Carré 35 de Eric Caravaca (2)

RETOUR SUR CARRE 35, UNE SI BELLE OEUVRE.

Je reviens sur ce film, classé documentaire mais qui est un véritable film d’auteur, unique, sensible, intelligent.
Car parler de sa vie intime, des secrets de sa famille, filmer de si près, sa mère, son père ( même le corps du père mort ) approcher en gros plans le visage de ses parents, montrer les photos de la vie passée, des générations qui se suivent et disparaissent, ce ne doit pas être un exercice facile.
Parler ( c’est la voix d’Eric Caravaca que nous entendons commenter les images et questionner sa famille ) et approcher toutes ces vies perdues et si chères, est-ce une douleur et en même temps une sauvegarde. Grâce à ce film la mémoire de la petite fille est restituée et peut vivre dans le souvenir de sa mère et de ses frères.
L’autre richesse et audace du film consiste à élargir la mémoire et l’histoire familiale à la grande Histoire. Pas seulement celle ( évidente ) de la décolonisation du pays où vécurent les parents ( l’Algérie) mais aussi d’étendre le champ du sujet ( le déni de la mort d’une fillette trisomique dans les années 60 ) à d’autres refoulements collectifs ( les malades mentaux torturés et tués par les nazis) ou les cadavres embaumés de Palerme.
Ici il y a la mort, la mort d’une enfant et la mort d’une enfant pas comme les autres.
Que font les parents devant une telle catastrophe, la mère en l’occurrence, elle efface de sa mémoire et de l’histoire familiale cette existence qui l’a tourmentée.
Que font les sociétés dites civilisées devant des pans de leur Histoire qui ne leur conviennent pas ou devant des êtres qui les gênent et bien on efface et on fait semblant .. en attendant des jours meilleurs.
Eric Caravaca, réussit à rétablir la filiation de sa famille, et il nous a fait le cadeau d’un superbe film.

Françoise

« Jeune femme » de Léonor Séraille

 

Caméra d’or au Festival de Cannes 2017
Du 14 au 19 décembre 2017
Soirée débat mardi 19 à 20h30

Film français, belge (novembre 2017, 1h37) de Léonor Serraille
Avec Laetitia Dosch, Grégoire Monsaingeon, Souleymane Seye Ndiaye

Distributeur : Shellac

Présenté par Françoise Fouillé

Synopsis : Un chat sous le bras, des portes closes, rien dans les poches, voici Paula, de retour à Paris après une longue absence. Au fil des rencontres, la jeune femme est bien décidée à prendre un nouveau départ. Avec panache.

Paula commence par se taper la tête contre la porte désormais fermée de sa vie d’avant, contre cette porte qui lui barre l’accès à son grand amour, cette porte derrière laquelle elle refuse d’être ensevelie. Joachim l’aimait et il ne l’aime plus. Elle était sa muse et il l’a remplacée. C’est à devenir « folle », en effet.
Lutter contre est normal et réparateur. Réagir est rédempteur.
Paula est une jeune femme moderne, à Paris, qui respire l’air du temps. Au Mexique d’où elle arrive, c’était différent. Elle inspirait et accompagnait « l’ artiste ». Elle disait « nous ».
Avec cette rupture, renaît Paula, celle qui dit « je », qui va peu à peu se lâcher et redonner libre cours à sa personnalité attachante, fascinante, séduisante, qui éclaire tout ce qu’elle approche.
Elle choisira la vie et ses dangers, la vie et ses difficultés. Elle se choisira, elle.
Et tant pis pour Joachim, pour sa mère et tous ceux qui passent à côté et ratent leur chance de l’aimer et d’être aimés d’elle.
Et tant mieux pour Paula qui a retrouvé ses ailes.

Quelle maîtrise du sujet, de la mise en scène et quelle actrice !
Vraiment un très beau film !

CARRE 35 de Eric Caravaca

 


Film français (novembre 2017, 1h07) de Eric Caravaca

Synopsis : « Carré 35 est un lieu qui n’a jamais été nommé dans ma famille ; c’est là qu’est enterrée ma sœur aînée, morte à l’âge de trois ans. Cette sœur dont on ne m’a rien dit ou presque, et dont mes parents n’avaient curieusement gardé aucune photographie. C’est pour combler cette absence d’image que j’ai entrepris ce film. Croyant simplement dérouler le fil d’une vie oubliée, j’ai ouvert une porte dérobée sur un vécu que j’ignorais, sur cette mémoire inconsciente qui est en chacun de nous et qui fait ce que nous sommes. »

Présenté par Georges Joniaux

Notes film et débat :

De critiques élogieuses de Carré 35, le premier documentaire d’Eric Caravaca, il ne manque pas, et nous  sommes bien d’accord avec elles.

Difficile ce sujet du secret familial, il est souvent convenable d’être discret sur cette question, il est forcément personnel. Donc d’une manière générale, on n’en parle pas, c’est intime, en revanche on le représente souvent. Ciné-Trafic recense 240 films sur ce thème. La littérature et le théâtre en sont envahis. Nous avons tous de bons et moins bons souvenirs sur ces mises en spectacle.

 

Sa démarche est à la fois quête et enquête, affectivité et recherche quasi policière s’entremêlent dans une recherche de vérité dont quoi qu’il en soit, et c’est heureux, une part nous échappera toujours. Ce film montre la difficulté d’un cheminement vers le dévoilement d’un secret familial. Le secret familial, comme l’écrit Serge Tisseron dans son ouvrage (1) « la grande majorité des secrets a toujours concerné la naissance et la mort…Quant un parent tente de cacher un événement douloureux qui le préoccupe…son enfant le pressent toujours ».

