide, la tension est forte entre les deux factions présentes, les militaires et les scientifiques. Les militaires sont partisans de l’éradication pure et dure des zombies — les scientifiques recherchent un moyen d’éradiquer la contamination[1] »)

… dernier volet de la trilogie de George A. Romero, après La nuit des morts-vivants et Zombie, le seul que je n’avais pu voir à Paris pour cause d’horaires tardifs et qui m’arrive à Montargis dans le cadre de Ciné-Culte !

Opposition militaires/scientifiques, mais lesquels sont les plus fous ? Le militaire obtus qui ne voit qu’une seule façon de réaliser sa mission (me rappelle celui d’Abyss de James Cameron), veut tout dézinguer et soumettre à sa loi ses compagnons d’infortune ? Ou le scientifique qui, ayant charcuté dépecé les zombies (cobayes dans un laboratoire ; images tout aussi peu ragoûtantes que celle des morts-vivants dévorant les humains) afin de savoir comment ils fonctionnent, cherche à leur rendre leur humanité, ce qu’il réussit avec un spécimen, mais ça prend du temps (s’occuper d’eux un par un) et ils ont des millions. C’est perdu d’avance.

Question : par où entrent dans le silo les quelques zombies qui sont capturés pour les expériences de Frankenstein ? Comment eux seuls (juste la quantité nécessaire) trouvent-ils le chemin quand des hordes se trouvent derrière les grillages qui protègent les lieux ?

Autre question : qui des militaires ou du zombie domestiqué qui apprécie Beethoven est le plus (ou le moins) humain ?

Une seule chose est sûre : l’espèce humaine est foutue (ce qui est vrai aussi dans la réalité) et ce ne sont pas les trois rescapés qui, sur leur île déserte, repeupleront la Terre : une femme (scientifique) et deux hommes (pilote d’hélico et radio), cela peut donner des enfants,  tels ceux d’Adam et Eve, mais ensuite, la consanguinité ? Après ça, comment s’étonner que l’humanité soit dingue…

Dominique


[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Jour_des_morts-vivants

Les Graines du figuier sauvage, Mohammad Rasoulof (4)

Téhéran, 2022, après la mort de Mahsa Amini : Iman (Missagh Zareh)  est nommé enquêteur au tribunal révolutionnaire, dernière étape avant de devenir juge d’instruction. Selon son épouse Najmeh (Soheila Golestani),  cette promotion va permettre au couple d’avoir une vie plus confortable, à savoir un appartement plus grand dans lequel leurs deux filles, Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki), la première étudiante, la seconde encore lycéenne, auront chacune leur chambre. Cette famille iranienne que l’on peut qualifier de privilégiée offre l’image d’une famille unie et bien policée. Chacun est à sa place, du moins en apparence, et chacun respecte les règles établies : Najmeh est une épouse parfaite, s’occupant des tâches quotidiennes, dévouée envers son mari,  inculquant à ses filles le respect du père et l’obéissance qu’elles lui doivent. Le réalisateur nous plonge dans un huis clos qui va s’avérer de plus en plus étouffant, et où l’apparente union familiale va voir ses certitudes se fissurer jusqu’à l’explosion totale des dictats familiaux, et brusquement voler en éclat : ce qui se passe dans la rue, à savoir les manifestations de septembre 2022, suite à la mort de Masha Amini, de jeunes femmes défilent scandant des slogans de liberté, réclamant la fin de la dictature des  mollahs :  elles veulent vivre comme elles le souhaitent, se débarrassant de l’autorité masculine, veulent une vie sans contraintes et sans voile, à l’image de cette jeune conductrice aux cheveux courts arborant tatouages et piercings dont le regard insolent défie celui de Iman qui finalement renonce à lui faire une quelconque remarque. Rezvan et Sana ne manifestent pas, mais elles suivent ce qui se passe à l’extérieur grâce aux vidéos qu’elles voient sur leur téléphone portable. Et elles aussi se sentent concernées : Rezvan est prise malgré elle dans les manifestations de ces jeunes étudiantes, son amie Sadaf ( Niousha Akhshi), y participant, est gravement blessée au visage par la police,  et Rezvan force sa mère à la recueillir pour la soigner, obligeant ainsi Najmeh à ouvrir les yeux sur ce qui se passe dans la rue. Le visage défiguré de Sadaf peut être vu comme le premier point de bascule de cette vie ‘tranquille’, loin de la foule déchaînée, loin du bruit et de la fureur, et pourtant pas si loin que cela.  Najmeh qui d’ordinaire se range du côté de son époux, est ébranlée par ce jeune visage dont elle retire délicatement les chevrotines en pensant que peut-être il aurait pu être celui d’une de ses filles…. Puis, Sadaf disparaît, faisant partie, à n’en pas douter, des jeunes arrêtés de façon violente, frappés par la police et emprisonnés.

