(A)NNEES EN PARENTHÈSES 2020-2022-HEJER CHARF

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE

HEJER CHARF
SYLVIE BRAIBANT

Les feuilles mortes d’Aki Kaurismaki

 

Fort heureusement, le réalisateur à finalement décidé de sortir de sa retraite décidée en 2017 pour nous offrir une tragi comédie digne de ses meilleurs films.

Il permet la rencontre d’Ansa et Holappa, deux laissés pour compte, deux tristes qui n’attendent plus grand-chose de leur vie malgré leur jeunesse et leur beauté. Seule leur ténacité permet le happy end car les éléments ne permettent pas de les réunir facilement.

Elle déprime, lui boit ……. et déprime.

On les découvre sur leur lieu de travail. Elle empile les rayons en supermarché, trie et jette aux ordures les invendus ou autres passés de dates, d’un geste mécanique et sans émotion apparente. On la regarde, jolie fille broyée, le corps voûté et pourtant se redressant face à la bêtise, l’injustice. Tout n’est pas éteint chez Ansa, on le devine. Elle s’émeut…..

L’arrivée d’un petit chien perdu comblera une partie du vide, faute de mieux.

Lui, vit avec ses collègues dans une baraque sans confort dans une entreprise de travaux. Il boit en silence, en cachette parfois, planque ici et là les bouteilles, et réagit à peine quand il est découvert et licencié. Il reste immobile, vaincu, résigné, l’homme de peu de mots.

Seul son ami et collègue Huotari en mal de rencontres féminines parvient à le mobiliser pour aller au Karaoké. Il suit marchant quelques pas en arrière comme un enfant qu’une mère tire par la main.

Et c’est la rencontre de ces deux êtres qui n’attendent rien mais finissent après bien des complications par recevoir.

Ils s’aiment nos amoureux. Ansa prend la main sur leur histoire à venir peut-être, donne son numéro, pose ses conditions, se redresse, se positionne.

Lui, le grand dadais, acquiesce, suit et finit par lâcher la boisson pour elle.

Dans cette histoire d’amour, la dépression rôde. Rien n’est dit, exprimé sauf en de rares moments mais tout est souligné par les images, les corps, la musique parfois. 

Les couleurs magnifient le film, tantôt passées tantôt vives. Une chemise d’un jaune éclatant, des affiches, des intérieurs, le rouge, le bleu …..les couleurs accompagnent comme pour suggérer la vie, l’espoir. Elles soulignent les scènes, leur donnent leur intensité.

Telle l’image surprenante et belle qui illustre cet état dépressif, au début du film, quand Holappa se laisse convaincre et se fait beau pour le karaoké. Un dernier coup d’œil au miroir avant de sortir. Un miroir cassé et l’on se trouve face à son reflet déformé, écartelé tel un Picasso, tel – la femme qui pleure.

Ainsi les larmes ne sortent pas mais tout les suggère.

La tristesse rôde dans ce film. Ces décors d’un autre temps, les entreprises broyeuses d’humains, cette radio qui s’allume sans cesse sur le conflit en Ukraine nous ramenant au temps présent. On en doute parfois tellement tout est suranné, certains décors, lieux semblent passés, telle une photo qui s’efface. On pourrait se croire dans les années d’après-guerre.

Il y a également du morbide dans la façon dont le personnage masculin s’abîme à force de boissons. La mort est d’ailleurs évoquée dans cet hilarant concert ou trois jeunes filles en robes de chambre chantent la mort, l’enterrement. Hilarant dans ce contraste de jeunes filles toutes pimpantes, aux joues roses, habillées de couleurs vives et leur mine affligée évoquant la dépression et la mort face au héros seul en compagnie de sa bouteille.

Et puis quelques scènes régulièrement distillées,  des petites  envolées lyriques et musicales nous montrant le ciel, les nuages, le ciel parfois bleu tendre, quelques nuages certes mais rien de menaçant. Tel un espoir qui se dessine tout doucement. On pourrait se croire chez Douglas Sirk , c’est doucement suggéré ….amené

Une des forces de ce film est que les paroles des chansons parlent en place de nos deux taiseux. Tout est dit, exprimé par les textes chantés. 

Je reviens sur le terme – hilarant – car il s’agit bien d’une comédie que ce dernier film de Kaurismaki prix du jury à Cannes. On rit souvent dans ce film, on est touché par certains dialogues franchement drôles entre Le personnage principal et son copain, ou entre les amoureux. Ansa est drôle dans ses affirmations, lui dans ses réactions.

Une comédie romantique, un beau mélo, un antidote à la déprime actuelle.

Oui, un antidote, car on sort heureux et ému de ce film avec cette belle dernière image digne d’un Chaplin. On a presque envie de l’accompagner de la si belle chanson – Smile – écrite par Chaplin.

 Le sourire oui, car Kaurismaki ce colosse, ce molosse, qui se défend d’aimer l’homme, nous montre le pouvoir de  l’amour ramène qui  l’envie, la vie.

 Kaurismaki est sorti de sa retraite pour un message d’espoir et de gratitude pour la vie et nous l’en remercions vivement.

Sylvie C

Promenade à Cracovie de Mateusz Kudla, Anna Kokoszka-Romer

Titre original : Polanski, Horowitz, Hometown

En Angleterre le film est sorti sous le titre : The wizards from the ghetto.

Ce documentaire est sorti le 5 juillet 2023 en France mais il a été boycotté avant même d’être vu. Les exploitants de salles ayant invoqué (pour une minorité) la peur des manifestations contre Polanski, beaucoup ont préféré se réfugier derrière l’argument de la faiblesse supposée du documentaire (Polanski lui-même à un moment se retournant vers les cameramen en leur reprochant de ne pas les filmer correctement).

Ce film n’est donc sorti que dans une minorité de salles, et n’a cumulé qu’une dizaine de milliers de spectateurs depuis juillet.

Ce qui est vraiment paradoxal, dans la mesure où les institutions politiques, et éducatives insistent sur la nécessité du devoir de mémoire. Alors que les survivants de la Shoah disparaissent, la censure fait, que peu de personnes peuvent écouter les souvenirs d’enfance de deux victimes de cette période aujourd’hui octogénaires qui sont deux témoins survivants, artistes et connus mondialement.

La genèse du film :

Ce sont deux jeunes réalisateurs polonais (Mateusz Kudla et Anna Kokoszka-Romer) qui sont à l’origine du film, et non pas le cinéaste.

Polanski, toujours poursuivi depuis 1977 pour l’affaire du viol sur mineure, et donc susceptible d’être extradé de nombreux pays (alors qu’il a fait de la prison, et que la victime a pardonné et demandé l’arrêt des procédures aux Etats-unis) se trouvait à Cracovie en 2015 pour venir témoigner dans le cadre d’une demande d’extradition déposée en Pologne, et il déambulait dans les rues de Cracovie où il n’avait pas remis les pieds depuis son enfance.

Au même moment un jeune cinéaste polonais, Mateusz Kudla, qui voulait réaliser un film sur Polanski, rencontre son avocat. C’est ce dernier qui souffle l’idée d’un film reposant sur l’utilisation des décors de la ville de Cracovie et la recherche des lieux de son enfance. Il réalise ce travail avec une autre cinéaste, Anna Kokosszka-Romer.

Polanski a donné son accord à condition de pouvoir associer à ses déambulations son ami du ghetto et de toujours, Ryszard Horowitz, célèbre photographe, qui lui aussi revient pour la première fois à Cracovie.

