April – Dea Kulumbegashvili (2)

April est un film âpre, très fort mais il faut du temps pour qu’il se décante en nous, pour apprécier et digérer la dureté hyper-réaliste, naturaliste de scènes d’accouchement ou d’avortements, à peine atténuée par la poésie de la nature évoquée par Pierre (champs de coquelicots à la Monet, ciel bleu, superbes montagnes) et curieusement contrebalancée par l’abstraction, la dimension symbolique et fantastique des toutes premières images du film, de la créature de sable et de boue marchant péniblement, Golem, cauchemar ou mauvaise conscience de Nina qui n’est pas intervenue, n’a pas appelé à l’aide quand sa soeur s’enlisait …

Après cette apparition mystérieuse en générique, qu’on pourrait croire extérieure au film, prendre pour une fable, un court métrage, on entre brusquement dans une salle d’accouchement, avec un gros plan sur un ventre de femme, en travail : aucun détail ne nous est épargné et l’on vit en direct, presqu’en temps réel, la naissance de l’enfant et jusqu’à la délivrance, avec la section du cordon ombilical et l’expulsion du placenta. On retrouvera le même réalisme quand il s’agira d’avorter la jeune femme sourde-muette dont on comprend que, ne sortant jamais, elle a sans doute été violée par son beau-père : des gestes techniques, un soutien un peu détaché de la grande soeur, des cuisses tremblantes, un peu de sang ; la nature de l’acte ne nous autorisera pas à en voir davantage.

Le ton est donné et tout le confirmera : le film relèvera du cinéma-vérité, il sera brut et sans fioriture, à l’image de ces bruitages qui tiennent lieu de bande-son et de musique et immergent le spectateur dans l’action et la conscience de Nina. La force du film est de nous faire vivre ses moindres émotions, ses sensations – son souffle haletant dans la voiture qui la mène à une ferme éloignée pour un avortement clandestin, le pare-brise balayé par la pluie, l’aboiement d’un chien solitaire, le crissement des pneus et jusqu’à l’embourbement de sa voiture dans un chemin creux – image de sa vie piétinante et sans amour véritable. Avec pourtant une impression de décalage que ne confèrerait pas une musique illustrative ou symbolique : le spectateur ne sait pas d’où vient le bruit perçu, il a toujours un temps de retard, il a peur pour elle, se sent en danger – malaise d’autant plus prégnant que Nina, si dévouée soit-elle à toutes ces femmes en souffrance, semble donner aussi bien la mort que la vie et profondément taciturne, ne manifeste que rarement des sentiments.

Tout se passe comme si elle n’offrait qu’un fatalisme actif, amour indifférencié, l‘agapé d’un dieu froid et distant, sans véritable philia, amour choisi, amitié élective (à part pour David son ami médecin et protecteur, avec qui elle a vécu, qui la reçoit dans son bureau avec un geste tendre), sans eros non plus tant la chair semble triste, expéditive et livrée à une rencontre de passage dans une voiture… Tout se passe comme si Nina ne parvenait pas à tisser des liens avec les autres, que cette campagne géorgienne si austère, ces espaces suburbains désolés, ces familles nombreuses où les filles sont mariées à 15 ans (en dépit de la loi), où les cliniques refusent souvent de pratiquer l’avortement, que cette atmosphère à la fois rurale et urbaine, poisseuse et aseptisée déteignissent sur elle. Condamnée à errer de ferme en ferme, de chemin boueux en improbable masure, Nina semble toujours enfermée, hors-champ ou au bord du cadre : hors champ dans sa propre voiture, au bord du cadre lors de la réunion initiale où elle doit répondre de la mort à la naissance du bébé face aux parents, à David et au directeur de la clinique, longtemps ignorée d’une caméra incertaine, balayant le mur blanc en panoramique, lorsque le verdict final de ce dernier, lu d’une voix monocorde, établit que l’enfant, dont les poumons étaient atrophiés et infectés, n’était pas viable, ce qui innocente Nina suspectée d’avoir trop attendu et refusé de recourir à une césarienne pour elle inutile et tardive, qui plus est refusée par la mère. Eternel débat de la volonté plus ou moins expresse, plus ou moins éclairée de la parturiente, qui fait écho, toutes proportions gardées, à l’autre bout de la vie, aux directives anticipées, ou à la volonté d’un malade face à l’euthanasie et à la marge ou à la liberté d’interprétation du médecin.

Dès lors, le fantastique du film, et cette curieuse créature récurrente de boue et de sable, relèverait moins du surnaturel proprement dit qu’il ne constituerait, selon la définition de Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique, un prolongement fantastique du réel : le réel poignant de ces ventres de femmes engrossées (sans amour sans sensualité même), l’obsession empathique de Nina à les sauver, le vide monstrueux de sa vie (dans laquelle, dit-elle, « il n’y a de place pour personne »), la froideur du cadre, la dureté d’une société patriarcale bruissante de rumeurs, n’autorisant ni envol lyrique ni élan métaphysique. Le poids incroyable, fantastique, absolu du réel. Et un film féministe comme malgré lui, un témoignage bien plus fort qu’une oeuvre militante.

Claude

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