In the mood for love- Wong Kar-Wai

« Valse mélancolique et langoureux vertige ! » 

– murmure Baudelaire dans « Harmonie du soir », superbe pantoum des « Fleurs du mal » : vers entêtant qui résonne en moi devant la musique langoureuse et lancinante du japonais Shigeru Umebayashi, arrangement pour cordes, scandant le chassé-croisé amoureux, ou plutôt d’amour impossible, refusé par Mme Chan, secrétaire de M. Ho et M. Chow, rédacteur en chef du journal local, lorsqu’ils se croisent dans l’escalier, dans le couloir ou dans la cuisine de leur appartement communutaire. Ils viennent d’emménager, l’une chez Mme Suen, l’autre chez M. Koo, propriétaires commères ou alcoolisés, qui les invitent régulièrement à partager leur repas ou à s’associer à une partie de mah-jong…

« Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir »…  

Atmosphère, « mood » propice aux émois, aux tentations amoureuses mais aussi lourde d’interdits, de préjugés, de commentaires fielleux (sortir si tard, si bien habillé, pour une femme, pour aller chercher des nouilles ?) dans cette communauté shangaïenne de Hong-Kong dans les années 60 : amour frôlé comme les robes aussi chatoyantes et changeantes que ces improbables coiffures (même pour aller dans un noodle shop !), amour effeuillé comme ces mains qui se crispent et se serrent, ces corps qui se côtoient et se désirent dans un taxi, ces visages qui se mirent, s’admirent et se dérobent dans le sourire contraint d’une glace de restaurant. Mme Chan (Maggie Cheung) et M. Chow ((Tony Leung Chiu-Wai), irrésistiblement attirés l’un vers l’autre par leur commune solitude, leur discrète souffrance – ils découvrent que leurs conjoints respectifs (homme d’affaire au Japon, femme toujours absente) ont une liaison amoureuse, qu’ils les trompent par conséquent : ils en ont peu à peu l’intuition, en acquièrent la térébrante certitude en découvrant que chacun a un objet – un sac à main, une cravate – que l’autre conjoint possède.

« Le violon frémit comme un coeur qu’on afflige »…

Valse-hésitation de deux timides, chassé-croisé de deux âmes blessées, qui se refusent finalement à la banalité, au mensonge, à la souillure de l’adultère pour préserver l’image de l’autre autant que l’estime de soi. Film tout en nuances, tout en errance, entre La Peau douce de Truffaut pour l’accomplissement triste et Brève rencontre de David Lean pour l’évanescence : on songe au texte si émouvant du poète Antoine Pol, mis en musique par Georges Brassens, « les passantes » : à « ces instants secrets », « à celle qu’on connaît à peine / Qu’un destin différent entraîne / Et qu’on ne retrouve (qu’on ne trouve ?) jamais »,  » à la svelte silhouette » / (…) « si gracieuse et fluette / Qu’on en demeure épanoui », « Qu’on est seul peut-être à comprendre / Et qu’on laisse pourtant descendre / sans avoir effleuré la main », « Aux baisers (enfin) qu’on n’osa pas prendre »…Et si la vie n’était qu’une suite d’occasions ou de rendez-vous manqués au téléphone, de dialogues étranglés dans une gorge nue, une fuite en avant dans les volutes de fumée d’un café, sur l’asphalte miroitant de pluie, dans la lumière bleutée d’un néon, le temps qui glisse entre nos doigts vibrant pourtant sur un bouton de porte, une rencontre qui n’est déjà plus qu’un souvenir…?

« Voici venir les temps où vibrant sur sa tige »… 

Mouvements chaloupés de caméra, à la fois légers et insistants sur les objets, les détails, ces couleurs saturées (le rouge surtout et le vert) pour dire l’intensité du désir et la force du refus, ces ralentis, ces presqu’arrêts sur image qui suggèrent le secret et la frustration, et magnifient une robe fourreau, une cravate, un couloir ocre au lieu de ralentir simplement le temps – comme l’analyse un très bel article ci-joint de la revue « Cairn ».

« Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir »…

Film lent (près de 10 ralentis) et très découpé (pas moins de 60 séquences) , montage nerveux et sensation pourtant d’alanguissement, voire d’enlisement narratif et sentimental, vertigineux équilibre entre esthétisme et maniérisme, présence entêtante de l’amour et absence d’accomplissement charnel, qui se traduit par un audacieux pari – et paradoxe : les amoureux transis, impossibles sont sans cesse à l’écran, filmés dans toutes les pièces de la pension comme dans la rue, ou au bureau, saisis au creux des larmes et des visages ravinés, tandis que le mari et la femme infidèles, qui ont sans doute depuis longtemps consommé leur amour, n’apparaissent jamais ou alors subrepticement, de dos et comme par effraction. Paradoxe au coeur de ces impossibles amants : elle qui aime les bluettes télé, lui qui écrit des feuilletons populaires, vivent la relation la plus forte, la plus intense, la plus authentique qui soit…Le scénario du film s’improvisait plus ou moins – a-t-on dit – se construisait avec les acteurs, qui tournaient en premier des scènes qu’ils apprendraient et que le cinéaste découvrirait être les derniers plans du film, dans un étrange mimétisme entre la création artistique et la vie amoureuse où l’on ne sait jamais très bien où l’on va…

« Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir »…

Beauté des images, superbe photo de Christopher Doyle – le visage bouleversé de Tony Leung semblant soudre d’un arbre, le gros plan sur Maggie Cheung avouant enfin à son mari qu’elle en aime un autre jusqu’à ce qu’un contre-champ nous révèle que c’est bien à son « amant » qu’elle parle, répétant la scène qu’elle redoute et que nous ne verrons jamais…Wong Kar-Wai a-t-il (trop) sacrifié à l’esthétique (au point qu' »in the mood for love » deviendra aussi une marque de vêtements) ou suggéré une émotion retenue, que l’on sent, impalpable mais lancinante, chez les personnages à défaut de la ressentir viscéralement avec eux ? A chacun d’en décider. Les Cramés dimanche soir pour ce film très bien présenté par Arthur se sont en tout cas retrouvés pour ne pas avoir été aussi bouleversés qu’à sa sortie en 2000. Nous avons un peu vieilli sans doute…

https://www.youtube.com/watch?v=DVlU03sTGVk

Et pourtant, quel bonheur de réentendre cette valse ou, rytmes latinos, « Quizas, quizas, quizas ! » de Nat King Cole, « Te quiero Dijisto » de Michael Galasso ! Quel plaisir de retrouver les amants interdits dans leur chambre d’hôtel, M. Chow de Singapour à Bangkok, la fin fût-elle un peu déconcertante avec le discours de De Gaulle à Phnom-Penh et la visite du temple où l’homme réalise son vœu, une offrande dans une fente du mur ! Faut-il comme Marie-No y voir un symbole sexuel, l’assouvissement d’un fantasme ? 

« Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! »

Claude

A lire : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2006-3-page-8.htm

Playlist- Nine Antico

« Playlist », présenté ce mardi 24 août par Georges, est un régal. Le noir et blanc à la Jim Jarmusch choisi par Nin Antico joint au côté comic strip de ce film, véritable transposition de BD au cinéma avec ses saynètes savoureuses, ses ralentis chaloupés, les plans défilant en cadrage serré, la galerie de garçons impossibles, confère à ce premier opus une dimension à la fois vintage et intemporelle, élégamment stylisée et délicatement réaliste. La voix off, grave et désinvolte. de l’écrivain-rocker Bertrand Belin rappelle assez la nouvelle vague et l’esthétique décalée de Godard dans A bout de souffle : cette jeunesse paumée est aussi la nôtre et chacun peut se reconnaître, ado ou adulte, dans l’errance sentimentale et professionnelle de Sophie (Sara Forestier) et de son amie Julia (Laetitia Dosch). On entre dans l’histoire comme par inadvertance, entre documentaire et autofiction, dans une rame de métro, moderne solitude et jeunesse branchée où se noie et se découvre la silhouette ténue et têtue de la serveuse. Rame de la vie, comme la galerie de mecs que rencontre Sophie, playlist amoureuse autant que musicale scandant ces expériences bercées par le leitmotiv de « True Love Will Find you in the end » de Daniel Johnston et tant d’autres standards…

Le commentaire qui accompagne les tribulations amoureuses et sociales de Sophie donne à la fois l’impression d’une expérience clinique à laquelle serait soumise l’héroïne – on pense au professeur Labori dans Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais – et d’une réflexion aussi grave que légère sur l’amour qui fera écho à mainte expérience de vie. Qu’est-ce que l’amour ? Une question de peau, d’odeur, d’attirance sensuelle ? Une affaire d’affinités ? mais aussi le sentiment d’une incomplétude, d’une impossible coïncidence, un pari plus ou moins hasardeux, plus ou moins banacal, sur l’avenir ? Il faut certes beaucoup d’affinités, de points communs (ou d’amour – mais peut-on définir tautologiquement l’amour par…l’amour ?) pour accepter les défauts de l’autre, les aimer même peut-être et aimer encore. Est-on prêt à beaucoup accepter : quel est notre seuil de tolérance ?

