
« C’est un film sinistre et cru, lent et à la noirceur revendiquée » annonce Dea Kulumbegashvili dans un entretien. Ajoutons complexe « réaliste & naturaliste ». Alors, nous voilà prévenus et pourtant dans le sillage de son premier long métrage Au Commencement (2021), April annonce les descripteurs d’une société sous le joug multiple d’une chrétienté orthodoxe radicalisée, sous régime politique liberticide voire oppressif, et de morales ancestrales aux tabous —plus qu’aux valeurs— infranchissables… La question du choix des grossesses pour les (très) jeunes femmes semble être l’objet du film. Il place en son centre Nino (admirable Ia Sukhitashvili) gynécologue-obstétricienne en même temps que faiseuse d’ange, prise dans l’injonction paradoxale d’ accueillir ceux qui sont à naître du mieux possible —elle y réussit dans les conditions les plus difficiles—, et interrompre des existences à venir.
Les Géorgiennes qui se trouvent face à une grossesse non-désirée doivent pouvoir s’adresser à Nino —frange Jeanne d’Arc— qui se revendique « cavalier seule » pour aider les femmes à y mettre un terme. « Il faut bien que quelqu’un le fasse » répond-elle à son collègue inquiet, David (formidable Kakha Kintsurashvili).
Le métier a ses risques, la clandestinité aussi. Pourtant Nino ne peut choisir, c’est un personnage double —en phase de transition pas tout à fait elle même mais pas encore autre chose—, et ce double est porté à l’écran par une créature mystérieuse dont on a pu entendre au cours du débat qu’elle pouvait évoquer un être non advenu, comme encore enveloppé de sa poche placentaire…, un Golem, ou encore d’un monstre fait de terre (L’Homme d’Argile ?) de “Ge” (Géorgie, terre primordiale et prolifique). Ce peut être aussi la glèbe de l’engloutissement présumé de sa sœur, et que Nino n’aurait pu sauver, origine d’une culpabilité envahissante… et qui pourrait l’engloutir à son tour sur les chemins de terre inondés.
La figure du double, laisse le spectateur face à l’interprétation voire la perplexité de la dissociation. Ainsi, onze minutes d’un plan-séquence de présentation des protagonistes —dramaturgie au cordeau, qui a nécessité onze prises et une journée entière tournage—, introduit l’enquête qu’envisage de mener le directeur d’hôpital. Accompagnée de son compagnon, une jeune femme vient d’accoucher d’un prématuré mort-né. Nino spécialiste des accouchements difficiles a fait ce qu’elle a pu. La tension est là d’emblée ; le jeune père connait par oui-dire, la pratique illégale de Nino dans les contrées loin de Tbilissi, où les interruptions volontaires de grossesse soumises au bon vouloir des praticiens, reste possible seulement jusqu’à douze semaines d’aménorrhée.
Le cadre vacille, toujours mobile de la caméra 35mm à l’épaule du chef opérateur (Arseni Khachaturan), magicien de l’image aux lents plans séquences de dialogues en tension, et de plans d’ensemble de nature où l’eau est omniprésente sous toutes ses formes. Ses images nous conduisent dans de longs travellings, les parcours/errances de Nino, nouvelle forme de balancement des allers et retours sur des routes où tous les périls sont possibles… et c’est dans ces nulle-parts de chemins plus ou moins goudronnés, bordés de chiens errants, qu’elle s’adonne à une sexualité risquée et anonyme. Eros-Thanatos, serait-ce l’esprit du Golem [j’ai bien aimé cette allusion pendant le débat], qui hante Nino maïeuticienne en excellence ici, presque austère dans sa tenue bleutée, lumière scialytique, carrelages aseptisés et rutilants d’un hôpital moderne… et là, pratiquant clandestinement sur les tables de cuisine des masures à peine éclairées de Colchide, entre deux voire trois continents, Europe-Asie et l’écrasante URSS devenue Russie toujours aussi omniprésente et oppressante.
Elle est déterminée dans ses missions qu’elle est seule à s’être données, ce qui en fait un personnage solitaire, sans liens personnels avec les autres, ne tirerait elle son empathie que de l’amour qu’elle éprouve pour toutes les femmes qu’elle aide ? Elle a aimé David, l’aime-t-elle encore huit ans après. Amour empêché par sa pratique, nul ne sait.

Le cinéma du réel, cinéma-vérité, tournage frontal d’un accouchement, ou de l’avortement dans sa longueur d’une jeune sourde-et-muette, réduite au silence, victime d’un viol intrafamilial. April est comme en opposition, également un film naturaliste, beauté saisissante des paysages nous sommes au printemps. Dégel du mois d’April, champs de coquelicots Monet, explosion florale des fruitiers sur fond de ciels d’azur, ou de nuits bleutées découpant au scalpel les sommets du Caucase ,viennent dessiner le décor. C’est ici que nous sommes, avec Nino, sur des terres abondantes, parmi des gens de peu toujours prêts à ajouter un couvert au passant, et où les parents peu éduqués reproduisent au fil des décennies le cercle vicieux de la scolarité que les mères n’ont pas reçue, incapables de donner une instruction de base à leur nombreux enfants.
Dea Kulumbegashvili a passé beaucoup de temps à l’hôpital avec Ia, elles y ont été conseillées pour la gestuelle par un médecin chef très attentif. Elles ont beaucoup échangé avec les jeunes femmes enceintes pour obtenir leur consentement à être filmées au moment de leur accouchement. Les cadres sont parfaitement composés « storyboardisés », et on sent que les équipes techniques sont préparées pour choisir les plans sans interférer les gestes médicaux ; le jeu des acteurs présents dans la salle de travail, est parfaitement maîtrisé après de multiples répétitions avec des doublures.
Matthew Herbert musicien britannique compose une partition de souffles et de percussions sur des instruments fabriqués à partir d’un squelette de cheval. Cela confère une atmosphère particulière de respirations tantôt calme tantôt haletantes, dans une asynchronie recherchée qui ajoute au trouble. La composition laisse entendre les conversations feutrées perçues derrières les portes des hôpitaux, des murmures… auxquels s’ajoutent encore les aboiements des chiens errants qui sont de tous les plans en extérieur. C’est aussi le bruit de l’eau de pluie sur les toits de tôle, dans les champs glaiseux, l’eau (de la vie) omniprésente d’un bout à l’autre du film. Une partition acousmatique conçue à partir des enregistrements de longue haleine en pleine nature…
Je reprendrai pour finir les propos de Dea Kulubegashvili
« Je ne peux qu’espérer que les questions soulevées dans le film trouveront un écho auprès du public. Même si l’histoire du film est très ancrée localement, j’aime à penser que les spectateurs pourront facilement s’identifier aux personnages, car le film aborde des valeurs universelles qui sont malheureusement menacées aujourd’hui aux quatre coins du monde. C’est une régression considérable que de remettre en cause la contraception et le droit à l’avortement, facteur d’émancipation et de choix des femmes quant à leur avenir. J’observe autour du monde, un sujet de campagne aux États-Unis, mais aussi la situation en Pologne, en Italie… où ce droit est âprement débattu. »
Pierre