Puis vient une autre disparition, celle de l’arme qu’Iman s’est vu remettre afin de se protéger. Or Iman ne peut dire ouvertement que cette arme a disparu sous peine d’être lui aussi radié de ses fonctions et peut-être emprisonné comme traitre. Le film prend dès lors un tour très différent, celui d’une poursuite infernale, d’un homme, Iman, devenu totalement paranoïaque, obsédé par la restitution de l’arme de service, se méfiant de tout et surtout de ses filles et de sa femme, allant jusqu’à leur faire subir un interrogatoire par un ‘ami’ comme si toutes les trois étaient de dangereuses révolutionnaires. Iman devient l’inquisiteur sans pitié de sa propre famille, lui qui au début de ses fonctions d’enquêteur avait des scrupules à condamner sans avoir pris pleinement connaissance des dossiers qui lui étaient soumis. Iman n’est plus le même, Najmeh le lui fait remarquer, mais elle non plus n’est plus tout à fait la même, elle ne sait plus vraiment où se situer, essayant de ménager son mari et ses filles qui, elles, ont définitivement changé de camp, affirment désormais leurs opinions et leurs droits : elles sont entrées en résistance essayant dans le même temps d’entraîner leur mère avec elles et ainsi la sauver. 

On peut dire, sans exagération, que Les Graines du figuier sauvage sont à plus d’un titre un véritable tour de force. Par ce film, le réalisateur, exilé avant même que le film ne soit monté, force l’admiration. Comment est-il possible de réaliser une telle œuvre lorsque l’on n’a aucune autorisation pour filmer et qu’à chaque instant on risque d’être emprisonné ? Mohammad Rasoulof nous saisit dans un vertige hallucinant et haletant, passant de l’étroit appartement familial étouffant à une fuite dans des paysages montagneux écrasants et inquiétants, sur des routes poussiéreuses et désertes qui n’en sont pas moins menaçantes. Il ne s’agit pas là d’un road trip de liberté, mais au contraire d’un voyage vers l’enfer dans un village fantôme labyrinthique où la caméra tourne autour des protagonistes comme un tourbillon de la mort pour que la vie puisse renaître.

 Rasoulof nous montre ce qu’est le totalitarisme à l’intérieur même de la sphère familiale. L’évolution des personnages, du père et de la mère en particulier, est très subtile, comme si Rasoulof décortiquait ce qui se passe dans la tête de l’un et de l’autre. Les deux filles sont totalement acquises à la cause des manifestantes, elles représentent cette jeune génération de femmes qui osent résister et affronter l’autorité paternelle, la remettre en question, et qui oseront s’opposer à l’oppression d’une dictature.   

C’est par des touches tout aussi subtiles que le réalisateur nous montre ce qu’est un état totalitaire : les silhouettes des prisonniers enchaînés, vêtues de l’uniforme bleu rayé de noir que l’on conduit  dans une cellule,  celles énormes de dignitaires en carton devant chaque porte d’un couloir qui n’en finit pas, les portraits de mollahs tapissant les murs d’un bureau, enfin on comprend qu’il faut parler dans des lieux sûrs (voiture ou cantine) les bureaux étant sur écoute ;  le discours officiel présenté à la télévision et qui ment sur ce qui se passe réellement dans la rue, cette rue, théâtre des manifestations pour la liberté, étant incluse par des séquences réelles filmées par des portables ; enfin le mensonge, traqué dans les interrogatoires musclés de la police, ou au sein même de la famille, Iman menant lui-même les interrogatoires impitoyables de Najmeh et Rezvan et allant jusqu’à les enfermer : elles perdent leur identité et deviennent des prisonnières que l’on traite de façon inhumaine.

On notera, et ce n’est pas un hasard, que le film s’ouvre sur une séquence de nuit du village fantôme où Iman va prier après sa nomination et qu’il se referme sur ce même village labyrinthique écrasé de lumière, où s’élève la main d’un homme terrassé et enseveli qui rappelle ces statues déboulonnées de dictateurs lorsque les murs de l’oppression sont tombés. 