La rigueur de l’homme Caravaca s’observe dans le choix des termes, y compris dans les interviews. Par exemple il dit :

« Tout a commencé par une « intuition » lors d’un tournage en Suisse, le décor du jour était un cimetière. Alors que je marchais dans les allées du « carré des enfants »,  j’éclatais en sanglots. « Je n’avais aucune raison de ressentir une telle peine. J’ai compris que je portais une tristesse qui n’est pas la mienne. »

Le lisant superficiellement, avant d’avoir vu son film, mon premier réflexe a été de me dire, c’est curieux cette expression : « une tristesse qui n’est pas la mienne », …Sa tristesse lui appartient, c’est la situation qui n’est pas la bonne (si l’on peut dire). En fait, réfléchissant davantage, sa formulation est juste : la tristesse qui n’est pas la sienne est celle de ses parents… Et donc la sienne par capillarité. Cette formulation délicate nous dit quelque chose de la transmission des affects et de l’attention qu’il porte à ses parents. Nul procès dans sa volonté de savoir et de comprendre. Quant à son film, il recèle des commentaires ciselés auxquels il faut prêter attention.

Caravaca, montre sans interpréter. Il n’interprète pas, cependant, il fait des analogies, et l’on peut les trouver curieuses, dérangeantes, pas à leur place. Le cœur du film, la mort et la vie cachées de sa petite sœur trisomique, à l’âge de 3 ans, avant sa propre naissance, voisine parfois avec d’autres sujets, images chargées de non dits, morbides et meurtrières tirées de notre histoire ; analogies ? C’est ce qui gène.

Révulsant, cet extrait de documentaire nazi des années 30, qui montre des enfants handicapés mentaux, maigres, peut-être choisis parmi les moins maigre d’entre eux, à demi nus, entassés sur des petits lits propres de circonstance, dans une salle commune. Horrifiants, les commentaires. Nous savons que ces petits enfants et des adultes handicapés ont été tués par injections létales, gazage,  « affamement », au cours de l’opération T4 réservée à ceux dont « la vie ne vaut pas la peine d’être vécue ».

Mais quel rapport avec le secret familial ? Le désir de mort pour les autres est une chose, peut-être avons-nous tous peu ou prou éprouvé ces pensées magiques, morbides ou méchantes, car nous sommes mortels, car il y a des choses en nous que parfois on aimerait bêtement tuer. Bref pour beaucoup, nous sommes névrosés. Mais là, tout de même, un dispositif de meurtre de masse, planifié, qui inclut des systèmes de propagande, de renseignement, d’oppression, de peur, d’organisation, et même « d’éthique »,  c’est un énorme pas ! À propos de pas, à combien de km de nous se trouvait et se trouve encore    l’Autriche ?

Passé cette séquence auquel j’ai consacré trop de lignes, tout le reste me convient, les ponts qu’il fait entre la mémoire collective, ici le colonialisme, ses spoliations, sa propagande et ses meurtres, et là la mémoire individuelle, de colons d’origine modeste, espagnols puis français, qui sont et seront des exilés. (Impeccablement débattue par Françoise, j’aurais aimé pouvoir prendre des notes). Concernant la visite des catacombes (crypte) des Capucins de Palerme, là encore Serge Tisseron nous donne des clés (2) en citant Nicolas Abraham : « la crypte désigne les situations dans lesquelles nous restons à jamais liés à un disparu par un secret inavouable »….

Je me rappelle aussi de l’intervention de Laurence qui observe que le Fils Eric parle très fermement à sa mère, cette femme belle, un peu altière, intelligente. Les enfants sont-ils les mieux placés pour ce genre d’expérience? Ils ont passé une grande partie de leur vie à trouver une formule pour écouter et surtout ne pas écouter leurs parents… Mais qui d’autre mieux que lui pouvait le faire? Quel que soit le ton qu’il prenne pour parler à sa mère, il aurait été mauvais. Le film montre une tentative d’en sortir, de se libérer de la honte et de la culpabilité, et une histoire d’amour dans une grande histoire qui elle ne parle guère d’amour. L’histoire d’une famille et d’une mère inconsolable (sauf au prix d’un lourd clivage)  qui voulait préserver ses autres enfants. En même temps, la reconnaissance profonde d’Eric Caravaca pour ses parents.

C’est une histoire douloureuse et nous la faisons nôtre, d’autant qu’elle en balaye d’autres, plus triviales. S’il n’y avait que ça, ce serait déjà bien, mais il y a tant d’autres choses essentielles…Et je suis déjà trop bavard.

Georges

 

 

 

  • Serge Tisseron, Les secrets de famille, QSJ3925, 2ème édition 2016 (127 pages)
  • ibid. page 85 bas de page, le psychanalyste Nicolas Abraham

« La Belle et la meute » de Kaouter Ben Hania

 

Primé au Festival du Film Francophone d’Angoulême 2017
Du 7 au 12 décembre 2017

Film tunisien (octobre 2017, 1h40) de Kaouther Ben Hania avec Mariam Al Ferjani, Ghanem Zrelli et Noomane Hamda

Distributeur : Jour2fête

Evidemment, le sujet est grave et on est en empathie totale avec Mariam. Les femmes, toujours en première ligne, qu’on voile et qu’on dévoile, qu’on force, qu’on humilie, coupables de naissance. Ca ne s’arrêtera donc jamais ? On sait que c’est comme ça dans un état policier, on pense à la Syrie d’aujourd’hui . Non, ça ne s’arrêtera jamais et toujours on aura les tripes nouées de peur devant tant d’horreur. Révoltés.
Ce film, fiction tirée d’un fait réel raconté dans un livre (Coupable d’avoir été violée Meriem Ben Mohamed), nous emporte dans le sillon de Mariam     ( Mariam Al Ferjani, magnifique) et on vit son innocence perdue, son cheminement vers la conscience politique et même si c’est dans des circonstances dramatiques, son épanouissement de jeune adulte qui surmonte ses peurs et qui, blessée rayonnante, impose au monde qui l’entoure son courage et sa détermination à faire valoir ses droits.
Le rythme est toutefois un peu alourdi par une mise en scène très appuyée.
Le film aurait gagné en poids à être plus léger.

