Les Damnés, Roberto Minervini

C’est le premier long métrage du réalisateur italien qui vit depuis quelques années aux Etats-Unis. Jusqu’à présent réalisateur de documentaires, Roberto Minervini s’attaque à un sujet qui pourrait sembler banal et déjà traité au cinéma, à savoir la guerre de Sécession qui opposa pendant quatre années (1861-1865) les états du nord abolitionnistes aux états du sud esclavagistes. Une guerre qui a marqué les Etats-Unis et dont les blessures non cicatrisées sont aujourd’hui encore visibles particulièrement dans le sud où il n’est pas rare de voir le drapeau confédéré, lourd de sens, flotter dans un jardin, ou comme on a pu le voir plus récemment le 6 janvier 2021, brandi par certains assaillants lors de l’assaut du Capitole.

La guerre est traitée de façon inattendue, à contrecourant du genre, dans la mesure où ce qui intéresse le réalisateur c’est l’attente du combat et la façon dont les soldats vivent cette attente. Ce parti pris explique le rythme du film, lent, où le temps s’étire et où les soldats occupent ce temps comme ils peuvent et aussi comme si ce quotidien était presque ordinaire : installation du camp, repas, jeux de cartes ou de base-ball, soin des chevaux, entretien des armes. Curieusement, la guerre, bien que constamment hors-champ, est présente à travers des signes : tours de garde, observation de l’horizon, écoute du moindre bruit suspect, jour et nuit, offrant donc une certaine tension qui, sans eux, serait presque impalpable et invisible, voire inexistante.

Invisible est l’ennemi, ce qui le rend d’autant plus effrayant, et lorsque survient une attaque, cet ennemi ne se matérialise que par les coups de feu venant du côté opposé, camouflé par de grands arbres. D’autres ennemis supposés passent sans que l’on puisse les identifier vraiment : des silhouettes floues qui se profilent, sont-elles celles de rôdeurs, de hors-la-loi, de chercheurs d’or, de pionniers, d’Amérindiens ? On l’ignore et ce n’est pas ce qui importe au réalisateur.  

Alors, qu’est-ce qui importe dans ce film ? Quel est son sujet ? Contre toute attente, ce qui domine dans ce film ce sont les rapports humains avec l’entraide et la solidarité, l’humanité de ces soldats qui sont là pour des raisons différentes : désir patriote, besoin d’argent, besoin de se chercher et de se découvrir dans l’épreuve ? Tous invoquent telle ou telle raison sans être finalement certains que cette raison est la bonne, tous évoquent le bien et le mal en se demandant pourquoi d’autres compatriotes représenteraient le mal et eux le bien ? Pourquoi cette séparation entre des hommes appartenant à la même nation ?  

Ce sont ces questions qui forment le fil rouge du film et elles s’intensifient pour se faire de plus en plus philosophiques dans la deuxième partie, après l’attaque, la seule du film, où les soldats, pris par surprise, ripostent aux tirs d’un ennemi toujours invisible.

La réflexion bascule donc là, avec son lot de morts et de blessés que le spectateur voit sans que les plans s’appesantissent sur tel ou tel cadavre, telle ou telle blessure, car pour Roberto Minervini, de telles images sanglantes ne servent à rien.       

C’est pourquoi je qualifierais ce film d’ « essai philosophique en images ». Par cette lenteur, par ces questionnements, ces plans rapprochés sur les hommes, leurs visages, leurs mains qui soignent, prient ou s’exercent aux armes, nous sommes, nous spectateurs, pris dans cette même réflexion: à quoi sert de se battre, quelle cause supposée juste une guerre peut-elle servir puisqu’il s’agit toujours d’un rapport de force et de la conquête d’un territoire qui dépossède l’autre tout aussi humain que nous ?

On a pu remarquer la façon très serrée qu’a choisie le réalisateur pour filmer les acteurs (qui ne nous sont pas du tout familiers ) : caméra à l’épaule, plans rapprochés sur les hommes, gros plans sur les visages ou les mains, plans américains et très peu de plans larges : ils ne sont utilisés que pour donner rapidement au spectateur une idée de ce qui entoure les soldats, pour montrer de façon tout aussi rapide le paysage dans lequel ils évoluent. Il choisit de filmer à la lumière naturelle, sauf dans quelques scènes où elle émerge d’une torche éclairant un visage qui nous est donné à voir comme chez Georges de la Tour ou Rembrandt.  