Il ne s’agit donc pas d’une biographie, mais de recherches sur les traces de vie de deux enfants juifs, qui se trouvent à partir de 1939 (occupation d’une partie de la Pologne par les Allemands) aux prises avec la politique antisémite nazie et qui découvrent l’horreur du ghetto de Cracovie et des camps d’extermination.

Pour préparer le film et découvrir les lieux (appartements, synagogues, tombes) les deux jeunes réalisateurs enquêtent pendant deux ans et aboutissent à de vraies découvertes : les anciens appartements où Horowitz et Polanski vivaient, la campagne où Roman à vécu caché chez des paysans.

Le film raconte cette expérience horrible de la guerre et de la chasse aux juifs qui vont les marquer à vie.

La mère et la grand-mère Polanski seront assassinées à Auschwitz, le père sera déporté à Mauthausen et c’est lui qui permet au jeune Romek de s’échapper du ghetto et de survivre. Son fils ne le reverra qu’à l’âge de 10 ans (belle scène quand revenant dans l’appartement, Polanski s’assied à la place qu’il occupait après la guerre face à son père). Quant à Horowitz, sa famille a survécu grâce à Schindler mais n’a pu empêcher la déportation du petit Richard, qui montre son numéro de matricule à son ami.

Le documentaire fait aussi allusion, par le souvenir de Roman Polanski de la poursuite des pogroms après la guerre en 1945 et 1946 (il raconte qu’il a aidé une personne à se cacher dans le grenier de son appartement). La Pologne fait alors partie du bloc de l’Est, est soumise au régime communiste et à l’URSS.

Un film sur la mémoire de la Shoah, à Cracovie :

Ce documentaire montre l’indéfectible amitié qui lie les deux hommes, leur complicité et les souvenirs qui les unissent.

On voit la ville de Cracovie, en noir et blanc, photos tirées d’archives pendant la guerre, avec le quartier juif (Casimir) puis des images de la persécution des juifs après 1939, la population affamée et martyrisée.

Des images en couleur accompagnent la déambulation des deux amis, aujourd’hui dans une ville rajeunie qu’ils ne reconnaissent pas toujours mais qu’ils adoptent, en partageant un repas pris sur la place principale, une bière (qui leur est offerte) et des saucisses grillées, après avoir devisé avec des Polonais et des touristes, tout en faisant la queue (comme au temps des communistes !).

Un humour constant :

D’entrée le film est marqué par un regard joyeux sur nos deux octogénaires (au moment du tournage Polanski a 88 ans et Horowitz 83) et la scène dans le taxi qui les conduit de l’aéroport à la ville, où Polanski enlève les poils du nez de son ami est emblématique de l’humour assez permanent qui se dégage de leur rencontre.

La scène où le cinéaste décrit, face à la tombe de son père, l’enterrement de ce dernier sur le mode comique où les deux protagonistes rient aux éclats, montre aussi la rage de vie de ces deux-là et leur volonté, non pas d’oublier mais de résister et de vivre.

On a vraiment du mal à imaginer, leur âge, et toutes les épreuves qu’ils ont traversées lors de leur enfance, qu’ils racontent, alors que la caméra les montre alertes, vifs, et plein d’énergie.

En tant que juifs leur famille a été arrêtées et emprisonnées dans le ghetto, où ils étaient victimes de violences, de la faim et de la peur en permanence.

Polanski, se souvient d’un garçon, voisin, un peu plus vieux que lui, qui a été arrêté. Autre image atroce, celle d’une vieille femme, qui victime d’une marche forcée, n’en peut plus et est abattue par une balle dans le dos, dont le sang jaillit tel un geyser.

La mémoire du cinéaste qui se souvient des différents lieux de vie et d’enfermement est fabuleuse et doit pouvoir être utile aux historiens.

De même lorsqu’il retrouve le petit-fils de la famille paysanne pauvre, qui l’a caché jusqu’à la fin de la guerre. Un grand moment d’émotion, quand celle-ci le submerge alors il se tait et la caméra arrête de filmer.

Horowitz, regrette la visite de l’ancien appartement familial donnant sur la place du marché, transformé au point de pouvoir effacer les souvenirs de l’époque.

Le documentaire travaille beaucoup sur ce qu’est la mémoire, sa fidélité et sa résistance au réel retrouvé mais tellement changé.

Film traversé de profondes émotions, d’images horribles et de joyeuses déambulations, de regards inoubliables et de lieux qui témoignent d’une histoire abominable.

Mais le temps efface et transforme les lieux de mémoire, Cracovie, ville devenue le lieu du tourisme de masse (Disneyland pour le réalisateur du « Pianiste ») ne protège plus la mémoire des massacres qui nous est restituée par les corps et les paroles de deux vieillards qui rendent ce film si beau et si nécessaire.

Françoise

Killers Of The Flower Moon, Martin Scorsese

Il faut disposer de temps (3h26) pour s’installer dans une salle obscure et s’y délecter du dernier Scorsese, Killers Of The Flower Moon,  tiré du récit éponyme de David Grann. Avec ce dernier film, le réalisateur de bientôt 81 ans, nous plonge dans l’Amérique de l’après Première Guerre Mondiale, début des années 20, non pas à New York mais en Oklahoma, plus précisément à Gray Horse, cité prospère dans le comté des Osage, avec quelques blancs et en particulier la famille du riche et puissant propriétaire terrien, William Hale (Robert De Niro) qui veut que son neveu Ernest Buckhart, fraîchement débarqué du front, l’appelle ‘King’, tout un symbole….

Gray Horse a pu en effet prospérer grâce à la découverte de pétrole sur les terres Osage ce qui a permis à ces indiens qui avaient été chassés du Kansas dans un coin aride du nord-est de l’Oklahoma (état au cœur du roman de Steinbeck Les raisins de la colère), terre pauvre mais sur laquelle les Osage découvrirent un sous-sol rempli d’or noir ! Cette terre, les Osage l’avaient achetée aux blancs, elle était donc leur propriété.

Le début du film montre l’arrivée d’Ernest Buckhart (Leonardo DiCaprio), qui descendant du train, se trouve balloté dans les rues de Gray Horse, fourmillantes de monde : la caméra virevolte et nous plonge tantôt dans un tourbillon de gens, recrutés pour travailler dans les puits, qui se hâtent de monter dans des camions, tantôt d’indiens Osage, sortant de magasins, fière allure dans leurs beaux habits, paradant presque, et étonnamment à l’aise : ne sont-ils pas eux les vrais rois du comté ? Leur réussite financière ne fait aucun doute, et certains blancs sont forcés de faire profil bas, ce qui bien sûr, ne va pas sans rancœur.

La mise en place de tous les ‘pions de l’échiquier’ du film est lente, soignée, méticuleuse, Scorsese prend son temps, comme s’il avait trouvé ce moyen pour s’assurer que nous captions bien la partie qui est en train de se jouer à Gray Horse, cette lenteur tout comme celle du poison qui se distille dans le corps des victimes. Sauf que les pions sont truqués, et tous devraient se méfier du trop bon et trop généreux Mr Hale.