Certains faits réels, actuels ou historiques me sont, peu à peu, devenus insupportables à voir traités en fiction. Il me semble que je suis suffisamment hantée par toutes les horreurs dont ont été capables de tous temps nos congénères, dont ils sont et demeureront capables jusqu’à la fin des temps. Qu’on m’épargne les fictions sur leurs exactions. On ne fera jamais « mieux » que le réel !

A voir : Le documentaire de Marion Loizeau « Syrie, le cri étouffé »

Replay Infrarouge – Syrie, le cri étouffé – France 2

 

La belle et la meute de Kaouter Ben Hania

Primé au Festival du Film Francophone d’Angoulême 2017
Du 7 au 12 décembre 2017
Soirée débat mardi 12 à 20h30

Film tunisien (octobre 2017, 1h40) de Kaouther Ben Hania avec Mariam Al Ferjani, Ghanem Zrelli et Noomane Hamda

Distributeur : Jour2fête

Présenté par Georges Joniaux

Synopsis : Lors d’une fête étudiante, Mariam, jeune Tunisienne, croise le regard de Youssef. 
Quelques heures plus tard, Mariam erre dans la rue en état de choc. 
Commence pour elle une longue nuit durant laquelle elle va devoir lutter pour le respect de ses droits et de sa dignité. Mais comment peut-on obtenir justice quand celle-ci se trouve du côté des bourreaux ?

Nous avons vu le 3e long-métrage fiction de Kaouther Ben Hania, un film remarqué par la critique* et par le public. Cette réalisatrice que désormais, il faut suivre. Ce film, je l’ai trouvé beau au plan formel. La forme plan-séquence, les ellipses, les couleurs qui grâce aux filtres virent du vert au bleu canard, au bleu pétrole, bref toutes  les déclinaisons de la petite robe bleue de Mariam (le personnage), comme une aura partout où elle se trouve. Cette petite robe jolie pour danser, est un signal pour les prédateurs, et devient inconvenante à l’hôpital ou dans les locaux de la police. Pour elle-même, elle devient certainement un signe de faiblesse et de dénuement extrême, de misère, de souffrance. Ajoutons qu’en outre Mariam est un peu gauche dans ses chaussures à hauts talons. En outre, Mariam (l’actrice) est une comédienne physique, les mouvements de son corps, ses expressions, moues, ses balancements, ses paniques, tout transpire. Elle exprime la violence qu’elle subit par tous les pores.( ?).

 La réalisatrice a voulu nous montrer à la fois la violence, l’oppression de pouvoirs institués (mais déviants) et en même temps la montée d’une conscience et le courage de cette jeune femme, souvent seule contre tous. Son film est remarquablement servi par son actrice dont les métamorphoses psychologiques et la gestuelles sont étonnantes. Kaouther Ben Hania n’a pas voulu montrer le viol, et c’est un bon choix. Les films qui le montrent sont légion, à l’exemple de Rosemary’s baby, les chiens de paille, Dupont la joie, Orange mécanique, délivrance, elle, Irreversible, etc. Elle a voulu montrer juste après, dans la durée d’une nuit au petit matin. Cette nuit contient les prémisses de l’histoire qui suivra, c’est-à-dire l’opprobe paradoxale décrite dans le livre de Meriem Ben Mohamed, « coupable d’avoir été violée ».

Le contexte, rappelons que la Tunisie où se déroule le film est un pays qui dispose d’un arsenal législatif plutôt enviable. Qu’elle a devancé bien des pays en matière de parité homme-femme, et pas seulement des pays musulmans, en matière d’éducation, de santé, et de droits civiques. Cependant l’état de corruption antérieur, la montée des intégrismes finissait par remettre en cause ces droits.

Corruption partout ne signifie nullement corruption de tout le monde, en Tunisie comme ailleurs. Demeure néanmoins ce qu’observait à juste titre Jean-Pierre, soit un appareil policier qui héritier de politiques et de pratiques autoritaires depuis des décennies, n’est guère disposé à voir ses acquis et ses modes de fonctionnement remis en question. Remarquons tout autant l’observation de Serge, l’histoire de cette jeune femme dépasse le cadre tunisien, la police dans son ensemble, lorsqu’elle est dans cette même situation de « bavure », manifeste le même autoritarisme, le même corporatisme, la même mauvaise foi et génère les mêmes craintes de la part des usagers ou citoyens. Demeure, qu’il nous est plus aisé d’observer la sociologie des autres que la nôtre.

Ce film, nous le voyons au moment où en France comme ailleurs, des dossiers de harcèlement sexuel sortent de tous les tiroirs. Nous le voyons aussi au moment où l’on est confirmé dans l’idée que guerres actuelles = viols de masse institués, planifiés. C’est mon regret de l’instant que nous n’ayons pas parlé de sexualité violente et meutrière, de pouvoir et domination après la belle et la meute.

Parmi ce qui fait la qualité des rapports d’une population à ses institutions, c’est en cas de manifestations dysfonctionnelles, la réactivité et l’efficacité politique pour corriger et prévenir les choses. En Tunisie, les lois de Juillet 2017 sur la violence faite aux femmes ainsi que la loi d’août 2017 concernant l’autorisation de mariage d’une personne musulmane avec une personne non-musulmane devraient changer la donne.