Ce film avance de façon ‘économe’ du début à la fin : des dialogues réduits au strict nécessaire lorsqu’il s’agit du quotidien, un peu plus élaborés, sous forme d’échanges de points de vue lorsque l’on plonge dans les questions philosophiques sur la guerre, pourquoi, dans quel but…. Aucune violence dans les propos des uns ou des autres, aucune réelle exaltation, juste la façon que chacun a de voir les choses : les jeunes encore plein d’illusions, les plus âgés dans la désillusion que l’expérience leur a apportée. Une bande son elle aussi réduite au minimum, pas de grandes envolées lyriques, ni de clairons qui sonnent l’assaut ou la retraite. Rien de tous les artifices traditionnels présents dans d’autres films sur le même sujet.

Ainsi, nous ne pouvons vraiment nous situer : pas de héros, pas de méchants identifiables. Le spectateur est face à des hommes, avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs croyances et leurs renoncements, des hommes sans identité définie (mis à part les deux jeunes soldats – Noah et Judah-) aucun n’a de nom porté à la connaissance du spectateur ce qui est confirmé dans le générique qui annonce ‘les éclaireurs’, ‘le vieil homme’, ‘le jeune homme’ …

Voilà un film qui se démarque des autres du genre : il n’y a plus de mythe, il n’y a que de la réflexion, de l’introspection, du questionnement. La guerre semble n’être qu’un prétexte : Roberto Minervini aurait très bien pu choisir une autre époque, une autre guerre : son propos serait resté le même. Tout comme Truffaut, Minervini s’accorde à dire que « tout film de guerre, si antimilitariste soit-il, devient favorable à la guerre ». Minervini ajoute : «Sans ennemi, le conflit devient insoluble, injustifié. En niant l’ennemi, j’empêche toute identification à un héros. »

C’est le vivre ensemble qui est important ici, apprendre à vivre avec l’autre, à le connaître, à partager l’angoisse, la peur, la peine et la joie avec lui. Michel Tournier l’a bien dit dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, ‘Autrui, pièce maîtresse de mon univers!’. L’ennemi n’est-il pas un autre nous-mêmes? C’est bien là la question que certains soldats se posent.

L’un de nos spectateurs nous a apporté un témoignage intéressant : militaire de formation, sa préparation lui a fait vivre des moments semblables, notamment l’attente quotidienne et la façon de passer le temps.

Roberto Minervini dit encore : « Dans Les Damnés, j’ai voulu montrer que la guerre, c’est être dans l’attente de tuer ou d’être tué”.

Ces soldats sont effectivement filmés dans l’attente, une attente pesante et angoissante : force est de constater que Roberto Minervini réussit le pari qui consiste à filmer cette attente en s’appuyant sur tous les gestes du quotidien, si anodins soient-ils. Il redonne à ces hommes l’humanité que la guerre trop souvent leur a fait perdre. Deux scènes en particulier me semblent importantes pour souligner ce point : durant l’attaque, l’un des éclaireurs se tapit dans le fossé, recroquevillé en position fœtale ; puis après l’attaque, un autre, qui auparavant avait dit ne jamais avoir tué un homme, est penché au bord du torrent pour tenter d’effacer les traces de sang qui souillent les manches de sa chemise blanche : il sanglote.

Le film est au final bouleversant de simplicité et de rigueur technique. On pense bien sûr au roman de Dino Buzzati, Le désert des tartares (1940), mais il serait injuste de ne pas citer un autre roman, de l’écrivain américain Stephen Crane, La conquête du courage (folio n°1351), The Red Badge of Courage, paru en 1895, écrit par un jeune homme de 24 ans, lui apportant ainsi une gloire immédiate, mais qui devait mourir avant d’avoir atteint 30 ans. Ce roman a aussi inspiré à John Huston un magnifique film, La charge victorieuse (1951).

Primé à Cannes pour sa réalisation dans la catégorie Un certain regard, Roberto Minervini nous force justement à regarder pour porter un regard différent, à observer avec minutie et patience ces hommes livrés à eux-mêmes dans une terre hostile où il faut lutter pour survivre comme l’évoque métaphoriquement le premier plan du film, mais aussi une terre bienveillante prête à accueillir une famille, une terre de silence où l’on peut aussi trouver la paix.

Chantal

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