De Niro excelle : on est face à un ‘parrain’ qui tel le Grippeminaud de la fable, sert des paroles cajoleuses afin de mieux enserrer ses proies. Son ton, mielleux et paternaliste à souhait, son habileté et sa sournoiserie vont également ne faire qu’une bouchée du neveu Ernest, (DiCaprio totalement niais et si aveuglé qu’on aurait envie de lui flanquer un coup de poing ou de lui jeter un seau d’eau à la figure pour le réveiller et lui faire ouvrir les yeux). William Hale, aidé de sa clique qui inclut médecins, notaires et autres notables, est le cerveau d’un projet des plus machiavéliques : faire en sorte que les hommes blancs épousent de jeunes indiennes Osage et ainsi, en les empoisonnant à petit feu, les assassiner ‘en douce’ pour qu’enfin l’héritage des terres tombent dans l’escarcelle du ‘King’. Ainsi, Ernest Buckhart, jeune homme beau de sa personne devrait trouver sans difficultés une jolie indienne et l’épouser. Ernest accepte d’autant mieux qu’il a conduit la belle Mollie Kyle (Lily Gladstone) à plusieurs reprises, et qu’il en est très amoureux. On se demande donc, comment et pourquoi Ernest, sincèrement épris de Mollie, contrairement à d’autres de ses cousins blancs qui trompent leurs épouses indiennes, ne réagit pas lorsque ce pacte diabolique est mis en place sous la houlette de l’oncle William et qu’il accepte lui aussi d’administrer les piqûres  supposées miracles qui vont, paraît-il, permettre à Mollie de guérir son diabète. Deux de ses sœurs et sa mère sont mortes  avant elle. Pourquoi reste-t-il dans ce piège, immobile et toujours obéissant, ne remettant jamais en question les demandes, ordres déguisés, de son oncle? Pourquoi ne désobéit-il pas alors qu’il sait très bien ce qu’il fait ? Ce n’est que dans la troisième partie du film qu’il va s’engager sur la voie de la lucidité et du mea culpa, et passer de l’inconscience et incapacité à réfléchir et agir par lui-même à un début de prise conscience : trop tard….

Killers of the Flower Moon est une grande fresque cinématographique aux accents de tragédie shakespearienne : on peut voir William Hale comme un lointain cousin du Richard III shakespearien, tout aussi mielleux et intrigant, tout aussi perfide, à la vengeance moins directement palpable (et encore… ?), pas de sang sur les mains, le poison est invisible, mais qui tire habilement les ficelles pour que les autres fassent le sale boulot à sa place : contrairement à Richard, William Hale tue par procuration, et, tel Ponce Pilate, se lave les mains et clame son innocence lorsque Edgar Hoover et le bureau des enquêtes s’en mêle.

Ce film  fait la lumière sur un pan ignoré de l’histoire américaine. A l’époque où il se situe, les guerres indiennes sont terminées depuis environ 30 ans, après l’arrestation et la mort de Sitting Bull ( tué par les soldats le15 décembre 1890) puis, quelques jours plus tard, le 29 décembre, le massacre de Wounded Knee, massacre qui aurait pu être le sujet d’un film de Scorsese, c’était un de ses projets . 

Comme il a été dit au début de cet article, les indiens Osage sont, en 1920, prospères et leurs comptes en banque fructifient grâce aux revenus générés par le pétrole. Scorsese intègre de manière fort intéressante des images d’archives, où l’on voit notamment le président Coolidge avec des indiens à Washington D.C. ; de même, images d’archives à l’appui, il fait un parallèle subtil entre les morts suspectes des Osage de Gray Horse et le massacre de Tulsa, Oklahoma en 1921, lorsque les noirs du quartier de Greenwood, alors surnommé le Black Wall Street, est mis à feu et à sang parce qu’un jeune noir est accusé du viol d’une femme blanche. L’histoire a ‘oublié’ ce massacre (soit disant 45 morts à l’époque ; aujourd’hui les différentes enquêtes en ont dénombré plusieurs centaines), les registres de Tulsa pour ces journées du 30 mai au 1er juin 1921 ont ‘disparu’. A l’instar de Tulsa, les disparitions suspectes de Gray Horse s’inscrivent dans le même désir de réécrire l’histoire à l’avantage des blancs alors qu’il s’agit d’assassinats à des fins d’enrichissement et de spoliation des terres indiennes.

L’histoire des indiens a été falsifiée, certains épisodes eux aussi rayés des livres d’histoire et de la mémoire collective, et tout comme l’histoire des Africains-Américains, celle des Indiens- Américains, jusqu’à une  époque récente, a toujours été vue et présentée du point de vue des blancs, donc biaisée.

Le film de Scorsese s’inscrit  dans une démarche de réhabilitation et de dénonciation: les personnages principaux ont réellement existé, et l’épilogue inattendu du film nous le confirme.  

Ce film est un tour de force car il allie plusieurs genres en une grande fresque épique : le western, le film policier, la tragédie, le film romantique et historique et surtout il montre le pouvoir, celui des blancs et de l’argent. Il oblige l’Amérique à ouvrir les yeux sur son histoire, une histoire de conquête, de violence, de spoliation de terres, on pourrait dire de Killers Of The Flower Moon que c’est un film ‘devoir de mémoire’, pour que les générations ne puissent dire qu’elles ‘ne savaient pas’. Scorsese montre ce que les livres d’histoire n’ont jamais montré.

Nous assistons aussi aux débuts de ce qui sera plus tard le FBI, et qui est à cette époque Le Bureau des Investigations, créé en 1908, avec en la personne de Tom White (Jesse Plemons) l’enquêteur principal venu de Washington avec ses coéquipiers, dont certains se sont discrètement mêlés aux indiens Osage.  

Scorsese choisit de filmer de façon assez serrée : beaucoup de plans moyens, des plans rapprochés sur les visages ; des plans qui montrent l’intimité des uns et des autres, et souvent sombres lorsque nous sommes dans le huis-clos du ranch de William Hale, là où se nouent les projets machiavéliques. Une caméra qui virevolte lorsque l’on est dans l’activité incessante liée au pétrole. Des visages blancs sur lesquels on lit tout le mépris et l’hypocrisie, le double langage et le cynisme permanent. 

On notera cependant quelques plans larges, en particulier sur les grands espaces et les terres où fleurissent les ‘flower moon’  les fleurs de lune pourrait-on dire, qui disparaissent étouffées, donc tuées, par d’autres plantes poussant après elles. Belle métaphore donc que le titre du livre enquête de David Grann et repris par Scorsese qui trouvait «  l’apposition de ces trois mots « tueurs », « fleur » et « lune » particulièrement poétique, à la manière d’un haïku » (interview de Martin Scorsese, Télérama 3848 du 11/10/2023)

Les grands espaces font partie intégrante du western, ainsi que les villes traversées par une unique rue, villes sorties de nulle part, traversées aussi par une voie ferrée, rue où s’alignent le saloon, la banque, un hôtel miteux, un épicier et une boutique de mode ;  ce décor est celui de l’arrivée d’Ernest Buckhart. La lenteur de la mise en place chez Scorsese, dont c’est le premier film de ce genre,  n’est pas sans nous rappeler celle adoptée par Clint Eastwood dans son crépusculaire Impitoyable (Unforgiven1992) qui rompait avec les clichés véhiculés par beaucoup de westerns avant lui. A l’instar d’Impitoyable, Killers Of The Flower Moon est un film sombre, et ce malgré les paysages clairs, la beauté fragile du visage de Mollie, visage de Madone

sorti d’un tableau de Raphaël ou de Leonard de Vinci, Mollie, visage en souffrance, qui sait ce qui lui est administré; film sombre, malgré la naïveté d’Ernest et son amour pur et sincère pour Mollie, Ernest qui petit à petit comprend et sait lui aussi, mais refuse de voir le mal s’infiltrer tel le serpent du jardin d’Eden. A-t-il peur de son oncle? Certainement. N’a-t-il pas eu lui aussi une violente punition?