Rappelons qu’outre le réalisateur qui n’a eu d’autre choix que celui de l’exil, trois actrices, Mahsa Rostami, Setareh Maleki et Niousha Akhshi ont, elles aussi, fui l’Iran après le tournage, et que ces exilés arrivés au festival de Cannes ont exhibé les portraits de Missagh Zareh et Soheila Golestani qui eux n’ont pas pu fuir leur pays.

Un film courageux, fort et saisissant dans un monde miné par les extrêmes ressurgissant en Europe et dans les Amériques mais qui se termine malgré tout sur une note d’espoir.

Chantal

Les graines du figuier sauvage-Mohammad Rassoulof (3)

Je suis encore ébloui par la forte impression que m’a laissée la puissance de ce grand film qu’est « Les graines du figuier sauvage ».  J’ai été saisi par la paranoïa qui s’est emparée de toute la société iranienne sous l’emprise des mollahs, comme par le déchirement, puis la destruction totale d’une famille qui au début du film paraît unie, aimante, heureuse.  J’aime assez l’interprétation symbolique de Françoise de la fin du film, où Iman représenterait la tyrannie de l’Etat islamique, les trois femmes ses citoyens révoltés – tempérée toutefois par l’observation très juste de Jean-Mi sur l’évolution en sens opposés des deux parents au cours du film.

Pour rester dans le symbolique, je voudrais revenir sur le titre du film, sur lequel il y a eu par écrit tout au début des indications rapides et, à mon sens, insuffisantes.  J’avais déjà remarqué que dans le titre anglais, « The Seed of the Sacred Fig », le figuier est « sacré » plutôt que « sauvage » et intrigué, j’ai fait quelques recherches là-dessus.  Le terme « sacré » réapparaît dans le titre allemand, « Die Saat des HEILIGEN Feigenbaums », et ce doit être une traduction littérale du titre iranien original.  Il s’agit d’une espèce particulière de figuier, originaire du sous-continent indien, dont le nom scientifique est « ficus religiosa » parce que cet arbre est sacré pour quatre religions : l’hindouisme, le bouddhisme, le djaïnisme et le sikhisme.  Cette plante a la particularité de s’enlacer au niveau des racines autour des autres arbres pour les étrangler, d’où la « sauvagerie » privilégiée par la traduction française. 

Il est assez évident que cette image peut s’appliquer à l’Etat islamique à deux niveaux : théocratie, il est de ce point de vue « sacré », mais il est « sauvage » parce qu’il étrangle ses citoyens aux sens propre et figuré.  Le rôle des « graines » dans le titre est moins évident, mais j’ai pensé au proverbe « Qui sème le vent récolte la tempête », la notion de « semence » étant commune aux deux images.  Si on veut pousser l’allégorie jusqu’au bout, les « graines » pourraient être la répression de l’Etat islamique dont la récolte serait la tempête, l’explosion de colère populaire que nous avons vue cueillie sur le vif par les smartphones des jeunes Iraniens.

Don

Les graines du figuier sauvage- Mohammad Rasoulof (2)

Comme la plupart des films iraniens, ce film qui fut annoncé comme une possible palme d’or, prix spécial du jury tout de même, remplit ses salles. L’Iran, ce pays tyrannique, malgré ses intentions d’abêtissement de toute une population ne réussit pas à tuer, comme le tente chaque pays totalitaire, ce qu’il déteste le plus, la pensée. Et non plus, il n’empêche ces cinéastes de faire leur métier et surtout d’y exceller. Ils sont nombreux et les persécutions bien réelles qu’on leur fait subir n’y peuvent rien, au contraire, elles dopent les talents et la créativité.

Le film se situe donc au moment des protestations consécutives à la mort d’une jeune femme kurde iranienne, Mahsa Jîna Amini, arrêtée et potentiellement maltraitée par la police des mœurs de l’Iran … mais dont la presse toutou dit qu’elle aurait fait un malaise. Les étudiants iraniens n’entendent pas la chose de cette oreille, et la contestation grandit, les jeunes femmes par milliers sortent sans  foulard. Dans ce climat, la police joue la pleine répression, en multipliant les arrestations, en utilisant des armes parfois mutilantes contre ce peuple en colère. Le décor est campé si l’on peut dire..