A ces questionnements fondamentaux mais stériles à qui ne se lancerait pas, ne prendrait pas de risques, Sophie, un brin cabotine, oppose à la fois une sensibilité à fleur de peau et une fantaisie débridée, à moins qu’il ne s’agisse du regard amusé et ému de la cinéaste sur sa propre jeunesse. Attente et impatience amoureuses jamais comblées, rage têtue de femme-enfant moqueuse embrassant un mannequin loufoque. Sophie conjugue l’entêtement de l’enfance, la révolte d’une grande ado sur le machisme ordinaire de ses amants ou le cynisme pervers de son patron – monde sans pitié de la BD – à une lucidité adulte sur les servitudes de la vie étudiante, qui vous interdisent de préparer une école de dessin au-delà de 25 ans, quand ce n’est pas sur un film au scénario inabouti, pour lequel vous faites un casting sans y croire vraiment…

Alors, l’humour vous sauve quand la vie se joue de vous ou ne vous offre guère que des occasions manquées, un partie de jambes en l’air dans une arrière-cuisine, un vendeur de matelas timide et obsessionnel auquel le lit n’inspire d’abord que des… considérations matérielles et professionnelles, un avortement déjà sinistre mais encore gâté par la défaillance d’une carte vitale (quand tout s’en mêle !), ou que le quotidien s’exaspère en un combat épique contre des punaises de lit dans votre chambre de coloc où vous rêviez du grand amour et d’une carrière de dessinatrice.

Et patatrac, quand vous rencontrez un beau jeune homme qui vous fait l’amour comme un dieu, ne vous aimât-il que pour votre corps, la. cambrure de vos reins et de vos fesses – ne voilà-t-il pas qu’en pleine jouissance, un muscle vient à sauter : « j’ai peté un câble à ma chatte » – se désole Sophie devant son amie, comme un ultime et dérisoire raté s’ajoutant aux bévues du quotidien. Désopilant ! Mais il faut l’entendre dans le contexte, avec la gouaille accablée et la détresse endiablée que joue si bien Sara Forestier. C’est pourtant sur une image de volupté partagée, enfin atteinte avec le vendeur de matelas, beau ténébreux interprété par Andranic Manet, enfin débarrassé de son ordinateur et de ses complexes, que nous laisse ce film tendre et désabusé.

L’amour vécu, timide et fougueux, simple et conquis de haute lutte, comme une réponse – ou un préalable ? – à toutes nos inutiles quoique légitimes questions.

Claude

J’ai retrouvé « le goût des autres » avec Bacri…

J’ai revu récemment Le Goût des autres, 1ère réalisation d’Agnès Jaoui, lors d’une soirée télévisée d’hommage à Bacri. Si le rire était moins spontané – effet sans doute de la disparition de ce grand frère bougon, de cet éternel gamin buté et vexé, d’une expressivité à la fois si spontanée et et si rentrée – j’ai retrouvé l’émotion éprouvée lors de la sortie du film, à l’époque où Roland Duval nous l’avait proposé et présenté à l’Alhambra. Rire amer, réflexion sutile sur les rapports sociaux, sur l’incommunicabilité culturelle entre Clara, professeur d’anglais, comédienne de théâtre et Jean-Jacques Castella, entrepreneur arrogant et inculte qui, de vulgarité en bourde, de bourde en excuse, d’excuse en émotion, va découvrir et la culture et l’amour…

Entre le snobisme parfois insupportable des gens dits « cultivés » et la vulgarité autosatisfaite des beaufs incultes que le film semble d’abord opposer de façon quelque peu caricaturale, il y a en effet toute une palette d’émotions et d’attitudes intermédiaires, plus fines qu’il n’y paraît. L’enfermement de chacun dans ses préjugés, dans son monde a pour conséquence l’incapacité à voir les autres, à les comprendre, à concevoir qu’ils puissent fonctionner autrement que nous. Si Castella, gaffeur homophobe, se ridiculise lors d’un vernissage et au bar-restaurant en s’immiscant avec sa chanson Juanita Banana dans la conversation des comédiens qui se moquent de son ignorance d’Ibsen, « le comique norvégien », Clara, agacée par cet élève peu doué qui lui déclare sa flamme dans un salon de thé, est elle aussi enfermée dans ses stéréotypes : elle croit Castella incapable d’apprécier sincèrement l’art moderne bien qu’il ait acheté une toile à Benoît pour l’installer dans son salon, et égayer la « bonbonnière » animalière où vit sa femme Angélique ; elle se met en colère contre Antoine et Benoît qui profitent de son subit engouement culturel pour arracher à Castella un juteux marché, décorer d’une fresque moderne la façade de son entreprise ; voulant mettre en garde son élève, elle le blesse en le supposant définitivement inapte à un éveil artistique, comme si la culture était un don inné ou une élection sociale – et nullement l’exercice d’une sensibilité ou le fruit d’une découverte, d’un apprentissage. Et de ce balourd qu’elle a rudoyé, puis repoussé, auquel elle ne donne plus de cours, elle se découvre soudain inquiète quand elle ne le voit pas lors de la première de Hedda Gabler : la caméra hésite, parcourt la salle et semble prendre acte d’une terrible absence, logique après tout quand on est si différents : surprise, au moment des saluts, quand le rideau se baisse, un sourire rayonne, celui de Castella.

Oui, avoir « le goût des autres », ne pas leur imposer ses préférences décoratives, comme Angélique à sa belle-soeur ou à son mari…

Aller au-delà de soi-même, parier sur la sensiblité et l’intelligence de l’autre, sans transfert ni projection, sans complexe de supériorité ni d’infériorité : le consultant Weber a beau ête un Polytechnicien doué et éloquent – on ne se refait pas, on est le produit de son milieu ou de ses études – il n’en est pas moins un conseiller sincère et soucieux de son patron Castella qui, de son côté, se croit méprisé par ce jeune loup ; mais quand Weber lui présente sa démission, Castella prend conscience de ses préjugés, de sa maladresse et lui demande de réfléchir à sa décision… Il s’excuse enfin et reconnaît la stupidité de son comportement.

Avoir le goût des autres, traverser la frontière entre riches « incultes » et pauvres « cultivés », les protéger contre eux-mêmes comme Franck, le garde du corps qui tente de détourner Mina, serveuse de bar, de dealer, sortit de ses schémas mentaux pour aller vers l’autre…Se laisser prendre par l’émotion, se désintellectualiser aussi, sortir du mépris de classe comme n’avaient su le faire les Cahiers du cinéma, en jugeant ce film au sénario si inventif sans doute trop « populaire », pas assez mis en scène, alors qu’un butor apparent découvrait l’amour et l’émotion artistique avec les plus beaux vers du théâtre français, quand Bérénice exhalait sa peur de la séparation en des vers si fluides et si simples :

« Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ! »
Acte IV Scène V

Claude

RENDEZ-VOUS À KIRUNA, DANIÈLE

                 Danièle, en me proposant avec Henri, en février 2009, ainsi qu’à quelques copains– Françoise, Bruno, Dominique, Érick, Jean-Loup, futurs membres actifs − de créer l’association des « Cramés de la bobine », ce nom improbable et pourtant si porteur, en hommage au livre de Roland Duval, tu as enchanté et réenchanté ma vie qui tanguait un peu en ce temps-là : c’était à Courtepaille, qui allait devenir, avant la salle de réunion d’Alticiné, notre quartier général, le restaurant rapide et pratique, en face du cinéma, et instaurer le rituel familier du mardi soir où l’on se mettait en appétit, disponibles et fiévreux, pour les saveurs épicées, les ragoûts si variés et plantureux que tu avais testés, que nous allions avec toi mijoter avec amour. Le service n’était pas toujours rapide et tu manifestais parfois quelque impatience auprès du serveur : tu ne voulais pas faire attendre les invités de la grand-messe culturelle que tu présidais, de ta voix nette, de ton élocution posée, impeccable − articulation parfaite, texte rédigé, tiré au cordeau, que tu disais avec une simplicité impérieuse, sans effet de manche ni expressivité surjouée (comme dans un film, l’émotion vient après, pas Avant l’aube et sans Coup d’éclat ; elle n’a pas à être prise par la main ni même suggérée !) ; élégance morale et vestimentaire – veste noire, foulard joliment noué – discipline pour soi-même et suprême politesse pour les autres − tu lisais avec ton autorité tranquille, ta passion maîtrisée et minutieuse, un long discours : tout y était prévu, encadré, du rappel des missions et activités de notre association à la présentation organisée du film, du réalisateur, des acteurs principaux, du contexte historique ou de thématiques éclairant la compréhension du film, pour entrer en douceur, sans effraction, dans la salle obscure. Oh que j’aimais, que j’appelle encore de mes vœux ces minutes d’attente, de palpitation bavarde entre habitués, d’agitation pourtant déjà concentrée sur le spectacle, le lever de rideau qu’Henri et toi avez su rendre à la fois un peu magique et faussement désinvolte ! Ce rituel aussi, après la présentation, du silence, de l’attente, quelques minutes avant de lancer le film, Henri se levant, silhouette féline et souriante, pour prévenir l’opérateur que la séance peut vraiment commencer – va-et-vient furtif mais discret, entre l’art, déjà souverain, et la vie, la réalité à nouveau entrevue mais vite congédiée pour 2 ou 3 heures. Et, attention, tu veillais au grain, pas plus de 10 mn de présentation, pour aller à l’essentiel, ne pas ennuyer le spectateur, ne pas déflorer surtout son plaisir, ne pas lui raconter la fin – Henri le rappelle souvent. Règle dure pour les exaltés que nous sommes parfois, l’exubérance généreuse de Françoise, ou mon souci maladif, encore scolaire, d’une impossible exhaustivité. Ça nous a parfois agacés, en commission de programmation, enfin quoi, la littérature triomphante, la passion débridée contre le respect du public, les règles de la communication qu’en professeur d’économie-gestion, tant aimés de vos BTS Force de Vente (à l’époque), vous connaissiez pourtant et gériez au mieux. Nous étions déjà depuis longtemps collègues au lycée en forêt où nous partagions des BTS ; nous nous voyions et nous discutions assez souvent mais je te connaissais encore assez peu. Je te trouvais déjà à la fois impériale et familière au milieu de tes étudiants, qui vous appelaient, je crois, par vos prénoms, et passaient chez vous aussi parfois : ayant toujours rêvé une alliance funambulesque d’autorité et de proximité avec les élèves, je fantasmais un peu, dans ma matière générale mais pas…principale, le français, sur la relation que vous aviez su instaurer avec vos élèves ; vous passiez beaucoup d’heures avec eux, alliez les voir en stage…Déjà, sans le savoir peut-être, tu te préparais d’autres disciples et amitiés : vous filmiez les actions de vente et en débattiez  avec Jean-Mi, je crois…

Quelques années après, ces soirées-débats, prévues dans le moindre détail, comme tu sauras les présenter, cultiver l’écoute dans un exercice difficile où l’animateur doit ménager un équilibre subtil entre sa parole avisée, plus ou moins érudite et les questions ou interventions spontanées des spectateurs ! Apprendre à écouter, il me semble que c’est aussi cette faculté rare, à travailler sans cesse, que tu nous as léguée, en intervenant toi-même assez peu, ou en fin de débat, pour recadrer, compléter, ouvrir une perspective… J’imagine que Delphine, Laurence, Maïté, Marie-No, Pauline, Sylvie, Arthur, Georges ou Jean-Loup me rejoindront mais je n’ai jamais animé une soirée-débat sans éprouver un… petit pincement au cœur à la fin du film, au moment où les lumières se rallument, instant de flottement, rêverie du spectateur comme à la fin d’une nouvelle fantastique de Barbey d’Aurevilly ou silence respectueux de la parole à venir qui attend parfois pour se décanter (timidité ou travail de l’autre en soi ?) l’entrée de la salle, le hall, voire la sortie d’Alticiné. Comment faire émerger cette parole sans la parasiter par un discours univoque ou la poursuite inavouée d’une présentation qu’on estime à tort ou à raison incomplète ? Comment ne pas trop prolonger pourtant ce silence si personne ne se décide à intervenir ? Plus d’une fois, j’ai regardé vers toi et Henri, à vos places habituelles, à droite aux premiers rangs mais pas tout à fait devant : se mettre de côté en apparence pour mieux être avec nous, mais avec le recul, voire l’effacement nécessaires. Plus d’une fois, j’ai quêté ton regard, ton assentiment pour savoir si ça allait, si ma parole était à la fois assez ferme, présente et discrète, même s’il est vrai, Henri, que je ne parle pas assez fort ni vraiment dans le micro…Eloigné de Montargis par mon nouveau poste et en retrait des Cramés ces dernières années, je craignais un peu d’avoir perdu la main : mais à chaque fois, je rencontrais ton sourire radieux et apaisant. 

            Que de rendez-vous amicaux et culturels cette année fondatrice de 2009 n’avait-elle pas inaugurés ! Il Divo, glacé et majestueux chassé-croisé politique – reflets infinis, longs couloirs − sur le trouble Andreotti, ex-président du Conseil italien, Jaffa, bouleversant « Roméo et Juliette » entre une jeune femme israélienne et un mécanicien palestinien, The Square, thriller australien que Martine Nicolas avait projeté, en séance spéciale… pour nous deux, que je devais présenter et auquel je…n’ai jamais rien compris ! Bonjour l’angoisse…Oh, le choc de Doute de John Patrick Shanley, de La Journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfeld, parmi nos premières programmations de mars, une vérité prétendument pédophile qui se dérobe, une violence folle qui éclate, l’école pateline ou explosive ! Une directrice d’institution religieuse mielleuse et perverse, un proviseur dépassé dans un collège sensible : un enseignant traîné dans la boue, un autre prenant ses élèves en otage. Le doute persistant pourtant sur le père Flynn, la certitude terrible de l’irréparable pour Sonia : deux destins brisés incarnés par Philip Seymour Hoffman et Isabelle Adjani ! J’étais rivé à mon fauteuil : j’en prenais plein les yeux, plein l’esprit, plein le cœur. 

Avec l’émotion d’une jeune épousée, j’attendais le film du mardi soir, les rétrospectives de novembre, hommage à un réalisateur encore vivant, le week-end printanier des jeunes réalisateurs, promesse bénie par l’ami critique, le facétieux Alain Riou, et bientôt le film du patrimoine du dimanche soir qui accueillerait les rares fidèles d’entre les fidèles (dur de sortir une veille de reprise mais c’est quand même mieux qu’Arte, non ?), le documentaire du lundi soir, attirant un large public…Des rendez-vous multiples et réguliers, bien plus variés qu’il n’y paraît, avec leur lots de surprises et leurs valeurs sûres, estampillées « Ciné-Culte » comme un cinéma de minuit. Georges allait ajouter le week-end de cinéma italien avec le critique et universitaire Jean-Claude Mirabella rencontré à Prades, qui deviendrait aussi un ami. Dans cette soif insatiable de culture, d’émotions, de rencontres amicales que tu nous as insufflée, tu as été à la fois d’une profonde modestie, invitant critiques, acteurs et réalisateurs à venir à notre rencontre, comme un insigne honneur que tu nous faisais, pour délivrer une parole de spécialiste mais aussi et surtout d’une ambition dévorante : car, outre la régularité métronomique des séances, la multiplication des événements, soigneusement répartis en films français, étrangers, primés et « coup de cœur », tu as apposé, sinon imposé, le label « Cramés » sur toute la culture montargoise, prêtant ainsi notre voix à maintes associations, telles Femmes solidaires ou l’Association Agir pour la Palestine , pour présenter un film et animer un débat. 

Mais l’aventure des Cramés s’est aussi déplacée, enrichie, et comme recréée en migration saisonnière, en transhumance étonnée dans les Pyrénées-Orientales, non plus en animateurs avertis, mais en spectateurs étonnés et privilégiés du festival international de Prades, 10 jours de rêve fin juillet pour les Ciné-rencontres. La première année, on avait loué tous les 5 une maison avec Françoise, Jean-Loup, Henri et toi, La Belle équipe en somme pour Quatre nuits avec Anna et tant de promesses de Nuit américaine (le baquet d’eau froide sur tes reins, Françoise, par-dessus la porte de la douche, c’était pas Jean-Loup, c’était…moi !) : on logea ensuite à la pension Hostalrich où Annie, Éliane, Marie-No, Martine, Marie-Annick et Georges nous rejoignirent par la suite ; avec le déjeuner rapide dans le jardin et le dîner à la pizzeria, on retrouvait, mais en plus détendu, en plus classe (attention !), les émotions, attente et impatience mêlées, de Courtepaille : arriver assez tôt pour avoir une bonne place, ne pas rater la présentation du film. Entrés au Lido, les irréductibles Cramés, avec leur présidente et leur secrétaire quasiment officiels et salués par les organisateurs, s’y muaient en aficionados d’une culture plus populaire, moins guindée qu’à Cannes sans doute, des admirateurs… en résidence, en somme, qui avalaient, un peu groggy parfois en sortant de la salle, leurs 4 films quotidiens, sans oublier les courts métrages (avec le choix final du public, il ne fallait pas les prendre à la légère !), les présentations et débats, souvent animés, ponctués de brillantes interventions. On se régalait aussi de l’affichage critique abondant du hall, de la salle au dernier étage, où se désaltérer et contempler des expositions, du frôlement subit et inopiné d’une silhouette connue et pourtant irréelle (Jean-Pierre Darroussin, Lucas Belvaux) dans le jardin de l’Hostalrich où Nanou attendait ses fidèles pour un repas associatif : on y mangeait, faussement naturels, franchement émus, sur un coin de table, pas trop loin du cubi de rouge ou de rosé tout de même, en lorgnant avec une admiration gênée ou une timidité farouche sur la table centrale où Robert Guédiguian plaisantait avec Dominique Blanc. On rêvait d’échanger avec eux quelques mots, mais comme par inadvertance, en interlocuteur avisé, voire détaché bien sûr près de la fontaine ou du laurier-rose, pas en groupie transie ou confite en émotion cinéphilique. Quand on avait obtenu, n’est-ce pas Françoise ?, griffonnée au coin d’une carte postale, une petite dédicace, mazette !, de l’invité d’honneur du festival, Atom Egoyan, on n’était pas peu fier ! Au milieu des bénévoles qui travaillaient avec les viticulteurs et maraîchers du coin, il paraissait bien difficile de trouver le circuit court pour aborder  − affronter ? – une légende vivante du cinéma – et pourtant, après tout, on était aussi un peu venus pour faire incidemment notre marché d’invités montargois à la saison prochaine, pas vrai ? N’avait-on pas pris langue gâtinaise avec le truculent Jean-Pierre Darroussin, avec la lumineuse Solveig Anspach ? Tu y vas ? Ou on attend la séance de 14 h 00 ? On peut aussi profiter de la cohue et de la fébrilité du hall à la sortie du film, entre la caisse et la table des dédicaces attendues. Une rencontre, ça se provoque, non ? On attend, nous disais-tu fermement, Danièle ; et effectivement, plus tard, dans l’impromptu d’une conversation, dans l’échange spontané sur la séance, de l’air de rien, contact était pris, adresses ou numéros notés, par toi ou Henri.

