
Cassandre, l’héroïne du beau film, âpre et subtil d’Hélène Merlin, témoigne par son nom mythologique du fléau de l’inceste intra-familial, qui fait écho aux violences sociales et institutionnelles défrayant régulièrement la chronique – viols de Mazan ou affaire Bétharrham tout récemment. Cassandre, le film comme le personnage – joué tout en finesse par Billie Blain, étonnement et rage rentrée – lance un cri l’alarme et tente de conjurer le mauvais sort, l’incrédulité des autorités, le silence complice des proches, l’aveuglement volontaire des témoins : telle la devineresse condamnée par Apollon à qui elle s’est refusée à n’être jamais crue, méfiante à l’égard du cheval de Troie, entrevoyant la ruine de la ville, Cassandre ne parvient pas à se faire entendre de ses parents lorsqu’elle leur révèle les attouchements et les viols de son frère – tant le climat familial est naturellement (si j’ose dire) incestuel et le vécu de Mère et de Père lui-même traumatique. La mère explique qu’elle a vécu des viols et en parle de manière fracassante et quasiment hystérique, tandis que le père évoque les agressions qu’il a connues dans un pensionnat religieux, un Bétharram parmi tant d’autres. Symptomatiquement, les deux parents ne portent ni nom ni prénom, comme s’ils n’étaient que des fonctions, pour le moins lointaines et défaillantes – et nullement des géniteurs attentifs et aimants, si proches et familiers semblent-ils dans la salle de bain …quasi commune – des personnages de ce conte terrible, dans ce manoir aux escaliers hitchcockiens, hanté par un frère infantile et incestueux, humilié par son père, et dont Cassandre s’échappe pour le centre équestre, non sans avoir traversé à vélo une forêt inquiétante, mais finalement salvatrice… Hélène Merlin, invitée de ce beau week-end des Jeunes Réalisateurs, et encore aujourd’hui dans l’émission Plan large sur France Culture, a bien montré comment le merveilleux peut virer au cauchemar, et le milieu familial, théoriquement et ordinairement protecteur, devenir le lieu de tous les dangers…

Tout le mérite de sa démarche et de sa mise en scène est d’éviter aussi bien le scabreux ou la pathos que le didactisme ou l’indignation. La cinéaste réussit même le tour de force de rendre ses personnages, et notamment les parents, nullement antipathiques mais presque comiques : Zabou Breitman est inénarrable en mère évaporée et déjantée, à la limite de l’hystérie, apparemment très proche de ses enfants (étonnamment câline avec son fils à qui elle passe tout et qu’elle accueille dans son lit comme un bébé) mais totalement absente, se promenant nue dans sa maison ou à la piscine, comme si en cette année 1998 elle revivait la libération sexuelle de 1968 sans voir que les temps ont changé : elle crie à sa fille de ne pas porter de culotte la nuit (« il faut que ça respire ! » ) et se vante d’avoir posé nue pour Hara-Kiri. Eric Ruf, qui a pu pour Cassandre distraire un peu de son temps précieux à l’administration de la Comédie française et à la mise en scène du Soulier de satin de Claudel, campe un formidable père – dans tous les sens du terme : proche de ses enfants mais humiliant avec son fils il est vrai paresseux et peu soucieux de son avenir, libéral avec Cassandre qu’il autorise à passer l’été dans un centre équestre dont il n’apprécie pourtant pas les méthodes selon lui laxistes, ou les directives de silence du moniteur (qu’il traite de P4), viriliste ridicule et cassant militaire paradant dans le haras, affublé d’une armure devant ses enfants ou vaticinant sur la perte des valeurs en patriarche présidant à de pesants repas… Quant au frère (incarné par Florian Lesieur, plus vieux que son rôle), ses épaules voûtées et son visage chafouin lui donnent un côté assez dégoulinant et pervers de garçon revenu des USA où il a dragué probablement sans grand succès…
A aucun moment pourtant, Hélène Merlin ne donne à voir directement l’inceste ( si ce n’est à travers les crises d’angoisse, les hallucinations, ou le format d’image passant du super 8 de l’enfance solaire, du plan large du plein air au 1. 33 puis au 1. 85 de l’adolescence assombrie captée en plans serrés, anguleux, névrotiques) mais elle parvient à instiller un climat incestuel très progressif, une montée de l’angoisse tout en douceur et en pudeur. Il y a certes me direz-vous cette promiscuité de la salle de bains qui interroge et dérange, bien qu’il n’y ait rien a priori de choquant à se laver les dents à plusieurs, ce frère qui joue avec sa soeur dans la piscine mais son baiser sur la bouche nous interpelle…Une autre scène installe cette fois-ci chez le spectateur un malaise d’autant plus prégnant que la violence intra-familiale s’y pare des atours d’une promiscuité naturelle aux personnages : tandis que le père et le fils jouent au jeu de go, Cassandre, jambes écartées, se voit épilée par sa mère sur la même table du salon.

Trop aimante pour se révolter et détester ses proches, trop instinctive pour analyser ce qui lui arrive mais trop sensible pour ne pas somatiser sa souffrance, Cassandre trouve dans l’amitié de Laetitia, la douceur de l’instructeur équestre et le monde des chevaux, l’écoute dont elle a besoin et un rapport sain à la nature et aux êtres qui lui permettra de se construire, ou plutôt de se reconstruire. Son amie mène au centre équestre une vie de quasi-opheline, mal-aimée de son beau-père mais accueillie une nuit chez les parents de Cassandre, elle se découvre paradoxalement plus équilibrée, mieux protégée par sa solitude et sa maturité : la plus faible n’est pas celle qu’on pourrait croire. L’héroïne, qui revient de l’ecole de cavalerie de Saumur, a une relation privilégiée aux chevaux, qu’elle monte, flatte et caresse avec intuition et doigté… sauf un jour…Un jour où elle a sans doute subi les approches et les attouchements de son frère et où son cheval refusant d’avancer, elle le cravache avec une certaine violence. Et son instructeur de lui dire qu’elle a le droit d’être en colère contre elle-même mais pas de s’en prendre à l’animal, qui ne lui a rien fait et a lui-même souffert des corridas auxquelles il a dû participer – symbole limpide de la jeune femme entraînée dans une spirale familiale toxique qui la dépasse et qu’il est vain de vouloir ainsi exorciser… On admirera ici la douceur et la pédagogie de l’instructeur, qui ne juge ni ne rabroue mais explique et accueille la souffrance de Cassandre, en père de susbtitution, en grand frère rêvé dont on se prend un instant à croire qu’ami attentif, il pourrait devenir amoureux de l’adolescente en perdition… mais pardonnez à ma veine romanesque, ce n’est pas le propos du film et cela n’aurait qu’ajouté la confusion des sentiments à la toxicité des relations et à la gravité des faits…
Bouleversante dans sa fragilité d’adolescente saccagée, ses doutes et ses hantises térébrantes, Cassandre ne suscite pourtant jamais la pitié dans ce film porteur d’espoir, placé sous le signe de l’échappée autant que de l’enfermement, de la création artistique aussi, qui permet ici à la réalisatrice de réparer au moins un peu son propre traumatisme en transposant son histoire, en déposant son fardeau en des effigies symboliques : les poupées de porcelaine qu’Hélène Merlin avait pu voir chez Zabou Breitman ou ces marionnettes actionnées par Cassandre devenue adulte. Un chemin de vie et de réinvention de soi où l’on n’est plus le jouet des autres mais le maître de sa destinée, où l’on se sent mu, comme dans le thème sonore du film, par un « petit galop de cheval, comme un battement de coeur. »
Claude