On ressort sonné par ce film : ébloui par la maestria du réalisateur, éblouis aussi par la composition magistrale de Robert De Niro dont le seul visage parle et en dit long et lorsqu’il parle, on ressent les paroles venimeuses ; sa gestuelle, sa présence physique s’apparente à celle d’un Marlon Brando ou d’un Orson Welles : ces acteurs, magnétiques entrent dans le champ de la caméra et tout est dit ! On ne peut qu’être admiratif de l’audace du réalisateur qui fait du ‘vrai cinéma’, pied de nez à tous les films Marvel et autres Disney studio, et qui, de ce fait, nous donne, sans que cela soit le but initial, une leçon de cinéma. On est surpris par un Leonardo Di Caprio, presque en retrait, et dont les silences étonnent, il est évident que les traumatismes de guerre n’y sont pas pour rien, montrant un personnage qui ne capte pas vite le sens caché de ce qui lui est dit. Nous sommes restés assis trois heures et vingt-six minutes et avons assisté à une ‘master class’ !         

Un dernier mot pour finir ce long article, — comment faire court avec un tel film ? –, le premier plan du film proche de la terre ô combien sacrée, où les indiens enterrent un calumet, tout comme le magnifique dernier plan vu du ciel, deux plans qui se font écho bouclant ainsi la boucle narrative, un cercle vu du ciel, offrant à nos yeux une fleur aux couleurs indiennes qui perdure.        

Chantal

AMA GLORIA-Marie Amachoukeli



Quand il y a un tel engouement pour un film, on a tendance à attendre quelque chose de formidable et j’ai été un peu déçue pour une fois !

Je pense que je ne m’attendais pas à ça, que je me suis totalement trompée en lisant le synopsis : ce que j’avais envie de voir c’était une Cléo qui a grandi et qui retourne, jeune femme, voir sa nounou (et peut-être l’aurais trouvé en vie ou non). Je me délectais de voir une suite à « La couleur des sentiments ».

Certes, cette petite Cléo, pour le bout d’enfance que l’on voit, a vécu des choses incroyables : triste en ce qui concerne le décès de sa mère, et rare de part son voyage au Cap-Vert. Je trouve que c’est elle qui est au centre de l’histoire plus que sa nounou. En effet, tout bascule au moment où elle n’est plus le centre d’attention (à la naissance du petit-fils de Gloria). Ama Gloria, de Marie Amachoukeli, est un grand cri d’amour d’une petite fille à sa nounou qui lui a appris que la vie c’est fait pour se créer des souvenirs. Et à un espace près, ce film aurait pu s’appeler « à ma Gloria » ! Mais ce que cette nounou, interprétée par une vraie nounou dans la vie Ilça Moreno Zego, a apporté à Cléo est encore plus immense que ça ;

On ne voit bien qu’avec le cœur, et voilà comment nous aussi spectateurs nous apprenons de Gloria l’empathie pour une petite fille privée de l’affection maternelle qui se retrouve possessive malgré elle. Gloria ne la juge pas et lui montre qu’aimer c’est pardonner, qu’aimer c’est laisser partir, qu’aimer c’est être fort pour encourager l’autre. C’est d’ailleurs lors de la dernière scène que l’on découvre que Gloria, une fois seule, se met elle aussi à pleurer cette séparation.

Ce film montre également qu’être payé pour s’occuper d’un bambin n’enlève en rien l’attachement affectif qui se crée. Le père apparaît peu souvent mais on voit qu’il fait de son mieux en vue de son veuvage prématuré et ne souhaite que le bonheur de sa fille, même si ce n’est pas lui qui peut lui apporter. Voilà encore une belle preuve d’amour : laisser sa fille de 6 ans partir au Cap-Vert !

La relation entre les enfants dans les scènes tournées sur l’île de Santiago montrent comment Cléo a été intégrée dans un pays étranger. Ce voyage au Cap-Vert lui a fait voir la vie mais aussi revivre le deuil d’une séparation. C’est un grand chamboulement pour elle qui plus tard quand elle sera grande, lui a rappellera qu’elle a vécu des choses incroyables. C’est aussi une première expérience cinématographique pour son interprète, la jeune Louise Mauroy-Panzani, que nous reverrons sûrement après cette brillante interprétation !



La réalisatrice quand à elle est aussi une jeune dame (jeune comme moi !) qui cumule les récompenses et se voit décrite dans une interview des Inrockuptibles comme une « hyper-active flemmarde ». Elle n’arrête jamais d’écrire et quand elle ne le fait pas pour elle, elle le fait pour les autres ! Dans Ama Gloria, je me suis interrogée sur l’utilité de certaines scènes comme la première chez l’ophtalmo. J’ai découvert que la réalisatrice avait voulu filmer sa propre expérience de jeune fille myope. Je préfère tout de même penser que cette scène est une métaphore de Gloria qui ouvre les yeux de Cléo sur le monde parce que c’est un peu ce qu’elle fait et s’il existait un Oscar du meilleur Ange-Gardien, il serait pour Gloria (au yeux de Cléo !).

Mélaine

Trois milliards d’un coup, Peter YATES

On connaît assez peu le réalisateur britannique Peter Yates (1929-2011), car même si on a bien en tête le film Bullitt sorti en 1968 avec Steve McQueen, on a sans doute oublié que Peter Yates en fut le réalisateur et ce à la demande de l’acteur lui-même, ce dernier ayant été totalement impressionné par la façon dont Yates filme une course-poursuite dans Robbery, Trois milliards d’un coup (1967).

Robbery retrace ce qui fut à l’époque considéré comme ‘le casse du siècle’, à savoir l’attaque du train postal Glasgow-Londres le 8 août 1963, braquage durant lequel 122 sacs contenant quelques 2,6 millions de Livres Sterling furent volés. Rappelons que, si les braqueurs ont été arrêtés et condamnés, la majeure partie de l’argent volé n’a jamais été retrouvée.

Pour nous accompagner dans la découverte de ce film, Marc Olry, distributeur de Lost Films, nous a éclairés dans les points de vue qui se sont exprimés lors du débat. Soirée très sympathique, que Marc Olry soit remercié.

Revenons à ce film de braquage, thème conventionnel, qui nous plonge dans le Londres des années 60, et le brin de nostalgie dont certains n’ont pas manqué de parler, il faut dire que tout y contribue : voitures anglaises vintage, jaguar, costumes, décor, bande son, nous rappelant ainsi nos jeunes années et nos excursions estivales outre-Manche.

L’entrée en matière est millimétrée et chronométrée, en témoignent les nombreux gros plans sur des objets tels que montres, chronomètres et autres instruments de mesure du temps : le temps est le fil rouge du film, un braquage est chronométré, le moindre retard peut tout faire échouer. En parallèle à ce thème du temps, vient naturellement s’ajouter celui de la ‘vitesse d’exécution’. Ce gros coup a été pensé, organisé, chronométré et finalement accompli sans que le sang soit versé, le chef, Paul Clifton, interprété par Stanley Baker, avait eu cette réplique définitive et sans appel : ‘nous n’avons pas besoin d’armes.’  La mécanique est en marche et Peter Yates nous en montre toutes les étapes: préparation, recrutement, repérages, chacun ayant un poste bien défini.