Les Figuiers…a pour arrière fond l’appareil répressif de l’Iran avec ses procès et ses prisons, ses exécutions capitales 853 en 2023, et sa répression des femmes. Au moment du film, les autorités iraniennes ont renforcé la répression des femmes qui ne portent pas le voile (ou le portent de manière inappropriée) dans les lieux publics en mettant en place une surveillance généralisée des femmes et des filles dans l’espace public et en procédant à des contrôles de police massifs, ciblant notamment les femmes qui conduisent, nous dit Amnesty Internationale.

Un homme, Iman (Mizach Zare) fonctionnaire, auxiliaire de justice, reçoit une promotion, il est nommé enquêteur. On lui remet une arme et des balles, il signe un reçu, c’est la première et magnifique image du film. Et c’est autour de ce personnage que le film s’articule. Qui est-t-il ? Allure costaude, élégante, il mène une vie de petit bourgeois de Téhéran, il a une jolie femme, soumise et parfaite et deux gentilles filles sérieuses, qui sont admises à l’université. Cette promotion professionnelle, c’est pour lui la promesse d’un logement de fonction plus grand et d’un meilleur revenu, tellement nécessaires pour que ces deux filles aient une chambre à elles et davantage de confort. Au plan narcissique, ce n’est pas rien non plus, sa nouvelle position hiérarchique c’est juste la marche qui le sépare du poste de Juge ! .

Iman est fier de lui-même, il s’estime intègre et travailleur et imagine a voir été choisi pour ces raisons. Il ne tarde pas à s’apercevoir qu’il est nommé contre d’autres, qu’il y avait des prétendants et qu’il ne doit cette place qu’à un appui, son ami Ghaderi (Reza Akhlaghirad, vous vous souvenez sans doute, il jouait dans un homme intègre). Il ne tarde pas à s’apercevoir également, qu’il n’est que l’agent d’une machinerie bureaucratique, il s’agit non pas d’y instruire des dossiers, mais de signer des condamnations,  le plus souvent à mort. Il en est d’abord déçu, mais bon gré, mal gré, il accepte, après tout, comme lui suggère sa femme, il n’est qu’un modeste rouage. Pendant ce temps, dehors la jeunesse est révoltée, la police mutile et tue, et dans les prisons d’Iran, avec le concours des enquêteurs, on exécute.

Il y a des grains de sable dans la machine cependant, sur internet, des listes circulent ouvertes à tous, celles des enquêteurs par exemple, avec leurs noms, adresses, véhicules .

L’écart entre l’opinion qu’Iman se fait de lui et la réalité, sa femme l’a toujours bien mesuré, elle sait subtilement canaliser les violences et les peurs de son époux, les désamorcer. Tout va bien, jusqu’au moment où Iman « égare » son arme de service, ça risque 3 ans de prison, le déshonneur, et le désaveux de son ami Ghaderi…Et là ça ne marche plus cette affaire ! Secrètement, il panique, et il en vient à soupçonner ses propres filles. Désormais, il n’y a plus d’épouse ou de filles, plus d’amour ou ce qui lui ressemble dans son histoire, il n’y a que des obstacles à son beau parcours et la suspicion.

Alors, ce petit bureaucrate, faible mu par la peur se fait violent, inquisitorial. Il n’a qu’un pas à faire, il connaît un spécialiste des interrogatoires psychologiques. Il diligente un interrogatoire de son épouse et de ses filles. Enfin, il tient ou croit tenir la coupable !

Mais son propre nom circule partout, sur internet, Gadheri lui conseille de se mettre au vert (si l’on peut dire !). A cette occasion, Iman conçoit alors un moyen pour faire avouer « l’une de ses femmes »… Ce projet en tête, sa mutation intérieure de loyal sujet à tyran implacable s’achève, il n’est plus un simple agent du pouvoir, il en est devenu à son échelle, l’acteur, l’incarnation même. Il est le pouvoir.

Ce qui était ancré, latent, non dit, chez Iman apparaît dans sa brutalité primitive. Le pouvoir politico-religieux existe aussi par la participation de la multitudes de ses fidèles serviteurs masculins. Iman apparaît  comme tous ces hommes par qui le pouvoir prospère,  qui ont avantage à la domination des femmes.

La fin du film, dans le dédale du village abandonné de son enfance, est à la fois symbolique et optimiste, elle suggère que cette violence très ancienne finira par se retourner, mais ça c’est une autre histoire.