Être Cramé, et surtout responsable des Cramés, ce n’est pas un hobby, ni même une passion de retraité, c’est un métier à plein temps, même en vacances, où l’on anticipe et prépare commissions de programmation, week-ends-événements ou assemblée générale : cette vigilance culturelle, cette acuité intellectuelle se doublait chez toi d’une autorité tranquille qui aurait pu passer pour cassante, d’un calme souverain qui pouvait sembler un peu hautain à qui n’eût pas connu ta sensibilité à fleur de peau, ton exigence morale, ta haine de la tiédeur et de la médiocrité. Les scenarii cousus de fil blanc, le rire gras des comédies un peu beaufs, les stars fourvoyées dans des nanars qui attirent tant de spectateurs au détriment du cinéma d’art et d’essai ? Pas son genre à notre Danièle ! Une programmation élitiste, dans le cadre grand public mais financièrement sécurisant d’Alticiné que nous a offert Martine Nicolas ? Que ou presque que des sujets graves ? Sans doute mais tu assumais parfaitement : c’était le prix d’une émotion vraie et subtile, un Beau soleil intérieur qui nous éclairait, des Gouttes d’eau sur pierres brûlantes du quotidien, pour parodier deux de tes cinéastes-fétiches : Claire Denis et François Ozon. Féminisme et intimisme qui te seyaient si bien, complexité d’une double culture ou des relations familiales…      

            Tout récemment, j’ai fait un étrange rêve, que je ne vous raconterai pas – ni n’interpréterai. (J’ai déjà du mal à comprendre comment je fonctionne en mode veille !). Un film, en fait, est revenu à ma mémoire : des images douces et amères de Quelques heures de printemps, de Stéphane Brizé, ont ressurgi, avec Vincent Lindon, ce garçon si maladroit, si taiseux, ex-routier et taulard qui retrouve sa mère – leur relation est si conflictuelle ! – et qu’il accompagne sur son dernier chemin de vie en Suisse, dans un établissement spécialisé. Quitter la vie avant qu’elle ne se dérobe lentement et lâchement…Vincent Lindon, cet acteur immense, farouche et instinctif, que nous avions programmé, si je puis dire, dans Mademoiselle Chambon, du même grand cinéaste, et que nous allions retrouver dans ces chroniques sociales, d’une grande force,  chères aux Cramés : La Loi du marché et En guerre. Aujourd’hui, nous sommes un peu cet enfant qui n’a pu t’accompagner, que tu as dû quitter si vite, trop vite : tu lui as laissé moins une culture, un héritage impressionnants (on approchera fin 2020 les 1000 films en 11 ans de Cramés), que des milliers d’étincelles qui crépitent en nous, des images qui se bousculent ou papillonnent, de la perfection glacée de Kubrick à la folle exubérance d’Almodovar en passant par l’âpreté sociale de Ken Loach ou les tourments familiaux de Kore-Eda.  

            Rendez-vous à Kiruna, Danièle, toi qui es partie, la même semaine que Michel Piccoli et Jean-Loup Dabadie – on rediffusait dimanche soir Les Choses de la vie de Claude Sautet et je n’ai pu m’empêcher de penser à toi, à la classe toute de mélancolie de ces monstres sacrés du cinéma, chacun dans son domaine. Oui, tu nous quittes pour une étrange Rumba ou une Échappée belle à l’ombre des Acacias. Veillée par les Trois singes tutélaires de Nuri Bilge Ceylan que tu aimais tant, avec cette distinction, ce sourire de sphinx, ce port de tête altier digne du Guépard, tu sais, avec Visconti, que, si tout a changé, en fait, rien n’a changé. Tu es toujours là auprès de nous.  

Claude

Quand passent les cigognes

Ciné-culte

Palme d’or 1958 – Oscar du meilleur film étranger

Film russe, soviétique (vo, juin 1958, repris en octobre 2019 – Version restaurée, 1h 37min) de Mikhail Kalatozov avec Tatiana Samoilova, Aleksey Batalov et Aleksandr Shvorin 

Titre original : Letyat Zhuravli

Présenté par Claude Sabatier

Synopsis : Moscou, 1941. Veronika et Boris sont éperdument amoureux. Mais lorsque l’Allemagne envahit la Russie, Boris s’engage et part sur le front. Mark, son cousin, évite l’enrôlement et reste auprès de Veronika qu’il convoite. Sans nouvelle de son fiancé, dans le chaos de la guerre, la jeune femme succombe aux avances de Mark. Espérant retrouver Boris, elle s’engage comme infirmière dans un hôpital de Sibérie.

« Vers l’année 1957. A la fin du mois d’août, le conseil artistique des studios Mosfilm reçut un film au nom étrange, qui ne disait rien à personne. C’est souvent par son premier vers qu’on désigne un poème. Et l’un des premiers plans de ce film était un vol de cigognes au-dessus des héros. Bon gré mal gré, les auteurs reconnaissaient qu’ils avaient créé quelque chose d’inhabituel, qu’eux-mêmes ne pouvaient ni comprendre ni vraiment définir. Et de fait, le film surprit, bouleversa et devint une des principales énigmes et légendes de notre cinéma. »

Cet extrait des souvenirs du critique Vitali Troïanovski illustre la force du mythe de Quand passent les cigognes de Mikhail Kalatozov en Russie où le film sortit en 1957, avant de conquérir la Palme d’or à Cannes en 1958. Et de fait, l’histoire d’amour contrariée et tragique de Véronika (Tatiana Samoïlova, mention spéciale d’interprétation) et Boris (Alexeï Batalov) sur fond d’invasion nazie de l’URSS le 22 juin 1941, sous la houlette d’un chef opérateur remarquablement inventif (Sergueï Ouroussevski), prix de la Commission supérieure technique de Cannes 1958,  nous bouleverse encore, 60 ans après, et suscite des débats spontanés et nourris : il n’était que de sentir la vibration de la trentaine de spectateurs présents – un record pour un film du patrimoine – à Alticiné ce dimanche 10 novembre, veille d’armistice, redécouvrant cette oeuvre pacifiste et humaniste, proclamant, tel Stepan à la fin, la haine de la guerre tout en célébrant le patriotisme russe, épousant le destin d’un peuple entre Moscou et Stalingrad en exaltant l’individu bafoué, ses amours massacrées, sa vie étouffée par la morale familiale ou officielle.

Magie d’un film du dégel post-stalinien encore patriotique et déjà novateur, voire subversif, sur la crête de l’histoire et du destin individuel, comme le cinéma de Kalatozov – nous vibrons autant devant les images d’un escalier en feu (celui-là même que gravissait Boris dans son emportement amoureux) , d’un appartement dévasté, de soldats pataugeant dans la boue (scène succédant en un montage audacieux au viol de Véronika par Mark, le cousin de Boris, pianiste planqué et infidèle) que face aux élans adolescents des deux jeunes gens se jetant sur leur lit respectif dans un même mouvement d’ivresse, sautillant le long de la Moskova, encadrés par les câbles d’un pylône – symbole de leur fragilité et de leur séparation à venir ? – un pylône en V comme le vol des cigognes, plus exactement des grues, image de la nature superbe et indifférente réitérée à la fin du film.