Parmi ce qui fait la qualité des rapports d’une population à son pays, il y a le partage, l’ouverture et le rayonnement de sa culture, nul doute alors que l’essor du Cinéma Tunisien, l’apparition de réalisateurs tels que Kaouter Ben Hania est une chance et pas seulement pour la Tunisie. Le bon cinéma ouvre l’horizon. Souhaitons alors à la Tunisie dont le ministère de la culture a co-financé ce film, de continuer à promouvoir les rapports confiants qu’elle manifeste envers ses artistes.

 

 

*(si vous avez aimé ce film d’une manière mitigée, vous serez conforté par la lecture de Critikat et si vous l’avez aimé, les revues ne manqueront pas)

 

 

 

 

 

A serious man-Retrospective des Frères Coen (3)

A serious man

Les films des frères Coen (pour les 3 que j‘ai vu), se prêtent peut-être particulièrement bien à une interprétation ou une lecture « méta.. », à une projection subjective d‘un éventuel « sens » au fond de la perception plus ou moins immédiate des images et des sons.

« A serious man » débute avec une scène d‘apparence peu en relation avec le reste du scénario : par un temps d‘hiver un jeune homme revient à la maison d‘une sortie au stettl (« mir », village juif en Europe de l’est). Sa femme, le bébé sur le bras l’attend devant le feu ouvert. l’homme raconte qu’il a rencontré le rabbin Groshkover et qu’il l’a invité à prendre la soupe. Sa femme lui repond que Groshkover est mort depuis trois ans. Elle en est sûr. Mais on frappe à la porte et Groshkover apparaît dans l’ouverture. La femme est persuadée qu’il s’agit d’un « dibbouk » et finit par lui planter un pic à glace dans la poitrine. Groshkover-dibbouk dit à voix basse « on sent quand on n’est pas désiré », sort et disparaît dans la nuit hivernale.

Dibbouk ou dibuk : selon le folklore yiddish le méchant esprit d’un être mort qui torture une personne à laquelle il s’est attaché (documenté depuis le 16e siècle). L’ethnographe, journaliste et écrivain Sh. An-Ski 1, créa une pièce de théâtre (en russe et en yiddish): « Le Dibbouk », qui a eu sa première à Warsowie en 1920, un mois après la mort de l’auteur. En 1937 le très prolifique réalisateur et producteur polonais Michał Waszynski2 fait sortir la pièce au cinéma. Le Film est peut-être le plus élaboré, probablement le plus connu des films en yiddish et une référence aussi pour Joel et Ethan Coen3. Chez Anski (et dans le folklore) l’esprit de l’amant – mort de chagrin car refusé par le père de sa fiancée – incube celle-ci qui se refuse à un mariage « plus avantageux », et se meurt. De chagrin, on dirait, mais pour son entourage le dibbouk l’a fait mourir. Tous acceptent l’insuccès du rituel de l’exorcisme, ils subissent l’autorité du dibbouk comme celle du père avant. Chez les Coen – différence significative – le dibbouk n’est pas l’esprit invisible d’une personne morte qui s’attache aux vivants mais – pour la jeune femme – celui qui apparaît vivant bien qu’elle le sache mort. Le dibbouk malfaiteur fait partie de son savoir. Elle sait quoi faire, elle agit brutalement. A-t-elle chassé le dibbouk ou tué le rabbin? Où l’impulsion courageuse mue par la connaissance de faits et nos « croyances » nous mènent  sinon au doute et aux angoisses ?

Le film nous conduit ensuite dans une sorte de « garden city » où des villas modestes, quasi uniformes, espacées par des surfaces de gazon, prêtent une vue calme, rangée, voire ennuyeuse. Joel et Ethan Coen, semble-t-il, ont grandi dans une telle cité-dortoir près de Minneapolis, 400 km au sud du Canada sur le Haut Missisippi dans les années 1960, du temps de la sitcom F troop à la télé (une farce de la guerre nord-sud de 1860) et du groupe rock « Jefferson Airplane ». Leur mère enseignait l’histoire d’art au St. Cloud State College, leur père l’économie à l’Université de Minnesota. Le scénario nous fait entrer dans le quotidien de ce voisinage, en particulier dans une famille juive peu pratiquante. La mère Judith qui se prépare et prépare son mari à divorcer pour vivre avec le meilleur ami des deux qui a perdu sa femme (mais l’ami meurt dans un accident de voiture), le père Larry, professeur de physique en attente de sa « tenure » (poste à vie), surpris par les propos de sa femme et leur ami Sy, la fille Sarah adolescente préoccupée par sa coiffure et ses sorties avec des copines, le garçon Danny qui prépare sa bar-mitsva en apprenant par coeur un passage de la Torah à l’aide d’un disque vinyle, se querelle avec sa sœur et fume des joints. Pendant le cours d’écritures hébreu au collège juif, qui ne l’intéresse donc pas, il écoute une cassette de Jefferson Airplane. Il se fait surprendre et voit son petit appareil confisqué. Ce qui l’amène, en compagnie d’un camarade à un cambriolage nocturne du bureau du professeur – sans succès.