Georges

Les Graines du figuier sauvage de Mohammad RASOULOF

Au cinéma comme en littérature, le microcosme familial est non seulement un reflet dramatique et intense de la société décrite mais surtout une formidable chambre d’écho des tensions politiques, et notamment de l’oppression, dictatoriale ou fanatique, qui s’immisce dans l’intimité d’un couple, oppose les générations ou monte les jeunes contre leurs parents, comme dans 1984 de George Orwell ou son adaptation par Michael Radford où Parsons, le voisin du héros Winston Smith, est dénoncé par ses enfants à la Police de la Pensée. Le magnifique et bouleversant 10 ème film de Mohammad Rasoulof Les Graines du figuier sauvage s’inscrit bien dans cette perspective en la systématisant et la radicalisant (l’affrontement intrafamilial devenant le sujet du film du moins dans sa deuxième partie et surtout sa dernière heure) et en jouant sur plusieurs genres : le film politique, le thriller, le film fantastique même à la fin, lorsque le père (Iman), devenu fou, pousuit les trois femmes, qu’il avait enfermées, sauf la cadette, dans la maison de famille au coeur de la nature puis dans les ruines labyrinthiques d’une ancienne ville perse, tel Jack Torrance (Jack Nicholson) pourchassant dans les couloirs et le labyrinthe d’un motel désaffecté son fils et sa femme dans Shining de Stanley Kubrick. L’engloutissement final, hasard géologique ou justice immanente, nous sidère d’autant plus qu’un coup de feu est parti, du père ? de Sana, la plus jeune fille ? Même perte de repères que lors de l’incroyable course-poursuite qui tire Les Graines du figuier sauvage vers le thriller et où l’on ne sait plus qui poursuit qui, si la famille est menacée par le pouvoir ou par les opposants qui se sont procuré par les réseaux sociaux les coordonnées des fonctionnaires et affidés de la dictature religieuse…Jusqu’au moment où Iman coince la voiture de ses poursuivants, les oblige à sortir et découvre que ce sont des jeunes révoltés qui le prennent en photo et le dénoncent à ses filles comme un tortionnaire responsable de maintes exécutions capitales…Le réseau ne passe pas, déclarent Rezvan et Sana, sans doute épouvantées par les révélations sur leur père et peut-être inconsciemment désireuses de lui sauver la face et la mise : Amin en profite pour désarmer les jeunes gens !

Que d’échos éveille en nous ce film sensible et glaçant, cette confrontation du politique (sur la dictature iranienne et la mort de Masha Amini, rouée de coups par la police des moeurs pour ne pas avoir porté le voile) et de l’intime – avec ce père d’abord sympathique, aimé et admiré de son épouse pour sa promotion au poste d’enquêteur et bientôt de juge d’instruction au tribunal révolutionnaire, torturé par sa conscience pour devoir signer des condamnations à mort mais trop vite gagné par l’ambition, le système et la peur avec la perte de son pistolet, et ses filles vite éveillées au mouvement de révolte « Femmes, Vie, Liberté » vécu en direct sur leur portable et les réseaux sociaux !

La mère tente tant bien que mal de concilier puis de réconcilier le père et ses filles qui vont se déchirer, dans une terrible scène de repas où Rezvan, l’aînée étudiante, affronte le « chef de famille » Iman qui ne comprend pas et ne veut ou ne peut pas voir la violence du pouvoir qu’il sert car il en fait partie et n’a aucun recul : et ce n’est pas le moindre intérêt du film que de mesurer et de vivre de l’intérieur l’évolution de cette mère aimante et conservatrice, qui soutient la carrière de son mari et craint pour la sécurité de sa famille, voit dans les manifestant(e)s des excité(e)s ou de dangereux révolutionnaires comme le martèlent les media officiels et la télévision d’Etat, et n’accueille qu’avec réticence une amie étudiante de Rezvan, sans logement, pour une nuit ; mais quelle métamorphose et quel choc pour le spectateur que la scène où la jeune fille prise dans une manifestation revient le visage tuméfié et ensanglanté par une décharge de chevrotine qui l’a quasiment éborgnée ! Un gros plan saisit les larmes amères, irrépressibles et comme retenues de Najmeh enlevant avec des gestes d’une profonde tendresse et d’une infinie précaution les éclats de métal mêlés à la peau distendue et labourée de la jeune femme. L’image est saisissante, digne du Jeanne d’Arc de Dreyer, tant elle associe dans l’empathie et la compréhension muette la souffrance de l’adolescente et la soudaine lucidité de la mère sur les crimes de la dictature. Les gestes comptent plus que les mots : ils les dominent ou les démentent parfois comme ici. Comme une repentance et une prise de conscience, moins dans les paroles que dans les actes, comme une urgence dans la solidarité féminine, dans le souci de l’autre qui balaie les discours conservateurs tenus quelques instants auparavant, l’indifférence au combat citoyen et la peur pour les siens : c’est bien par le Visage, d’autant plus s’il est ravagé, que l’on découvre l’Autre, comme le dit le philosophe Emmanuel Lévinas, que l’on épouse sa différence, que l’on sent que « rien d’humain ne nous est étranger », selon le mot de Chrémès, le personnage de Térence.