On n’en finirait pas de noter les échos entre les plans, les subtilités du montage, d’analyser comme dans les bonus du DVD, l’alternance des plans serrés sur les visages et des plans d’ensemble sur les soldats et leurs proches dans la scène des adieux manqués où le raccord regard du visage bouleversé de Véronika ne rencontre que l’inquiétude d’Irina, la sœur de Boris, où de longs travellings latéraux au sortir du tramway se diluent dans la course dérisoire d’une femme-enfant entre des blindés menaçants. On n’en finirait pas de revoir, dans le vertige mutuel du sentiment, cette figure du tournoiement, escalier gravi par Boris fou d’amour au début, escalier en feu des parents de Véronika, voile des rideaux recouvrant bientôt le viol par Mark de la jeune femme, vertige de la mort – Boris frappé en plein front, le tournoiement des bouleaux – d’autres arbres virevolteront aussi dans la scène du suicide manqué – la vision des escaliers gravis par l’amoureux fou, la procession et le voile nuptiaux pour ce premier et ultime mariage avec la mort…

Mélange d’insouciance et de tragique, d’enfance et de mélancolie, à l’image de la vie, comme ce jeu de compter jusqu’à 50 pour donner du poids à une décision, du sens à l’attente de l’être aimé, telle Mathilde dans Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, comme cet écureuil en peluche offert par Boris à Véronika pour son anniversaire (par sa grand-mère plutôt car le jeune homme est déjà parti) et sous lequel se cache une lettre d’adieu et d’amour, de fidélité éternelle retrouvée si tardivement par Véronika, jouet de femmes légères autour de Mark, le cousin épousé par contrainte : n’a-t-il pas abusé d’elle lors du bombardement, malgré ses dénégations forcenées, et ses gifles répétées ?

Amour d’abord heureux et insouciant, peu à peu angoissé et sali par la guerre, l’attente, le retour des lettres sans réponse, rendu tragique enfin par l’apparente trahison de Véronika, l’infidélité bien réelle et lamentable de Mark, la nouvelle de la mort de Boris rapportée par le camarade de combat, Vladimir, entrevue sur sa civière, nouvelle douteuse, insupportable, violemment niée – avant que le regard de l’ami Stepan, chaleureux puis accablé, la lettre confiée ne viennent confirmer l’insoutenable vérité de la mort de Boris. Qui pourrait juger de la force et de l’authenticité de cet amour, même si la jeune femme a dû céder aux assiduités puis à la violence de Mark ? Sans doute – dira-t-on – le discours du père de Boris, médecin-chef de l’hôpital, dénonçant indirectement devant Véronika l’infidélité des femmes, le « diable au corps » face à un blessé fou de douleur, trompé par son amie, est-il dur et moralisateur mais le personnage, bien peu manichéen, n’est-il pas le même qui a réprouvé la folie de son fils engagé volontaire, réconforté et persuadé Véronika de demeurer auprès d’eux après la découverte des infidélités de Mark ? N’est-ce pas lui aussi qui  enlace et emmène la jeune femme dans le superbe final, élan collectif de la paix retrouvée mais aussi déploration de l’absurdité guerrière, fin autant sinon plus psychologique qu’idéologique  ? Ce bébé brandi au-dessus de la foule n’est pas seulement le symbole d’un possible renouveau, d’un salut par l’enfance, comme ce petit …Boris (le même prénom que le héros disparu) qui sauve Véronika du suicide, et auquel la jeune femme offre un avenir, réciprocité et réversibilité du don ; il incarne aussi le dépassement de soi-même, la traversée de la douleur individuelle vers un avenir commun, la reconstruction d’un être et d’un pays  également fracassés.

Claude

Dieu existe, son nom est Petrunya de Teona Strugar Mitevska

Film macédonien, (vo, mai 2019, 1h40) de Teona Strugar Mitevska avec Zorica Nusheva, Labina Mitevska et Simeon Moni Damevski 
Titre original : Gospod postoi, imeto i’ e Petrunija
Distributeur : Pyramide Distribution

Présenté par Brigitte Rollet

Synopsis : A Stip, petite ville de Macédoine, tous les ans au mois de Janvier, le prêtre de la paroisse lance une croix de bois dans la rivière et des centaines d’hommes plongent pour l’attraper. Bonheur et prospérité sont assurés à celui qui y parvient.
Ce jour-là, Petrunya se jette à l’eau sur un coup de tête et s’empare de la croix avant tout le monde.
Ses concurrents sont furieux qu’une femme ait osé participer à ce rituel. La guerre est déclarée mais Petrunya tient bon : elle a gagné sa croix, elle ne la rendra pas.

Un premier plan en plongée sur une jeune femme assez enveloppée, mais rapetissée et enfermée entre les lignes d’eau d’une piscine vide, recouverte de neige fondue – comme dans le cadre serré et étouffant du huis-clos policier de la deuxième partie du film – une jeune femme de 31 ans, vierge, diplômée d’histoire mais au chômage, couvée et surveillée par une mère castratrice qui vient porter un improbable petit déjeuner à sa fille blottie comme une enfant dans les plis de ses draps et bientôt d’une croix de bois au creux des seins : le ton est donnée d’emblée par une mise en scène énergique et étouffante, multipliant reflets et cloisons, à l’image d’une vie morose, secouée contre toute attente par une initiative irréfléchie, qui va se transformer en détermination butée, puis en affirmation personnelle tout autant qu’en choix féministe. Face au cocon vénéneux de la famille, aux pouvoirs de l’Etat et de l’Eglise, face aux jeunes ultra-orthodoxes dont la violence et la vulgarité nous saisissent dès les premières images, « Dieu existe, son nom est Petrunya » de la réalisatrice macédonienne Teona Strugar Mitevska, prix du jury œcuménique à la dernière Berlinade, met en scène la révolte de Petrunya entre force tranquille et obstination farouche, une présence nue que nous épousons confusément, un regard dont nous voyons rarement ce qu’il avise mais dont la fixité comme absente aux autres suggère à la fois la souffrance d’une personnalité marginale et incomprise, et une irrépressible urgence intérieure.

Brigitte Rollet, qui présente le film, le montre bien : loin de nous imposer un discours didactique ou de mettre en scène des personnages manichéens, la cinéaste a réussi à nous immerger dans une fiction à la fois fort vraisemblable et déconcertante, l’histoire, inspirée d’un fait réel survenu à Stip, en macédoine en 2014, d’une jeune femme qui, lors d’un rituel épiphanien saute dans l’eau glacée d’un fleuve au nez et à la barbe de garçons musclés et triomphants, pour récupérer et accaparer la croix de bois propitiatoire – promesse d’un an de bonheur – que le pope a lancée selon la tradition mais qui ne saurait, selon cet usage non écrit, revenir qu’à la seule gent masculine ! La « coupable » a dû s’exiler à Londres… Sur cette trame originale autant que dérisoire, sur ce point de crispation va se cristalliser tout un nœud de non-dits et de contradictions, incarnés par des personnages entiers et impulsifs, habités par leurs pulsions, leurs haines, leurs « identités meurtrières », selon l’expression d’Amin Maalouf : dès lors, le spectateur est pris dans un tourbillon d’émotions, de violences, de paroles empêchées ou impossibles qui opposent tradition et modernité, loi (autorisant la possession de cette croix par le premier et plus habile plongeur) et tradition l’interdisant implicitement, foi et superstition, communication officielle, orientée, machiste (des actualités télévisées) et information libre, inévitablement personnalisée et provocatrice de la journaliste Slavica – double féministe, extraverti de la taciturne héroïne, aux prises avec ses propres démons, un cameraman rétif et phallocrate, un ex-mari et père défaillant, avec lesquels il faut composer dérisoirement pour mener à bien l’enquête inouïe, accoucher du scoop inespéré.

Les hommes en effet ne sont guère valorisés dans ce film, sans pour autant nous paraître caricaturaux, si ce n’est l’employeur potentiel qui reçoit Petrunya dans son incroyable bureau, cabine de verre offerte aux regards des couturières avides autant qu’empressées, open space ouvert au sourire accablé d’un patron ironique devant des compétences historiennes pour lui inutiles et au mépris social et sexuel d’un homme qui déclare tout de go à cette femme grosse, modeste et timide qu’il n’a « même pas envie de la baiser » : faut-il s’étonner que la scène où Petrunya, encore vêtue de sa robe à fleurs empruntée à sa meilleure amie, se jette à l’eau pour s’emparer de la croix bénie, se situe juste après cet odieux rendez-vous ? Se jeter à l’eau pour appeler à l’aide, en appeler confusément à une transcendance pour recoller les morceaux d’une vie en miettes par un éclat personnel autant que social et religieux…

Mais quelle transcendance ? Georges faisait remarquer que ce rite de la croix jetée et de la bénédiction de l’heureux élu qui s’en empare relève plus du paganisme ou de la superstition que d’une foi sincère ou officielle, bien mal représentée du reste par ces jeunes orthodoxes – quand bien même elle serait comme ici encadrée par les autorités religieuses, en l’occurrence un pope assez veule, gardien d’une coutume immémoriale et informulée, l’exclusion des femmes de la sphère religieuse orthodoxe, comme le soulignait Éliane. Le grand mérite de ce film est de nous rappeler que le fanatisme provient souvent plus d’interprétations marginales, incontrôlées de la religion, par des individus, des « fidèles » irréfléchis ou violents, que d’une dérive sectaire des dogmes ou des religieux eux-mêmes. Bref, le diable est dans les détails, comme cette croix anodine transformée en objet de concupiscence et de possession égoïste et matérialiste, la garantie d’on ne sait quel bonheur bien profane et provisoire… Et ce pope est décidément peu courageux, face à ses propres fidèles qu’il hésite à calmer à l’entrée du poste, face au commandant de police, représentant quant à lui une autorité civile potentiellement agressive, sommant Petrunya de rendre la pomme de discorde, bientôt enfermée dans un coffre, mais plus ennuyé que répressif, s’en remettant in fine à la loi qu’il incarne en libérant à la demande d’un procureur amusé une prévenue à qui on ne saurait rien reprocher stricto sensu.