On suit également le père à son lieu de travail (au tableau noir des équations, le chat de Schrödinger, illustration de la « relation d’incertitude » de la mécanique quantique et de l’intervention rien que par l’observation : l’observateur l’agent de vie et de mort du chat ?). Larry, bouleversé par trop d’adversités dans l’actualité de sa vie (plus ou moins graves, drôles ou moins drôles), « gentiment » expulsé par Judith et Sy au Motel à côté, se demande naïvement où est sa faute. Doutant désespérément de lui-même et conseillé par Judith,  il se tourne vers les autorités religieuses. Le rabbin junior, ensuite le vieux rabbin lui servent des réflexions de farceurs sur Sa volonté (celle de Dieux) épicées par des observations banales réalistes et « hyperréalistes »4 – version dérisoire des sophismes talmudiques salutaires d’un rabbin Small5. Ce qui fait penser et objecter Larry : ne suis-je pas un homme sérieux ? Sa recherche dans cette voie se termine par le refus de sa Sagesse Suprême, le vieux rabbin Marshak, de le recevoir. Je suis tenté de penser à une « théologie » qui reconnaît dans les édifices religieux un noyau « anti-autoritaire » qui renvoie les humains à leur organisation du social et une personne à « maîtriser son destin ».

Épisode culminant du film : la mise en scène de l’initiation liturgique (du grec leitourgia : « le service du peuple ») du jeune homme, sa bar-mitzva, la célébration de sa majorité religieuse. La grande synagogue dans toute sa splendeur du chabbat. Le jeune homme – nous savons qu’il ne sait pas lire – crée un doute, un silence pénible dans le rond de la salle pleine sur tous les rangs jusqu’à ce qu’un des anciens commence à entonner le passage de la semaine de la Bible sur lequel on lui a mis le yad, le pointeur qu’il tient. Il peut alors poursuivre avec ce qu’il a appris du disque et à la fin la cérémonie a élevé, semble-t-il, les esprits de l’ensemble des convives notamment ceux des parents.

Suivant la coutume Danny a encore à se rendre à l’étude du même Rabbin Marshak, incarnation de la sagesse suprême, qui n’a pas voulu recevoir son père. Il entre, le pas hésitant dans le cabinet meublé à l’ancienne, et s’assoit en face du vieux vénéré silencieux derrière son bureau sous le tableau du Caravage «le sacrifice d’Isaac »6. Aprés un long silence, le rabbin tire de son tiroir – l’enregistreur de cassette confisqué par le professeur, cite les noms des membres du groupe et la phrase de la chanson d’amour de Jefferson airplane « quand la vérité se révèle étant des mensonges » (when the truth is found to be lies), pousse l’aparail vers Danny et prononce la quintessence de sa sagesse : soit un garçon bien. Voilà la chute dramaturgique de la séquence rabbinique du film, de l’excursion théologique.7

Et après ? Oh oui, doutes et angoisses persistent, des adversités bien pire menacent  l’homme sérieux et ses proches : un éventuel diagnostic médical fatidique, le champignon noir d’un tornado qui s’approche, mais le film s’arrête là. Sauf pour la bande-son qui fait écouter une chanson entrée dans le « patrimoine » folklorique du yiddish avant la première guerre : « Dem Milners trern » (Les larmes du meunier), texte et musique (l’accompagnement au piano rappelant les chant du meunier de Franz Schubert ?) de Mark Warshawsky8, interprété par le chanteur Sidor Belarsky9. Voici la traduction des paroles :

O combien d’année sont passées
Depuis je suis meunier ici
Les roues tournent
Les années passent
Je deviens vieux, ridé et gris

Il y a des jours
Je voudrais me souvenir
Je n’ai eu qu’un peu de bonheur

Les roues….
Je n’obtiens aucune réponse
J’ai entendu dire
Qu’ils veulent m’expulser
Loin d’ici et de mon moulin

Les roues…

Exclu du bonheur
Je continue à vivre
Sans femme, sans enfants – seul ici

Les roues…

Où vivrai-je ?
Qui prend soin de moi ?
Déjà je suis vieux
Déjà je suis fatigué
Les roues tournent
Les années passent
Je deviens vieux, ridé et gris.

L’auteur de la chanson a voulu évoquer, paraît-il, l’expulsion des juifs de la Russie « proprement russe » vers les provinces conquises, périphériques de l’empire tsariste.

A serious man – un essai sur le doute, les angoisses ? Deux ingrédients de la vie en particulier présents dans l’héritage juif – et pour cause. Mais quelle différence entre l’atmosphère jadis en Europe de l’est, celle de « Dem Milners Trern » et celle du Minnesota des années 1960, celle de l’izba du jeune couple et celle de la synagogue pleine à craquer de convives. « A serious man » – une personne sérieuse – n’est-ce pas de chercher le dibbouk, l’esprit néfaste en nous, en nos actes ? Affronter les aléatoires de la vie, les angoisses, sachant que vouloir être « quelqu’un de bien » ne réussi pas toujours vu l’irrationalité dans le monde, dans nous-mêmes et parfois nous conduit a compromettre (un peu?) le Serious man10?

NB :  vous pouvez vous reporter aux notes placées dans « Commentaire ».  Blog Cramés.

« The Square » de Ruben Östlund

Palme d’or au Festival de Cannes 2017Du 30 novembre au 5 décembre 2017Soirée débat mardi 5 à 20h30

Film suédois (vo, octobre 2017, 2h22) de Ruben Östlund avec Claes Bang, Elisabeth Moss et Dominic West

Distributeur : Bac Films

Présenté par Marie-Annick Laperle

Synopsis : Christian est un père divorcé qui aime consacrer du temps à ses deux enfants. Conservateur apprécié d’un musée d’art contemporain, il fait aussi partie de ces gens qui roulent en voiture électrique et soutiennent les grandes causes humanitaires. Il prépare sa prochaine exposition, intitulée « The Square », autour d’une installation incitant les visiteurs à l’altruisme et leur rappelant leur devoir à l’égard de leurs prochains. Mais il est parfois difficile de vivre en accord avec ses valeurs : quand Christian se fait voler son téléphone portable, sa réaction ne l’honore guère… Au même moment, l’agence de communication du musée lance une campagne surprenante pour The Square : l’accueil est totalement inattendu et plonge Christian dans une crise existentielle.