On pourrait penser que la première scène, celle de l’enlèvement d’un homme d’affaire et surtout de la mallette remplie de billets qu’il porte menottée au poignet, est une sorte de répétition d’un coup à venir, mais qui, lui, sera d’une toute autre envergure. Ce n’est pas tout à fait cela. Mais, en ce début de film inattendu, le réalisateur nous choisit comme complices : il nous embarque à bord de la voiture des malfaiteurs, une jaguar, roulant à toute blinde dans les rues de Londres, pour échapper aux policiers qui les ont repérés, amorçant des virages à droite puis brutalement à gauche sans nous laisser le temps de respirer, nous transpirons, nous nous cramponnons à notre siège, nous avons le vertige : quel exploit ! Et quelle idée nouvelle que de mettre une telle course-poursuite en début de film et non à la fin, comme c’est souvent le cas, la course-poursuite faisant monter notre adrénaline et dans la foulée, étant le prologue du dénouement du film.

Filmer ainsi dans les années 60, me paraît audacieux de la part du réalisateur qui prend le contrepied du film traditionnel de voleurs poursuivis par la police. Tout comme le temps, mesuré à la seconde près, les plans sont très rapprochés et serrés, les cadrages des visages nous font vraiment vivre cette poursuite infernale, qui nous laisse totalement épuisés à force d’avoir contracté notre corps dans ce fauteuil de cinéma. Quelques plans larges cependant, pour montrer des officiers de police dans leur bureau, ou plus tard pendant le vol, les malfaiteurs faisant la chaîne dans la nuit sur un talus en bord de voie ferrée, se jetant les sacs bourrés de billets du train postal jusque dans les coffres de leurs véhicules : travail précis et rapide interrompu par un train qui passe dans l’autre sens. On arrête tout pendant ces quelques minutes, y compris notre souffle.

Peu de psychologie des personnages, ce n’est pas ce qui intéresse le réalisateur. Très peu des scènes intimes, deux tout au plus. Un seul des braqueurs, Robinson, incarné par Frank Finley, qui a été spécialement extrait de la prison et dont l’évasion a elle aussi été bien orchestrée, seul Robinson est un peu le ‘maillon faible’ du groupe : ayant femme et enfant il ne veut pas replonger alors qu’il n’était sans doute pas loin d’avoir purgé sa peine.

Paul Clifton (Stanley Baker), allure élégante et physique charmeur n’est pas sans nous rappeler le Sean Connery de ces mêmes années : sa première apparition à l’écran avec sa femme Kate (Joanna Pettet) montre un gentleman tiré à quatre épingles, démarche assurée, dont le visage ne trahit aucune émotion : Paul est froid, impassible, toujours précis, parole sèche et cassante. Imposant sans qu’il ait besoin de dire un mot, son autorité ne saurait être remise en cause, ce qui est confirmé à deux ou trois reprises. Lui seul parviendra à s’échapper aux Etats-Unis, et ne sera arrêté que très tard, peut-être… comme ce fut le cas dans la réalité pour deux braqueurs.

Bien sûr, un tel film ne va pas sans un policier qui traque les malfrats : George Langdon, interprété par James Booth, a quelque chose du flegme entêté d’un commissaire britannique, jouant au jeu du chat et de la souris avec les malfrats qu’il connaît trop bien. Quant à l’équipe de policiers dans le commissariat, ils sont l’archétype du ‘bobby’ que nous avons vu dans des séries ou films des mêmes années, humour anglais garanti !

Voilà donc un film très moderne dans sa conception, très rythmé, sans temps mort. Des plans qui créent le suspense, de nombreux plans rapprochés qui nous mettent au cœur de l’action et des acteurs que nous connaissons peu de ce côté de la Manche mais qui n’en sont pas moins excellents, il suffit, par exemple, de regarder la filmographie de Stanley Baker pour s’en convaincre ; ou de se dire que le blond nommé Frank, interprété par Barry Foster, nous rappelle quelqu’un : Barry Foster sera cinq ans plus tard l’étrangleur à la cravate dans Frenzy d’Alfred Hitchcock.

Le film de Peter Yates a inspiré, à n’en pas douter, Gérard Oury et son Cerveau, il est cité dans Le Pacha de George Lautner et a également inspiré illustrateurs et romanciers. Un film qui mérite d’être redécouvert.       

Chantal

W.E Italien – Giulia de Ciro de Caro

Le temps a passé depuis le W.E Italien, et tout de même, j’ai aimé « Giulia » ce film touchant et sobre. Je voulais laisser une trace dans le blog.

Gros plan sur son visage joli mais un peu triste, sur sa chevelure intense remontée en ananas et sa robe d’été à bretelles. (Admirablement interprétée par Rosa Palasciano)

 Elle est face à deux personnes pour un entretien d’embauche :

– Chi è Giulia ?

– Sono Io

Elle sort trois curriculum vitæ, tous différents, les deux recruteurs ont un léger mouvement…

– Comment vous voyez-vous dans l’avenir Giulia ?

– Avec une famille, un mari des enfants…

– À quoi rêvez-vous ?

– À la mer…

On devine la suite…

On la voit ensuite faire les poubelles, elle ne cherche pas à manger, non elle y ramasse des jouets d’enfants. On sent qu’elle les trouve précieux et beaux, qu’elle les aime.

Autre plan, elle est chez un jeune type, peut-être contacté par internet,

Ils ont fait l’amour, ils ne se connaissent pas mais au moins, elle a dormi quelque part. Déjà, il change les draps car sa copine doit venir. En partant, elle veut s’emparer du préservatif…

Elle fait des petits boulots, des courses pour une vieille dame et quelques heures d’animation dans une maison de retraite.

Là elle organise une partie de loto avec le jeu qu’elle a trouvé dans la poubelle. Elle chante aussi a cappella « Funiculi funicula »…(une chanson napolitaine à la gloire d’un funiculaire qui bien après fit un flop, car il n’a pas résisté aux coulées de lave). Sergio un jeune homme lui aussi précaire et admiratif de ses talents, lui propose de s’associer. Elle refuse.

Autre plan, elle va retrouver son ancien compagnon :

-Toi et moi, c’est fini lui dit-il, d’ailleurs j’ai rendez-vous chez ma sœur.

-J’y vais avec toi…

-Mais tu n’as jamais aimé ma sœur !

L’ancien compagnon est attablé avec sa sœur, son mari, et d’autres invités, arrive Giulia, elle dit : « J’ai apporté le dessert », elle sort des biscuits industriels sous célophane, récoltés çà et là… L’accueil est froid, réprobateur et gêné.

On ne sait de sa bizarrerie et des événements de sa vie, comment ils se confortent pour aboutir à tant de précarité matérielle et morale. La vie de Giulia est ainsi faite, peu adaptée à la vie sociale en général et très adaptée et même fantaisiste dans les espaces de combats et de survie où elle est confinée.

Son rêve d’une vie comme tout le monde, de mère de famille, ce Graal se heurte à la réalité. Sergio, un type qui lui ressemble éprouve des sentiments pour elle, et sans doute, une histoire aurait pu naître, mais elle se méfie. On ne sait si c’est la peur de perdre ou l’anticipation de la vie future avec ce garçon, une vie faite de mouise et d’échecs, de petits boulots et de petites combines, une fuite sans fin.

Tout le film nous montre les élans de vie et de joie de Giulia, et leurs impasses, toujours…

En final de cette vie entrevue, on la voit de dos, gracieuse, son épaisse chevelure remontée sur le dessus de la tête, comme à son habitude. Elle plonge dans la mer, (la mer!) elle nage, elle nage d’un style gracieux et décidé…la caméra la suit sur la gauche, puis elle se décale pudiquement sur la droite… La plage, la mer calme, il fait beau.