Deux hommes pourtant semblent échapper à ce portrait peu flatteur de la virilité : le père, qui aime assurément sa fille mais reste passif, voire muet face à sa femme et le jeune policier qui protège Petrunya des orthodoxes enragés l’attendant à la sortie du commissariat, et surtout qui éprouve pour elle la sympathie du garçon lui aussi déclassé, marginal, blessé par la vulgarité et l’indifférence goguenardes de ses collègues. Une idylle semble même s’esquisser entre ces deux timides, suggérée, au-delà de la protection policière et nourricière, par des regards admiratifs et une main fiévreusement pressée.

A l’inverse, les figures féminines qui entourent Petrunya, son « adjuvante », la journaliste Slavica, lointain écho de la cinéaste autrefois correspondante de presse, et son « opposante » – la mère castratrice – son autrement plus fortes et appuyées, sans tomber pour autant dans le schématisme ou la psychologie : le film montre, incarne mais ne cherche pas à expliquer ou interpréter, ou plutôt il libère toutes les interprétations possibles.

La mère castratrice est ainsi une figure saisissante, qui illustre le « double lien » dont parle Georges : il s’agit d’une relation moins ambivalente que violemment contradictoire, nourrie d’amour absolu, fusionnel, physique et de haine extrême, tant la mère, engluée dans un système de valeurs traditionnelles, conspire inconsciemment à sa propre servitude volontaire et ne peut ressentir le geste émancipateur de sa fille, qui ne devrait selon elle avouer que…25 ans, que comme un acte de pur folie, un blasphème sans nom, une négation de l’éducation qu’elle lui a inculquée. Il est frappant que les deux femmes ne communiquent guère que par des cris, des injures, des gestes violents et que la rébellion de Petrunya, rappelant à sa mère la façon humiliante dont elle a acheté sa première place au concours de chant de ses sept ans, lui volant ainsi son enfance, sa liberté, son talent, se résolve (ou s’exaspère ?) dans une étreinte désespérée.

Comme si, au bout du désespoir et de l’impossible parole, il n’y avait que la tendresse, confuse et indicible qui, par-delà l’impossible communication verbale, viendrait rééquilibrer l’affirmation personnelle, la revendication exacerbée. Petrunya, à la parole si rare, paradoxalement si douloureuse malgré sa répartie et sa culture, s’est avérée non seulement une femme émancipée, « devenue ce qu’elle est » selon la définition de Simone de Beauvoir, mais surtout un être libre : elle n’a plus besoin de montrer au pope ou au commandant de police leurs contradictions, dans un commissariat-confessionnal, d’opposer la légitimité personnelle de son geste à la légalité officielle ou à l’obscurantiste tradition. Telle sa récente consœur serbe ovationnée – signe des temps – pour avoir tiré de l’eau et gagné à la force du poignet l’emblème sacré, elle peut bien maintenant rendre la croix, objet transitionnel, identitaire au pope médusé – et tracer sa propre voie, un sourire en prime !

« Comme des rois » de Xabi Molia (3)

 

Du 5 au 10 juillet 2018 
Soirée débat vendredi 6 juillet 
Film français (mai 2018, 1h24) de Xabi Molia avec Kad Merad, Kacey Mottet Klein, Sylvie Testud, Tiphaine Daviot, Clément Clavel et Amir El Kassem
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Animé par Alain Riou
 critique au « Nouvel Observateur », au « Masque et la plume » et au « Cercle »A

 

Comme des rois, le 3ème court métrage de Xabi Molia, se place par antiphrase au regard de ses personnages dérisoires et de son message plutôt pessimiste, sous le signe du spectacle, de la comédie féérique, riche en rebondissements et travestissements, avec deux pièces de Shakespeare : La Nuit des rois et Comme il vous plaira : le jeune Mika s’est en effet découvert une vocation théâtrale en jouant des scènes du dramaturge élisabéthain qui lui permettront de réaliser son rêve parisien d’une école d’acting. Faut-il voir dans les escroqueries au porte-à-porte dans lesquels l’entraîne son père un reflet appauvri des déguisements et jeux scéniques que subliment les planches ? Face à un père irresponsable, qui l’enferme dans la tricherie, seuls les dédoublements créateurs, les artifices de l’art semblent pouvoir sinon réparer, au moins ressouder quelque peu une identité clivée : Mika est forcément écartelé entre l’amour, le respect charnel pour son père et l’image pitoyable qu’il ne peut qu’en avoir, entre la loyauté filiale et un sentiment de gâchis, voire de révolte face à son avenir saccagé – mais prend -il vraiment, même à la fin, son envol – tant il semble aussi aimer jouer la comédie, au mauvais sens du terme, lorsqu’il se fait passer par exemple pour un professeur de guitare pour séduire une fille ?

Pour le reste, la royauté qu’exercent Mika et son père Joseph le mal-nommé, d’une paternité peu rassurante et démiurgique, fait sourire : prince de l’anarque, le héros au chômage, acculé par son propriétaire après 6 mois de loyers impayés ou tabassé puis viré de l’appartement par ses hommes de main, n’exerce qu’un empire fragile sur le quartier de banlieue qu’il habite – et qui ressemble plus aux marges d’une improbable campagne, avec ses jardins à cagibis, qu’à une zone périurbaine proprement dite. On pense aussi bien sûr à l’expression « heureux comme des rois », qui renvoie certes ici à un quotidien difficile, voire à des fins de mois misérables – mais aussi à l’équilibre que Joseph semble avoir trouvé, si irresponsable qu’il nous paraisse, par rapport à sa famille. Il ne semble pas songer à chercher un travail bien que son épouse, jouée par Sylvie Testud, l’en presse chaque jour : quant à Mika, joué par un Kacey Mottet Klein farouche et émouvant, peut-être trouve-t-il dans cette emprise paternelle une sécurité paradoxale ; cette condition de servitude sociale, de soumission familiale, pour médiocre qu’elle lui paraisse, demeurera longtemps encore bonheur et intégration, malgré les bouffées de révolte qui le conduiront finalement à partir…

« Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition (conscience que « ce n’est pas assez bien chez nous »), je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation. Impression, bien plutôt, de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction. » Ce déchirement entre l’amour des siens et la honte qu’ils nous inspirent parfois, entre fidélité plombante à son milieu et soif d’épanouissement personnel vécue comme une trahison, est à la source de l’écriture autobiographique d’Annie Ernaux, de son désir d’écrire sur son père dans La Place. Ce dilemme vécu dans sa chair par Mika n’explique-telle pas l’oscillation même du film entre comédie populaire et film d’auteur, entre histoire de famille et chronique sociale ? Ce réalisme populaire trouve un écho autobiographique puisque Kacey Mottet Klein, jeune homme, fit du porte à porte et que le cinéaste fut victime d’une arnaque de 20 euros à la gare Montparnasse.

Faute d’avoir su ou voulu choisir, et pour s’être tenu sur le crête de la comédie familiale et du drame social, Xabi Molia ne parvient pas à nous convaincre totalement. Les gags certes savoureux de l’entretien prétendument obligatoire de la chaudière d’une vieille dame tandis que le fils vole des…francs (!) et surtout de la vente frauduleuse de picrate pour « un Grand Cru Saint-Emilion 2007 » chez une dame naïve avec le duo parfaitement rôdé du père jouant le passant d’abord choqué par la démarche du fils, puis convaincu par la carte professionnelle et enfin séduit par le vieillissement prometteur du vin, fonctionnent bien, par-delà leur nombre et leur répétitivité, jusqu’au moment où le numéro des deux compères, qui viennent voler dans une usine, se heurte à l’incrédulité des policiers dépêchés sur les lieux : leurs explications alambiquées et contradictoires sur les domiciles respectifs conduisent directement les apprentis truands en fourgon cellulaire. Il y a une morale : la tchatche ne marche pas toujours – et les gestes et situations nous trahissent et dévoilent la vérité. La fin certes, sans tomber dans le happy end, se maintient sur cette crête comique puisque le fils monte sur scène devant son père fier de lui devant les autres…détenus !