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J’ai attrapé The Square sans me demander par quel angle, de quel côté franchir la ligne.  Le film m’a saisie et j’ai plongé dedans.
Le film commence par la mise en place de la nouvelle exposition qui chasse la précédente, figurative, déjà has been, les cordes lâchent et font s’exploser l’oeuvre au sol, à l’endroit précis où sera exposé en suivant The Square et dans lequel, pour créer le buzz, des publicitaires fallacieux imagineront une scène virtuelle d’une indescriptible cruauté. L’Art contemporain est précaire et remplaçable à tout instant par du plus insolite, du plus actuel, du plus étonnant. Que restera-t-il de ces expositions ? Quelles œuvres seront gardées ? Lesquelles seront jetées ? Ce n’est pas seulement une histoire de marketing. Le temps et l’énergie consacrés à l’œuvre d’art avant qu’elle ne soit consacrée par la critique et passe à la postérité sont-ils essentiels ? J’avoue m’être déjà posé cette question devant certaines « oeuvres » qui semblent pour le moins sommaires. Les tas de gravier au Royal Museum suédois fait cet effet. On se pose la question si on serait capable de disposer dans le même espace des tas exactement pareils à intervalles très précisément identiques .  Bien sûr que oui ! Seulement c’en est l’idée qui ne viendrait pas. Sinon pour disposer l’oeuvre, il y a des bras « vulgaires »  et gare à ceux s’ils ne la respectent pas ou l’abîment ! Ruben Östlund se moque des excès de zèle et la prosternation devant ce qui est parfois de simples tas ce cailloux, montrant Christian, directeur du musée et son assistante se transformer, en douce, en« petit personnel » pour réparer la « catastrophe » engendrée par le vrai « petit personnel » pour qui le slalom pour nettoyer entre ces tas est chaque jour une épreuve à gagner avant l’arrivée en poste de la gardienne de salle et son regard acéré ! Tout ça est totalement absurde. Comme sont absurdes et ridicules les discours et postures de « décideurs » en place !

Mais l’Art moderne contemporain ce n’est pas ça, on le sait bien pour avoir déjà été ému aux larmes devant un tableau, une sculpture, une photo … d’un artiste contemporain.

Le film pose la question de la vulgarisation de l’Art au sens de « mise à la portée du plus grand nombre ». Les musées montrent des œuvres modernes mais les œuvres d’Art contemporain leur sont de moins en moins  accessibles, passant souvent de la galerie branchée à la collection privée. L’argent achète la beauté. C’est aussi ça que dénonce Ruben Östlund.

Le film brosse un tableau grand format des fossés creusés entre les hommes, figures inversées des tas de graviers, et tout aussi intouchables, immuables. Jusqu’à ce qu’une grande balayeuse passe.
La catastrophe est naturellement prévisible et annoncée.

Le film est un jeu de pistes qu’on pourrait toutes, tour à tour, explorer, dont on pourrait décrire et commenter toutes les étapes devenues autant de tableaux contemporains.
Je me suis posé la question : « Combien, jusqu’où l’Art contemporain doit-il puiser dans le classique, pour me plaire ? Et où sont les barrières de ma confiance ?  »

Magnifiquement orchestré, mise en image, mise en scène époustouflantes, sur fond de musique classique « vulgarisée », dans une très belle version contemporaine.

Je trouve que ce film est en lui-même une oeuvre d’art. Celle là on la tient, on la garde et on lui décerne, évidemment, une Palme d’or.

Marie-Noël

retrospective des frères Coen (2)

 

 

Des frères Coen, comme beaucoup d’entre nous, j’ai vu certains de leurs films plusieurs fois, sur grand écran et à la télé. Mais un festival, un grand écran dans une belle salle, c’est autre chose vraiment. Ajoutons, voir ces fims à la suite, présentés, commentés, éclairés par Thomas Sotinel, critique de cinéma au journal Le Monde, pour le public des cramés de la Bobine à Montargis et pour l’amour du cinéma, c’est inespéré.

Ce que je note sur ces six films, c’est que nous avons vu des personnages qui souvent, à la suite d’un malentendu, se retrouvent pris à leur corps défendant, dans l’enchaînement de situations absurdes qui ne pouvaient être autrement, fatales en somme. Situations qui sous le coup des passions prennent des formes de quiproquo, d’erreurs de jugement, de carambolages à la façon billard, et de heurts voire de chaos. Tout finit par aller pour le mieux quand chacun des personnages, est comme le souligne le cow-boy (Sam Elliott) dans The Big Lebowski, exactement à sa place, tel le Dude.  Mais dans le cinéma des frères Coen ce n’est que rarement le cas.

Dans Blood Simple (Sang pour Sang), la jalousie et le dépit meurtrier de Julian, de faire disparaître sa femme et son amant produisent un enchaînement de violence meurtrière dans la confusion la plus totale. Dans Barton Fink le jeune auteur de théâtre accepte de travailler à Hollywood, cette machine à produire des rêves à la chaîne. Barton y est franchement décalé, il a accepté un rôle qui n’était pas le sien. Dans son hôtel désuet, il a Charlie Meadows pour voisin…Hollywood, c’était un peu tenter le diable. Burn after reading est une tentative de chantage stupide qui s’agrège à une conjonction de petites transgressions et de mensonges ordinaires formant un imbroglio inextricable qu’une seule, absurde et sage décision de l’officier de la CIA finit par dénouer. A serious man est plus tendre, c’est celui que je préfère, mais non le moins désespéré, ce pauvre Larry se retrouve dans une sorte de maelstrom.  Le festival se termine par Inside Llewin Davis, et là vous avez lu Marie-No, plombant et superbe à la fois, mais dans ce film on voit un homme qui a prise sur les choses…comme on a prise sur une savonnette mouillée, il est vrai.