Laissant les spectateurs sur leur fin… 

Georges

De nos jours … de Hong Sang-soo

우리의 하루 (Uliui halu) Notre journée

De nos jours … fonctionne par chapitres alternés et partagés entre une ancienne actrice et un vieux poète.
Et, ce matin, le lien entre les deux histoires m’apparait …
Comme quoi décidément, toujours « d’abord, dormir dessus ».
L’actrice qui ne veut plus jouer, rentrée depuis peu à Séoul et hébergée par une amie, c’est la fille du poète alcoolique qui tente de se sevrer !
Sa fille qu’il ne voit plus depuis qu’il a quitté sa mère. Quand ils ont divorcé, elle a pris son parti à elle et leurs jours communs se sont arrêtés. Un goût pour les siestes prolongées, l’ajout de gochujang dans les ramyun, leur histoire se profile à travers ces vestiges comportementaux d’un passé commun.
Et puis les guitares. C’est fou de ne voir ça que ce matin … La guitare qu’il a envoyé en version mini à sa fille biologique restée une enfant dans son souvenir et la grande guitare à cordes d’acier qu’il offre à la jeune réalisatrice qu’il a choisi comme fille adoptive.
Voir ce lien entre les deux histoires dans ce dernier film de Hong Sang-Soo qui est pour le moins … déconcertant, bizarrement, ça me réconforte.
4 mois après La Romancière, le film et le heureux hasard, le plus prolifique des réalisateurs coréens et peut-être des réalisateurs tout court, nous revient avec De nos jours …, un nouvel objet cinématographique qui ne ressemble qu’à lui.
Même en connaissant bien HSS, on peut trouver les 84 minutes longues. Ce n’est pas grave.

Un gros chat caressé et gavé de friandises pendant 10 minutes, un personnage qui mange des pâtes au piment en s’extasiant devant une caméra (scène d’ouverture). Il ne faut pas ici, et encore moins que « d’habitude » s’attendre à une quelconque scène d’action ou à une recherche de mise en scène : plans fixes et prolongés, zooms avant, recadrages intempestifs, les dialogues en forme de haïku évoquant les choses simples, peuvent paraître déroutants.
HSS nous « balance » au cœur d’une conversation, à la limite de comprendre ce qui se passe … poussant le minimalisme jusqu’à nous fournir avant chaque scène un carton avec un court texte qui renseigne un peu sur les tenants et les aboutissants et nous dit surtout que ce qui va être important ce sont les minutes qui vont suivre, ici et maintenant. Les protagonistes sont filmés en un lieu unique, en intérieur, pour ne pas risquer les rencontres fortuites qui viendraient perturer ces instants en suspens.
Hong Sang-soo ne prend jamais le spectateur par la main … et ne lui laisse pas le loisir de s’échapper. Il faut vouloir se concentrer sur les gestes, les silences, les conversations d’apparence anodine desquelles émane cependant toute la force de l’intrigue.
 » C’est quoi vivre ? demande l’apprenti écrivain au poète.
– Vivre ? Ce que tu cherches, c’est la bonne réponse, non ? Il y a trop de bonnes réponses, il y en a dans chaque livre. Tu en connais d’ailleurs déjà. Pas vrai ?
– Oui.
– Ce sont des mauvaises réponses.
– Toutes ?
– Oui, toutes. C’est pour ça qu’on est tous gauches, immatures et incomplets. On le devient tous à la fin. Mais quand on est en vie, on ne s’en rend pas compte. »

Plutôt un chifoumi que de tenter de répondre à des questions existentielles qui n’ont pas de réponse.

Au final, plutôt manger et boire tant qu’on le peut. Plutôt croquer la vie, savourer l’instant et être conscient de la possible fugacité des choses comme avec la soudaine et tragique disparition de Nous , le chat, qui donne l’occasion à la jeune actrice en devenir de se remémorer un moment disparu, moment unique, avec un autre Nous, chien celui-là, dont le propriétaire lui avait fait perdre la tête et exulter le corps.
Chez HSS, les films se suivent et se ressemblent. Il ne faut pas en vouloir autrement et se mettre en condition, tourner sur « off » le bouton de notre cerveau connecté à l’action, la turbulence, la fuite en avant, et alors le récit en apparence modeste et figé de Hong Sang-soo, qui semble ici se retourner sans soju sur son vécu et se demander ce qui a compté dans sa vie, fera son effet.
La magie des films de Hong Sang-soo, toujours, est dans la trace qu’ils laissent dans notre esprit en y distillant comme au compte-gouttes les détails qui nous avaient d’abord échappés.

Marie-No

Journal de Dominique, À Prades (5)

Vendredi 21 juillet

10 HEURES :

(2023. « Serbie, 1996. Pendant les manifestations étudiantes contre le régime de Miloševic, Stefan, 15 ans, mène dans le feu des événements sa propre révolution : voir dans sa mère une complice du crime et trouver la force de la confronter[1] »)

                      

            … du Serbe Vladimir Perišić. En compétition pour le prix Solveig Anspach.

            Un film fort. Quand, les yeux enfin dessillés, Stefan ramasse des cailloux, on espère que, se joignant à la révolte, il va affronter la police. Mais quand il en remplit son sac à dos, le cœur se serre. Oh mon dieu non, il ne va pas faire ça, il n’est pas tout seul, il a une petite amie qui le cherche et un père à Sarajevo.

Mon seul regret concernant le film : le manque d’ouverture de la fin.

14h. Dernière séance de courts métrages.

17h. Le Ravissement

(2023. « Lydia, sage-femme très investie dans son travail, est en pleine rupture amoureuse. Au même moment, sa meilleure amie, Salomé, lui annonce qu’elle est enceinte et lui demande de suivre sa grossesse. Le jour où Lydia recroise Milos, une conquête d’un soir, alors qu’elle tient le bébé de son amie dans ses bras, elle s’enfonce dans un mensonge, au risque de tout perdre[2]… »)

… film français d’Iris Kaltenbäck.

Encore une fois le coeur se serre au fur et à mesure que Lydia (Hafsia Herzi) s’enfonce dans le mensonge, comment va-t-elle pouvoir s’en sortir ?

            Aujourd’hui, rien que des bons films en compétition pour le prix Solveig Anspach.

Samedi 22 juillet

9h. Kitchen…

(2005. « Une jeune femme prépare une recette de homard à l’américaine, qui prévoit de découper par morceau le homard vivant, avant de le jeter, toujours vivant, dans l’huile bouillante. Seule dans sa cuisine, face aux deux homards qui bougent encore, elle essaye de les tuer le plus proprement possible[3]… »)

… court métrage d’Alice Winocour…

(Troisième invitée des Ciné-Rencontres. Elle précise que les homards étaient vivants à l’issue du tournage…)

… est suivi de

Augustine

(2012. « À l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le professeur Charcot étudie une mystérieuse maladie : l’hystérie. Augustine, 19 ans, devient son cobaye favori, la star de ses démonstrations d’hypnose[4] »)

… premier long métrage de la réalisatrice et premier pour Vincent Lindon dans un film d’époque.

Film sur le regard, celui porté sur les malades et le développement des symptômes.

La révolte s’exprime par le corps. Charcot n’a pas réduit l’hystérie à une maladie de femmes : elle peut être aussi masculine.

Les maladies évoluent avec les époques.

Histoire racontée du point de vue du rat de laboratoire.

Séquences d’examen filmées comme des scènes sexuelles. L’hystérique est dénudée à l’époque des corsets. Mélange de science et d’érotisme. Fantasmes des hommes sur les femmes. Mise en scène de la maladie.