D’un autre côté, à avoir voulu nous proposer une chronique sociale, le cinéaste normalien emporte difficilement l’adhésion. Outre qu’il paraît psychologiquement peu vraisemblable qu’un père gâche ainsi l’avenir de son fils qui a abandonné ses études avant le bac et ne lui propose qu’un modèle, qu’une vie de tricherie, le réalisateur, sans même parler de message, ne propose pas de point de vue sur les situations qu’il met en scène. Il est surprenant qu’il n’ait pas rendu plus agité, plus conflictuel ce microcosme familial dont il aurait pu tirer des effets divers et singuliers : alliances et rivalités, conflit conjugal, colères et fugues. Curieusement, à part une remarque sur la nécessité de laisser enfin Mika voler de ses propres ailes, le rôle de Sylvie Testud (comme la place des femmes en général) est trop peu travaillé : on imagine pourtant cette actrice douée, ici vaguement bougonne – incendiant son mari inconséquent, protégeant ses enfants en mère inquiète – tout en perpétuant le reste du temps cette vie médiocre d’expédients. Sans doute ce sentiment d’inachèvement provient-il de l’hyper-présence de Kad Merad, dont le comique accablé et la bonne conscience rarement troublée font certes mouche : mais les mimiques se ressemblent, son jeu décidé et fiévreux, entre tocard et perdant magnifique, semble un peu prévisible, comme si Kad jouait du Merad – et l’on eût aimé que la tendresse affleure plus souvent, que la réflexion l’habite enfin.

Bref, le jugement moral qu’on se surprend à porter sur le personnage central, alors qu’on devrait prendre le personnage pour ce qu’il est, s’explique sans doute là encore par l’ambiguïté du propos et un scénario pas assez dramatique (au double sens du terme) auquel le cinéaste préfère une enfilade de situations amusantes mais trop attendues. Bref, on aurait tant aimé retrouver la blessure et les silences de Kad Merad, père meurtri dans Je vais bien, ne t’en fais pas de Phlippe Lioret…

Pour autant, on appréciera le refus du misérabilisme et l’équilibre subtil auquel est parvenu Xabi Molia face à ses personnages, « une distance sensible » selon le mot d’Alain Riou.

Claude

Mes provinciales

 

Du 28 juin au 3 juillet 2018
Soirée débat mardi 3 à 20h30

Film français (vo, avril 2018, 2h17) de Jean-Paul Civeyrac
Avec Andranic Manet, Gonzague Van Bervesselès, Corentin Fila et Sophie VerbeeckDistributeur : ARP Sélection

Présenté par Laurence Guyon

Synopsis : Étienne monte à Paris pour faire des études de cinéma à l’université. Il y rencontre Mathias et Jean-Noël qui nourrissent la même passion que lui. Mais l’année qui s’écoule va bousculer leurs illusions…

Dossier de presse *** Bande annonce *** Horaires

 

« Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d’ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes (…) c’était un mélange d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance ; d’ennui des discordes passées, d’espoirs incertains (…) L’ambition n’était cependant pas de notre âge (…) Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule. A ces points élevés où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin l’air pur des solitudes (…) nous étions ivres de poésie et d’amour. »  Soif d’absolu et désenchantement, sensation de satiété et sentiment de vacuité – le cocktail romantique de Nerval en prélude à Sylvie, déjà déployé par la lancinante Confession d’un enfant du siècle de Musset, infuse « Mes provinciales », neuvième long métrage de Jean-Paul Civeyrac, qui se place en son quatrième volet sous le signe du « soleil noir de la mélancolie », du spleen baudelairien et l’obscure clarté des Filles du feu, dont l’auteur se pendit à 47 ans dans la rue parisienne aujourd’hui disparue de la Vieille Lanterne…

Citations, références multiples – littéraires, musicales et cinéphiliques au premier chef – et jusqu’à ce pèlerinage nervalien innervent et imbibent ce film passionné, où les clins d’œil diégétiques de ces étudiants en cinéma se magnifient dans un célèbre adagietto extradiégétique de Mahler, où l’érudition foisonnante le dispute à l’émotion vraie de la culture : Etienne, Jean-Noël et Mathias s’en nourrissent et s’en abreuvent, à l’excès, en vase clos peut-être pour certains critiques ou spectateurs, dans un bouillonnement selon moi juvénile et sincère qui nous rappelle notre jeunesse… Abondance recouvrant un manque d’amour, une quête de sens, ivresse et déréliction romantiques nous renvoyant dans les reflets incessants de la culture l’image de la peur de vivre, d’une identité encore incertaine, d’une soif de formules aussi éclatantes que mystérieuses qui délivreraient un sens. Qui de nous dans son adolescence fragile ou sa jeunesse embarrassée n’a jamais placardé sur les murs de sa chambre, entre deux posters, des aphorismes superbes et déprimants comme « la jeunesse, ce n’est peut-être que de l’entrain à vieillir » de Céline dans son Voyage au bout de la nuit ou « il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir », dans les Journaux intimes de Baudelaire ? Douleur aussi profonde que complaisante, pose et déchirement romantiques qui siéent bien à ces jeunes, épris de culture plus qu’érudits ostentatoires – milieu étudiant où la référence vous habite et vous confirme dans votre identité, où les connaissances affleurent à l’âme et vous viennent aux lèvres…

Le cinéaste s’interroge bien en effet sur cette jeunesse, ivre de création et de fête, d’amour et d’amitié, d’affirmation de soi et de filiations spirituelles : quand les liens du sang ne suffisent pas ou déçoivent, en mode mineur, Etienne s’éloigne de ses parents aimés, d’un milieu moins cultivé, et, en majeur, le professeur de cinéma, Pygmalion tendre et ébouriffé, reflet du cinéaste lui-même enseignant à Paris VIII, noue une relation privilégiée avec son étudiant Etienne, que le fils jaloux pointera d’un trait assassin. Beau film sur la filiation socio-culturelle, intellectuelle et affective à travers ces références, au cinéma de Garrel (on pense à L’Ombre des femmes), à la Nouvelle Vague – à Mes petites amoureuses et à La Maman et la Putain de Jean Eustache pour les premiers émois amoureux et l’oscillation entre deux femmes, à l’air paumé, et le regard si intérieur d’Etienne (Andranic Manet), lourd et engoncé mais insaisissable comme évanescent, séducteur impénitent et malgré soi si craquant qui ne croirait pas à l’amour, ce côté Antoine Doinel de Truffaut et Hippo dans Un monde sans pitié d’Eric Rochant. Le refus de la séduction comme suprême séduction, l’agaçante coquetterie que lui reproche non sans raison un camarade mais aussi la peur enfantine de décevoir, de ne pas être à la hauteur qui le plombe au lit au matin de son premier tournage – et il faut que ce soit Héloïse, plus douée, plus prometteuse, mais prête à être son assistante, qui vienne l’arracher à son appartement, à sa fuite dans la paresse et le déni de soi. Film qui convoque aussi Rohmer, dans un certain marivaudage amoureux, mais avec plus de mouvement, un basculement marqué entre l’optimisme et le désespoir là où l’auteur des Nuits de la pleine lune préfère la demi-teinte des mélancolies rêveuses : la discussion entre Etienne et Valentina, sa première colocataire (jouée par Jenna Thiam), rappelle en un hommage appuyé Ma nuit chez Maud où deux jeunes gens dissertaient déjà sur Pascal : ici, Civeyrac s’amuse avec la jeune fille à montrer à Etienne son comportement immature en amour, les contradictions entre ses sentiments et ses aventures, avant de le dédouaner dans une pirouette amusante sur le don total de soi en amour, corps et âme, dans chaque nouvelle relation. L’amour est-il un contrat moral, que’Etienne pense d’abord respecter par-delà les égarements du corps, ou le pur et cruel jeu du désir, qui justifie ou que justifierait un certain jésuitisme ?