Les films des frères Coen nous montrent  des personnages  un peu faibles, parfois stupides, parfois moches. Seuls les personnages « syntones » s’en tirent plutôt mieux et ils sont rares…et encore! prenons ce pauvre Larry, c’est Job !  Mais, s’en tirer où non dans le monde des frères Coen où la loi de l’emmerdement maximum règne, n’est pas le plus important, l’essentiel  c’est d’être élégant.  Les personnages, sincères, en harmonie avec eux-mêmes sont élégants.

PS : je me relis ce matin, j’oubliais, comme si c’était normal, tellement c’est habituel chez eux, et pourtant rare dans l’ensemble, l’humour… et l’humour est rare et le leur épatant . 

Rétrospective Ethan et Joel Coen

Même si on espérait une fréquentation plus forte, ce WE a été une réussite et on remercie particulièrement Thomas Sotinel et sa « personnal assistant » Françoise et tous ceux qui ont organisé cet événement et y ont participé.
Ces 6 films ont permis à ceux qui, comme moi, ne connaissaient pas bien le cinéma des Frères Coen, de s’en faire une idée plus précise.
Faut quand même se cramponner et on a un petit travail sur soi, après, pour re-positiver…

Si on me demandait mon palmarès, je dirais
1. The big Lebowski              régalant
2. Burn after reading           désopilant
3. A serious man                    plombant

« Inside Llewyn Davis », je l’avais bien aimé à sa sortie … Question musique, la folk, ça n’a jamais été trop mon truc mais, dans les années 60-70, tous les chemins passaient par la folk. Et même quand cette musique plait, ce qui tue l’amour, c’est la traduction des textes ! Le producteur voit tout de go que la reine morte en couches n’est pas vendeur. Tu m’étonnes ! Il ne faudrait pas avoir les traductions. Je continue à trouver formidable  la peinture de la grande époque  de Greenwich par les Coen. Cette époque où l’avenir restait  grand ouvert et où on pouvait se payer le luxe de choisir la misère.
Llewyn continue à me fasciner par sa volonté, son entêtement à créer, son urgence quotidienne à survivre, son dénuement, son abnégation. Son choix. Pour autant, c’est son égocentrisme qui est le plus fascinant. Il ne s’encombre jamais longtemps de problèmes posés sur sa route. Le chat en est l’illustration : ce n’est pas Ulysse donc pas le chat des Goldfein où il y a de la moussaka et où il fait bien chaud, à l’occasion, donc bye bye le chat, abandonné avec l’impotent dans la voiture, sous la neige. Il est comme ça Llewyn, il trace sa route et tant pis pour les dégâts collatéraux. De tous les personnages des Coen, on finit, tôt ou tard, par voir les travers et le côté suffisant, odieux de Llewyn surgit aussi quand il tacle la femme, plus très jeune, qui chante « sa ballade » comme au temps des ménestrels en s’accompagnant d’une cithare, ou autre instrument « in » de l’époque. Ca le fait hurler, « notre » Llewyn. Elle n’a, selon lui, pas sa place dans le « vaste monde de la création » qu’il réduit en quelques mots à son « petit monde de la création ». Lui crée, pas elle. Ou bien il ne veut pas se regarder en face ? Un p’tit moment de doute alcoolisé et hargneux qui lui vaudra, après un grand tour de piste, revenu au point de depart, une bonne raclée.

30 ans plus tard, le folk a fini par accoucher du rap. On évolue et maintenant entre un beau texte de rap ou une complainte folk, je choisis le rap. Qui l’eut cru ?

Est-ce que je me fais aujourd’hui, comme prévu, un after avec O’Brother, emprunté à la Médiathèque ? Je vais voir …

Je me regarderais bien une bonne comédie italienne, aujourd’hui, moi …

Marie-Noel

« L’Atelier » de Laurent Cantet

 

 

Du 22 au 28 novembre 2017Soirée débat mardi 28 à 20h30
Film français (octobre 2017, 1h53) de Laurent Cantet avec Marina Foïs, Matthieu Lucci, Warda Rammach et Mélissa Guilbert

Distributeur : Diaphana

Présenté par Jean-Pierre Robert

Synopsis : La Ciotat, été 2016. Antoine a accepté de suivre un atelier d’écriture où quelques jeunes en insertion doivent écrire un roman noir avec l’aide d’Olivia, une romancière connue. Le travail d’écriture va faire resurgir le passé ouvrier de la ville, son chantier naval fermé depuis 25 ans, toute une nostalgie qui n’intéresse pas Antoine. Davantage connecté à l’anxiété du monde actuel, il va s’opposer rapidement au groupe et à Olivia, que la violence du jeune homme va alarmer autant que séduire