Œuvre inspirée par les films d’horreur (L’Exorciste) en voyant des bonus (corps agités par des cordes) sur des DVD. Iconographie de peep show.

Il semblerait qu’Augustine se sauve habillé en homme. Moi, je vois surtout qu’elle se mêle à la foule invitée au grand spectacle organisé par l’ambitieux Charcot pour impressionner ses confrères de l’Institut où il rêve de se faire élire.

13h 30. Piña colada

(2008. « Sandrine travaille dans un grand palace parisien et vit à distance de Vincent, son mari américain. La veille de son départ, elle doute de cette relation et hésite à le rejoindre. Alors que son avion décolle dans quelques heures, Sandrine part dans un hippodrome[5] »)

… court métrage d’Alice Winocour avec Aurore Clément, est suivi de

Maryland

(2015. « De retour du combat, Vincent, victime de troubles de stress post-traumatique, est chargé d’assurer la sécurité de Jessie, la femme d’un riche homme d’affaires libanais, dans sa propriété « Maryland ». Tandis qu’il éprouve une étrange fascination pour la femme qu’il doit protéger, Vincent est sujet à des angoisses et des hallucinations[6] »)

… second long métrage de la réalisatrice qui, suite à un accouchement où elle-même et sa fille ont failli mourir, s’intéresse aux situations post-traumatiques (voir aussi Revoir Paris que, tout comme Proxima dont nous souvenons bien, nous n’avons pas revu.).

Alice Winocour aime les scènes d’action, de destruction, de failles chez les personnages.

Rapport au corps.

Film tourné à la villa Eilenroc sur la Côte d’Azur.

Au cours de la table ronde qui s’ensuit avec Alice Winocour, j’apprends aussi que Revoir Paris fait référence à Psychose : Virginie Efira s’arrête dans le café fatal à cause de la pluie.

17h. Le Temps d’aimer

(2023. « 1947. Sur une plage, Madeleine, serveuse dans un hôtel restaurant, mère d’un petit garçon, fait la connaissance de François, étudiant riche et cultivé. La force d’attraction qui les pousse l’un vers l’autre est à la mesure du secret dont chacun est porteur. Si l’on sait ce que Madeleine veut laisser derrière elle en suivant ce jeune homme, on découvre avec le temps ce que François tente désespérément de fuir en mêlant le destin de Madeleine au sien[7] »)

… film sentimental en avant-première de Katell Quillévéré, décevant par rapport à la formidable série Le Monde de demain vue sur Arte l’année dernière. De plus, Vincent Lacoste ne me convainc pas. Mis à part dans Les Beaux gosses et Illusions perdues, je ne suis pas très fan.   

21h 15. Soirée de clôture avec la remise des prix.

Coup de cœur du jury jeunes : Proxima (Bof. S’il suffisait de se désinfecter en se frottant énergiquement avant un vol spatial, à quoi sert la quarantaine à laquelle sont soumis les astronautes ? Les rapports d’Eva Green avec sa fille en général, d’accord, mais son manque de rigueur professionnel final fiche tout en l’air) et mention spéciale à Six weeks (bien).

Prix du court métrage : Délivrez-nous du mâle (2022. « Tandis qu’elle subit les brimades de son subalterne sexiste, Naomi, jeune policière promue, enregistre l’audition de David. Celui-ci a laissé son père alcoolique entre la vie et la mort pour l’empêcher de battre sa mère[8] ») de Tony Le Bacq. Bravo.

Et le prix Solveig Anspach est attribué à (Alice Winocour fait durer le suspense en dépliant son papier) : Le Ravissement. Mon cœur balançait entre trois films, celui-ci en faisait partie, c’est parfait.

Après quoi est projeté Rosalie

(2023. « Rosalie est une jeune femme dans la France de 1870 mais elle n’est pas comme les autres, elle cache un secret : depuis sa naissance, son visage et son corps sont recouverts de poils. Elle est ce qu’on appelle une femme à barbe mais n’a jamais voulu devenir un vulgaire phénomène de foire. De peur d’être rejetée, elle a toujours été obligée de se raser. Jusqu’au jour où Abel, un tenancier de café acculé par les dettes, l’épouse[9] »)

… de Stéphanie Di Giusto, avec la star montante Nadia Tereszkiewicz et Benoît Magimel qu’on retrouve partout mais je ne m’en plains pas.

Et c’est la fin des Ciné-Rencontres. Mon grand souvenir…

(Même si je n’ai pas bien pu profiter de la conversation, j’étais à un bout de la table -de huit- et lui à l’autre. Merci à Annie d’avoir répété certains de ses propos pour moi.

Ce que j’apprends :

Pour Des goûts et des couleurs, Rebecca Malder a passé le casting en cinquième position et c’était elle.

Lors du tournage de Le Nom des gens, Jacques Gamblin a piqué une grosse colère contre son réalisateur, ce qu’on peut voir en bonus sur le DVD du film.

Il a réalisé quelques épisodes de la série Fais pas ci, fais pas ça et c’était un plaisir de travailler avec des acteurs rodés comme Valérie Bonneton.

Ce que j’arrive à entendre -même si c’est dérisoire- de mes propres oreilles :

Il prononce « Montargisse », On dit « Montargi »,  Ah oui, c’est comme Paris, on ne dit pas « Parisse »)

… avoir déjeuné en compagnie de Michel Leclerc.


[1] https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=lost+country+vladimir+perisic

[2] https://www.unifrance.org/film/56510/le-ravissement

[3] https://www.festival-cannes.com/f/kitchen/

[4] https://www.senscritique.com/film/augustine/379062

[5] https://www.unifrance.org/film/30044/pina-colada

[6] https://www.senscritique.com/film/maryland/13554039

[7] https://www.senscritique.com/film/le_temps_d_aimer/46655985

[8] https://cinema-series.orange.fr/cinema/tous-les-films-au-cinema/movie-delivre-nous-du-male_2022.html

[9] https://www.premiere.fr/film/Rosalie

ASSAUT – Adilkhan Yerzhanov

« Le héros sans volonté – un oxymoron » dit Yerzhanov à Valeria Kudriatseva lors d’un interview paru (en russe) sur séance.ru en 2022 et reproduit par kinoglaz.fr