On songe face à cette histoire d’émancipation féminine, à la découverte par une femme de la vraie nature, violente et perverse, de son mari, à Il reste encore demain, de Paola Cortellesi, où Delia, une femme battue se libère de son mari dans l’Italie d’après-guerre. A la superbe Histoire officielle, du cinéaste argentin Luis Puenzo, que j’avais découverte dans ma jeunesse cinéphilique : j’avais été impressionné, tétanisé même par l’intrusion de la violence politique dans un couple sous la dictature argentine, Alicia, professeur d’histoire, découvrant avec l’effondrement du régime que son mari admiré, homme d’affaires, pouvait bien avoir volé la petite Gaby qu’ils avaient adoptée à une opposante « disparue ». Je me souviens de cette scène terrible où la femme éprise de vérité demande des explications à son mari qui la serre et la repousse avec rage…De même, comment ne pas penser à Music Box de Costa-Gavras où l’avocate Ann défend son père Mike, d’origine hongroise, accusé d’avoir été un criminel de guerre nazi, d’avoir dirigé un escadron de la mort, puis découvre peu à peu qui il était vraiment, avant d’en être persuadée par une boîte à musique, preuve irréfutable avec ses photos accablantes, par-delà l’acquittement premier du coupable ? Une fille, des jeunes femmes découvrant la terrible vérité sur leur père, de Music Box aux Graines du figuier sauvage, avec le rôle dramatique d’un objet, là révélateur, ici dramatique et symbolique, ce Mac Guffin dont parlait Hitchcock, prétexte et moteur de l’action : l’arme de service d’Iman, marque de son nouveau pouvoir, destinée à le protéger depuis son accession à de hautes responsabilités, devenant le signe de sa faiblesse lorsque la jeune Sana, contre toute attente (tant elle semble sage, silencieuse et moins révoltée que son aînée), la lui dérobe et qu’Iman devient fou, soumet les trois femmes à un interrogatoire auprès d’un ami détecteur de mensonge, les soupçonne tour à tour et les enferme en véritable tortionnaire. Cette arme révèle sa vraie nature et devient le motif dramatique par excellence…

Enfin, cette oeuvre primée par le prix spécial du jury à Cannes 2024 (là où on attendait une Palme d’Or méritée) a connu bien des tribulations : elle a été conçue en prison par Rasoulof, tournée clandestinement en Iran aux risques et périls des acteurs et de toute l’équipe des techniciens, montée in fine à Paris après la fuite à travers les montagnes et l’exil du cinéaste. Cette véritable épopée créatrice semble redoublée par le statut à la fois unique et diversifié de l’image, comme si le film intégrait son propre making of en une audacieuse mise en abyme qui, mêlant remarquablement la réalité et la fiction, fait de l’image à la fois l’instrument de la dictature et le moyen de la révélation : d’un côté, les photos d’imams et d’ayatollahs au travail d’Iman, les effigies en carton de martyrs du régime dans les couloirs du tribunal révolutionnaire, les actualités officielles de la télévision d’Etat sur les « dangereux » manifestants « révolutionnaires », le camescope d’Iman filmant sa femme et sa fille enfermées, comme dans un poste de police ; de l’autre, les images des réseaux sociaux glanées sur Internet et diffusées par les portables, l’appareil photo des jeunes opposants poursuivant Iman et le filmant, la vision aussi de ces mégaphones que Sana a installés dans le jardin de la maison-prison, voix de la révolte et douloureuse nostalgie de l’enfance…

Image contre image, intrusion glaçante d’une photo de portable montrant de jeunes manifestants assassinés dans la rue, baignant dans leur sang, vision terrible enchâssée dans le plan de cinéma, réalité foudroyante faisant éclater tous les codes de la fiction authentifiée et magnifiée par le témoignage documentaire. Grandeur de l’art aussi qui fait de nécessité vertu, qui transforme une contrainte politique – le tournage clandestin – en un huis-clos familial, une sphère intime lézardée, envahie puis dynamitée par la vie publique.

Claude

Mohammad Rasoulof