Ils sont huit. Sept + une. Une + sept : une femme écrivaine reconnue, en vogue, qui bouge un cil et son éditeur accourt, et sept jeunes en devenir, personne ne sait encore de quoi. Sept individus ayant pour seules richesses leurs talents encore partiellement ou totalement ignorés et leur jeunesse. Ils ont en commun d’être sur les chemins de traverses fréquentés à leur âge, rallongés encore pour s’adapter à cette époque, et d’être déjà peu ou prou tous résignés. Ce portrait de groupe est très réussi. On se place avec eux et on les regarde se « risquer » à l’écriture. Rien ne leur est moins naturel que de parler, d’inventer, de raconter, de se raconter, d’exister, d’écrire, tout ça devant Olivia, cette écrivaine bobo, branchée, impeccable en toutes circonstances et ce n’est pas la chaleur de l’été à la Ciotat qui pourra la faire transpirer. Les deux jeunes filles, Malika et Lola, sont les plus spontanées, elles y vont quoi ! Puisqu’elles sont là, elles participent. Pas inhibées, pas soumises, elles se placent au soleil du regard d’Olivia et ça fait plaisir à voir. Les cinq garçons, eux, choisissent l’ombre, a priori, la passivité, rejettent plus ou moins ouvertement l’idée de participer à ce projet d’écriture de ouf. On les a mis là, c’est tout. Ils ont l’intention d’attendre que ça se passe. Fadi, Etienne, Benjamin et Bouba qui prévient d’entrée de jeu qu’il fait même des fautes d’orthographe quand il parle, alors écrire !
Et puis il y a Antoine. Le film zoome sur Antoine et on apprend son visage changeant, son esprit manipulé, son humanité endormie, sa force bouillonnante camouflée. C’est un beau jeune homme, Antoine. Tout se passe comme s’il se forçait  à ne pas réfléchir, comme s’il s’évertuait à être un autre. Il cherche sa place et trouve sur son ordinateur, ceux qui le rassurent sur l’avenir, ceux qui veulent le  guider vers un futur encadré où on n’a pas peur, où les armes se montrent, où la haine se cultive. L’atelier et surtout la puissance, l’énergie  tranquille et diffuse d’Olivia vont l’imprégner et le pousser à regarder  au-delà de ses murs, en dehors de chez son cousin, deux étages plus bas. Il va observer et chercher à comprendre ce qu’Olivia opère en lui, chercher à effacer ses traces pour finir par, enfin, commencer à lâcher prise. L’Atelier amorce son rétablissement. Quand il vient à la fin du film lire son texte, il a changé. Il va partir, s’ouvrir à l’ailleurs. En cela pour lui et sur d’autres plans, l’Atelier aura eu une résonance essentielle. Pour tous les sept, plus ou moins, on est convaincu qu’il y aura, dans leurs têtes, dans leurs vies, un avant et un après l’Atelier. Un avant et un après Olivia.

Olivia, magnifiquement interprétée par Marina Foïs, est vraiment touchante justement parce qu’elle dégage à la fois une grande force, une autorité naturelle et une grande fragilité. Peut-être que c’est, égoïstement, pour se mettre en situation de rupture avec ses habitudes et retrouver l’inspiration, qu’elle a accepté de piloter cet atelier à La Ciotat où elle n’avait jamais mis les pieds. Oui, peut-être. Elle a participé à la sélection des stagiaires et la voilà maintenant en face de ces sept jeunes personnes qu’elle découvre en même temps que nous. Elle avance sur la pointe des pied tout en fixant clairement les objectifs et les limites. Elle obtient d’eux, peu à peu, ce qu’elle cherche : la création littéraire. Peu à peu, ils lui offrent leur reconnaissance. Sans tambour ni trompette. Bienveillante, elle l’est toujours, compréhensive aussi dans le respect mutuel. Elle veut les faire réfléchir et y parvient. Un par un, jusqu’à Etienne, si récalcitrant au départ, ils prennent tous leurs cahiers et leurs stylos,ou leurs tablettes et écrivent. Bien, moins bien …  L’important ce n’est pas de bien écrire, c’est d’écrire, et d’avoir envie de raconter et d’apprendre. Tout comme l’important n’est pas de savoir chanter, mais de chanter. Olivia leur donne envie d’exprimer leurs pensées à l’oral et de les formaliser par écrit. Pour ça, elle est admirable. On voit, parfois, surtout son côté « écrivaine parisienne ». Lorsque, par exemple, elle est en grande conversation sur skype avec son éditeur et qu’elle lui parle de ses difficultés avec un jeune en particulier, on pense qu’elle parle d’Antoine. Mais non, elle parle du personnage du roman quelle essaie d’écrire et sur lequel elle bute. Ah, d’accord ! Quand elle invite Antoine à lui parler de lui, de ses journées, de ses occupations, c’est certainement aussi pour nourrir ce personnage de fiction mais pourtant, très vite, c’est elle qui déborde, qui sort de son cadre écran pour entrer dans le sien et elle le pousse dans ses retranchements. Rien ne l’obligeait à aller le repêcher chez lui, à le faire entrer chez elle. Quand il la menace de son arme et la force à l’accompagner à travers les calanques jusqu’au bord de sa corniche puis enfin l’autorise à partir, elle part, bien évidemment et court même jusqu’en haut de la côte où elle s’arrête pourtant, se retourne et à l’abri du clair de Lune, hors d’atteinte elle aussi, l’observe, en alerte, prête à agir, peut-être. Enfin, quand il arrive dans la classe d’écriture pour lire ce qu’il a rédigé, sa seule question est « c’est long ? » parce qu’elle encadre les autres et ne lui donnera pas à lui du temps pris sur celui des autres, elle ne contraindra pas les autres non plus à l’écouter. Il lit son texte apaisé et repart. Alors elle se rassied, dos tourné, et on perçoit son émotion. Antoine a avancé, s’est débloqué. Elle a réussi quelque chose. Peut-être.
La suite nous montre Antoine embarqué sur un cargo avec pour camarade d’équipage un étranger pour lequel il fait l’effort de rassembler ses quelques mots d’anglais. Et leurs rires fusent.
On entend le rire d’Antoine comme si on l’avait guetté, espéré. Antoine rit !

Vraiment un très beau film avec Marina Foïs, magnifique et ces deux jeunes actrices, ces cinq  jeunes acteurs, tous les sept amateurs, tous les sept impressionnants de naturel.
Une mention spéciale pour, dans le rôle d’Antoine, Matthieu Lucci, qui m’a immédiatement fait penser à Adèle Exarchopoulos. Va savoir …

Marie-No