Adilkhan Yerzhanov est un réalisateur d’une productivité incroyable : « Quand je les revois (mes films) je me rends compte que j’aurais pu faire mieux. Cela me ronge. La seule façon d’oublier un film, c’est d’en faire un nouveau. 
À propos de Assaut : « J‘ai d’abord été déconcerté par l’histoire. Elle me semblait peu profonde, rien qu’une intrigue complexe. Mais après avoir discuté avec Boris Khlebnikov (réalisateur) et Serik Abishev (producteur et acteur), nous avons commencé à nous intéresser davantage à la nature intérieure de l’histoire, à chercher les rêves et les pensées des personnages. Leur situation a été reléguée au second plan.
Le tournage a duré sept jours. Bien sûr, après une préparation minutieuse. Mon équipe et moi-même suivons une méthode simple : ne pas trop tourner, planifier des story-boards, faire des journées intermédiaires (des pauses entre les équipes de tournage) et explorer de nouveaux genres. Chaque film est toujours un nouveau territoire. 
Yerzhanov est né en 1982 à Zhezkazgan, ville de 85 000 habitants au centre du Kazakhstan. Sa mère enseignait la littérature, son père était mathématicien. Le jeune Aldikhan dévorait les BD et dessinait. Il obtient son diplôme de réalisateur dans son pays en 2009 avec le film « Karatas » qui lui valut une bourse à New York. Sa femme Ina Smailova, de 9 ans son aînée, est historienne de l’art, spécialiste et critique du cinéma
« L’amour du cinéma est une nouvelle forme de don-quichotterie. Les lecteurs de romans étaient les héros de Cervantès. Aujourd’hui ce seraient des cinéphiles qui ont regardé, par exemple, des westerns. Moi, j’ai grandi avec les films. »
« Je m’intéresse aux gens, quelle que soit leur nationalité. Les restrictions ne vont pas bien avec l’art. Je fais des films sur les gens… Les personnages de films ne peuvent pas être des individus passifs. Seuls ceux qui veulent quelque chose servent à l’intrigue. Ceux qui ne veulent rien ne sont pas passifs non plus. Les personnages sans défense sont inutiles d’un point de vue dramaturgique. Un héros sans volonté est un oxymore. Mes héros sont des gens, ne sont pas des fonctions. Du moins, cela, je ne le voudrais pas. Aucun personnage à l’écran n’est une fonction. 
« Quant au sens social et politique, il se retrouve si l’œuvre possède la vérité de son propre monde. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Le monde de Tolkien est un monde fictif. Mais il contient tellement de vérité que des courants sous-culturels ont émergé et croient que ses mondes sont réels. La vérité peut donc être fictive. C’est un paradoxe, et j’aime les paradoxes. Et j’aime l’absurde. Kafka, Beckett, Swift, Kobo, Harms, Ionescu, Capek, Hasek. Chaque événement social se reflète dans la culture. Le personnage de Orson Welles dans Le troisième homme disait : « Trois cents ans de tranquillité n’ont donné à la Suisse qu’un coucou. » (la pendule à coucou, originaire de la forêt noire). C’est horrible quand on y pense… qu’un choc effrayant donne à toute société l’occasion de repenser les choses, de réaliser la valeur de l’ordre et du désordre. L’humanité se développe et apprend de ses erreurs – c’est la dialectique. 
( ADILKHAN YERZHANOV interviewé par Валерия КУДРЯВЦЕВА, seance.ru, 2022)

Au début du film une scène burlesque nous met dans l’ambiance hivernale d’une ville fictive du 9íème plus grand état du monde peuplé de 19 millions, 25 % Russes,70 % Kazakhs, majoritairement des sunnites peu pratiquants.

        Un type couché dans la cour enneigée bloque une porte, ivre mort. Son supérieur a du mal à sortir. En poussant avec force il réussit, engueule le bourre, le remet sur pied et l’envoie dormir. Le film s’ouvre alors avec une leçon de mathématiques, le professeur (joué par le réalisateur),  assis face aux élèves, se lance dans des explications grossières, philosophico-mathématiques, le système prédateurs-proies. Qu’il termine par « Les mathématiques, c’est le pragmatisme » après avoir été appelé, depuis les vitres du couloir, par son ex-femme et mère de leur fils, également son élève. Une scène hautement émotionnelle éclate, où il refuse de signer l’autorisation de départ mère et fils de la région. Du pragmatisme ? L’absurde est sans cesse dans l’air dans la « réalité fictive » en construction. Le mathématicien, pour se calmer, veut fumer, donne un travail à la classe et sort en fermant la porte à clefs. Les masques blancs, identiques, guignolesques, qui s’étaient infiltrés dans l’école eux aussi au début du film, circulent comme s’ils étaient invisibles, une apparence ou évocation de terroristes. Le drame se déroule, en une séquence de scènes placées en intervalles sur une timeline fictive de 36 heures…

* * *

             C’est quoi, un héros sans volonté ? « Volonté » d’après Schopenhauer (1788–1860) est « le vouloir-vivre, seule expression vraie de la plus intime essence du monde »(« Le monde comme volonté et représentation » 1819/59).

            Et l’oxymore ? Un élément de style qui vise à rapprocher deux expressions, que leurs sens devraient éloigner, dans une seule expression en apparence contradictoire (la « docta ignorantia » du Cusanus, le clair-obscur en peinture).

            En apparence contradictoire ? Oui, car nous sommes habitués à la logique « classique », au « ou vrai ou faux, il n’y a pas de tiers (troisième voie) ». « Tertium non datur ». Donc, l’oxymore ne peut pas être vrai, il est faux. Il est pourtant reconnu et apprécié au long des siècles comme source de poésie, de l’absurde etc.

            La construction cinématographique d’« Assaut » n’est-elle pas inspirée de l’absurde ? N’est-ce pas l’absurde qui génère l’impact psychologique du film? Pour « le héros sans volonté » je ne le sais pas (l’interprétation schopenhauerienne de la volonté en fait une chimère …). Mais je suis tenté de voir chaque personnage-héros-antihéros, l’héroïne de même, comme autant d’oxymores enfermant leurs pensées, gestes et comportements contradictoires, voire hallucinatoires.

            Des mathématiciens du vingtième siècle ont trouvé d’autres logiques que l’habituelle, « classique ». Des logiques qui n’excluent pas la troisième voie, le « tiers », qui n’excluent pas l’intermédiaire, un « ni vrai ni faux »,et qui s’avèrent mieux adaptées pour répondre à certaines questions fondamentales des mathématiques. Des chercheurs en matière de conflits affirment depuis longtemps que la logique classique, notre manière de penser « rationnelle» n’aide pas à développer et appliquer des méthodes de médiation. La volonté de « trancher » empêche l’analyse de situations conflictuelles toujours structurées par trois facteurs inextricables, « présomptions, comportements, conflits intérieurs », la « triade » du conflit. Penser en suivant la logique du tiers exclu (en excluant cette troisième voie), reviendrait à définir la paix comme une absence de guerre. Une paix qui se vivrait alors dans la crainte permanente de la guerre.

            Mais, nos activités cérébrales ont toujours suivi d’autres logiques aussi. Nos rêves, nos subconscients sont-ils simplement « irrationnels », n’y a-t -il pas des logiques émotionnelles, des logiques de l’irrationnel » ? N’est ce pas une autre logique à l’oeuvre, en parallèle de l’habituelle, et qui fait que je me réjouis d’un oxymore et des personnages d’« Assaut », qui sont des « oxymores ambulants » ? Une logique qui ouvre le regard sur les impulsions psychiques et comportementales contradictoires réunies dans un personnage en « éléments de style » comme deux expressions dans « oxymore ».

            « Assaut » m’a réjoui parce que ce film me répète sans cesse, souvent en me faisant rire, qu’il nous faut développer une autre « rationalité », alliée à une attention accrue de nos inconscients. Un autre mode de penser face à des situations conflictuelles, en nous-mêmes, à la maison, en groupes, entre États, partout où la violence éclate ou risque d’éclater.

            « La réalité peut être fictive » dit Yerzhanov dans l’interview citée. Le « monde » fictif que lui et son équipe ont construit avec une attention aiguë au scénario, à la caméra, au montage, au casting, aux paroles et expressions corporelles des personnages, un scénario imbibé d’absurde, rien que par la séquence des scènes à intervalles, scènes épicées de burlesque. Ce monde fictif révèle, peut-être mieux que la sociologie et la philosophie du monde réel, la question, à mon avis primordiale, qui se pose actuellement et dans l’avenir. Ainsi et avec la représentation que je me fais dans le cadre du monde fictif, absurde, d’« Assaut », le film m’aide à « garder les pieds sur terre », à ne pas me perdre dans la mélancolie face à « la réalité », la « vraie ».

Klaus Schluepmann