Jamais bavard ni racoleur, Mes provinciales offre une émouvante méditation sur l’urgence et l’usure de l’amour entre Lucie restée à Lyon et Etienne monté à Paris, son délitement avec l’absence, le veule détricotage des sentiments tandis que la tendresse proteste et que le corps réclame ses droits, l’abandon au hasard plutôt que l’effort pour perpétuer le lien, l’intimité amicale, une tête posée sur une épaule, la confiance née des regards, cet amour que le jeune homme et le spectateur sentent éclore dans la familiarité de coloc’, dans les promenades complices, que tente Etienne d’un baiser importun après l’aveu par Annabelle d’une rupture- et qui pourtant ne naîtra jamais. Tempéraments trop différents, la tiédeur apparente et l’incandescence farouche, l’enfermement dans l’idéal et l’étreinte du réel, malgré les tentatives de rapprochement, la complicité intellectuelle, lui assistant pour un scénario à une réunion pour les migrants, elle l’accompagnant au cinéma, touchée par la pure beauté des visages dans Sayat Nova de Paradjanov : l’amour promis s’est enlisé dans une amitié sans lendemain, qui peine à s’exprimer lors de retrouvailes au café…

Romantiques, « Mes provinciales » le sont aussi totalement dans le règne de l’ambiguïté, l’alliance des contraires, et cette fluctuation permanente des désirs et des élans : amitié trop souvent guettée par l’amour (chez Jean-Noël, homosexuel renonçant pourtant à son attirance pour Etienne ou la sublimant) ou amour d’Etienne se déguisant, puis se perdant dans les lacs de l’amitié amoureuse pour Annabelle ; fidélité de l’âme mais comment la concilier avec l’exultation des corps, même au prix d’une caution pascalienne justement bien jésuitique !? ; soif de solitude essentielle en son lit, créatrice devant sa table de montage – et pourtant effervescence sans fin d’une colocation, d’un cours ou d’un couloir de fac ; don total de soi en amitié et pourtant retour à sa dignité méconnue et bafouée pour Jean-Noël qui veut bien certes aider Etienne à faire son film mais ne peut supporter que son avis compte si peu au regard de l’opinion de Mathias le hautain, pape critique intransigeant (âpre Corentin Fila, instinctif et économe de ses effets comme dans Quand on a dix-sept ans de Téchiné) ; passion dévorante de l’oeuvre à venir, sans cesse différée, jamais exhibée pour Mathias dont la culture et l’exigence font pardonner (difficilement toutefois) un esprit critique systématique et un dogmatisme (inconsciemment ?) vexant pour ses camarades qui se sentent au mieux complexés, et le plus souvent méprisés – douleur indicible pourtant d’un artiste éternellement insatisfait et qui n’a peut-être rien produit, dont le suicide éclaire les abîmes et foudroie tous ses proches, renvoyés à leurs rêves inouïs – tel Claude Lantier, le peintre génial et raté de L’Oeuvre de Zola. Il aurait fallu que Mathias aimât un peu plus cette réalité qu’il célèbre enfin lors de sa promenade nocturne avec Etienne sur les quais de Seine, qu’il acceptât plus souvent comme alors de trébucher, qu’il ne cachât pas sa souffrance créatrice dans son délire critique, qu’il ne disparût pas des jours entiers sans qu’on sût où il habitait et ce qu’il faisait. Pour avoir confiance en soi, faire un peu plus confiance aux autres, surtout lorsque la contradiction appelle le débat, la répulsion apparente le mystère de l’amour, quand la vie réelle et militante incarnée par Annabelle Lit (Lee d’Edgar Poe ?) rencontre contre toute attente l’art gratuit et sublime de Mathias au détour d’un couloir universitaire. Les êtres sont rarement ce qu’ils paraissent : aucune définition intellectuelle, aucune appréhension extérieure ou sociale ne saurait même les approcher : Civeyrac explique ainsi sa bienveillance de cinéaste – dût-il renoncer à imposer selon Critikat un point de vue sur ses personnages – « chacun a ses raisons », selon le mot de Renoir dans La Règle du jeu.

Alors, renoncement final au rêve ou mûr accommodement avec le réel ? La vie, dans sa pointe la plus aiguë, l’amour, l’art, ici incarné par le cinéma, et la passion (au sens le plus général du terme) mènent ici une folle sarabande : comment vivre dans l’absolu de ses choix, de ses passions et la nécessaire conciliation des contraires, l’équilibre des élans ? Qui aime trop son métier risque de perdre son amour ; qui s’enferme dans une relation amoureuse risque de s’y étouffer ; la vie, l’art, le métier se jalousent sans fin – et il faut se faire violence, feindre une passion modérée, s’épuiser inépuisablement à donner à l’autre des preuves d’amour, l’écouter et le regarder profondément lors d’un skype sans paraître distrait, lointain, comme Etienne avec Lucie si aimante, si exigeante (Diane Rouxel).

Le noir et blanc, instrument d’une stylisation poétique, d’un réalisme non naturaliste, apparaît ici d’un usage particulièrement romantique : il exhale une mélancolie rêveuse, magnifie Paris avec l’évolution des personnages – des immeubles aveugles et bouches de métro happant le provincial à la Seine crépusculaire, aux monuments miroitants aux yeux ébaubis d’Etienne et Mathias ; disant le quotidien, il semble ancrer le film dans une époque mythique, années 60 ou 70, alors que tout se passe en avril 2017, au premier tour des présidentielles ; familier et doux-amer, très actuel en somme avec ses Femen et ses Zad, il nimbe ce récit d’apprentissage – amical, amoureux, culturel et professionnel – d’une singulière aura d’éternité : évocation souvent réaliste, balzacienne (par-delà l’inquiétude créatrice et la référence à Flaubert) d’une conquête ici fébrile de Paris, il proclame la fièvre et pleure le désenchantement. Entre tradition et modernité, entre Rossellini et Sorrentino, l’art et la création, mis en abyme ici par Les Lettres luthériennes de Pasolini, recherchent le même point d’équilibre que l’individu prisonnier du quotidien et de ses rêves : si « être dans le vent, selon la formule de Gustave Thibon, est une ambition de feuille morte », faut-il attendre avec Novalis, dans ses Hymnes à la nuit, de mourir « chaque nuit aux feux de l’extase » ?

Et si Etienne, amoureux de Bach, renonce à faire du cinéma et se contente de travailler sur des télé-films, s’il se marie avec Barbara, secrétaire d’une société de production, belle fille un peu terne, par rapport à ses « petites amoureuses » de cinéma, son horizon est loin d’être occulté : le plan large sur un mur de briques, une parabole et de vagues toits de Paris représente ce réel qu’il faut apprendre à aimer, ce quotidien à apprivoiser, voire à magnifier par l’art et la culture pour conjurer une dernière fois la sensation du vide que procure toute fenêtre ouverte : l’adagietto de la 5ème symphonie de Mahler, leitmotiv du Mort à Venise de Visconti, qui s’élève sur les dernières images – discordance apparente et harmonie profonde – ne suggère-t-il pas l’intensité et le prix de la vie ? Aurait-on oublié que le traitement compte plus que le sujet, que Vermeer a peint une superbe et modeste vue de Delft grise et tranquille et Elstir, le peintre de Proust, un « petit pan de mur jaune » qui fascine le narrateur de la Recherche du temps perdu ?

Claude

Le Crime de Monsieur Lange de Jean RENOIR (1936)

 

Soirée-débat jeudi 28 à 20h30Film français (janvier 1936, 1h24) de Jean Renoir avec René Lefèvre, Jules Berry, Florelle et Sylvia Bataille
Scénario : Jacques Prévert et Jean renoir
Musique : Jean Wiener et Joseph Kosma
Chansons : Jacques Prévert

Synopsis : Amédée Lange est recherché par la police. Alors qu’il a pris la fuite en compagnie de Valentine et a trouvé refuge dans un petit hôtel, il est démasqué par des clients. Valentine décide de leur raconter toute l’histoire et de les laisser juger du crime de M. Lange. Tout a commencé lorsque l’ignoble M. Batala, le patron de M. Lange a décidé de s’approprier les oeuvres écrites par ce dernier avant de s’enfuir et de se faire passer pour mort…

Reflet d’une époque bénie d’effusion collective qui conduira quelques mois après à la victoire du Front populaire, numéro d’acteur phénoménal de Jules Berry, méchant de service cauteleux et pourtant séduisant, « Le Crime de Monsieur Lange » de Jean Renoir, film libertaire tourné en 1935 et sorti en 1936, vaut aussi par sa fluidité et sa virtuosité techniques, ces mouvements de caméra poursuivant les personnages au cœur de cette cour intérieure du vieux Paris, où rayonnent petits commerces ou artisanats, blanchisserie et imprimerie et un fameux panoramique au moment crucial : la mise en scène suit en effet la sortie de monsieur lange (René Lefèvre) de l’atelier, la descente des escaliers, sa traversée de la Cour vers Batala l’odieux patron de la maison d’édition, scène un instant abandonnée au profit d’un panoramique de 360° qui nous ramène aux deux personnages et au meurtre de Batala par Lange d’un coup de revolver. Mouvement déconcertant, qui donne le vertige et suggère la folie pourtant motivée qui s’est emparée du bien nommé quoiqu’un peu fade Lange, auteur de Arizona Jim, revue populaire, histoire de western et de héros rachetant le morne quotidien du rédacteur-dessinateur, lequel ne peut supporter le retour d’un directeur sans scrupule, violeur et séducteur impénitent : cet homme d’affaires véreux s’est permis de défigurer son travail par des encarts publicitaires et revient… d’entre les morts pour reprendre ses droits face à la coopérative créée par ses ouvriers ; il a en effet disparu – ou plutôt est passé pour mort – dans un terrible déraillement de train, endossant l’habit d’un prêtre effectivement tué dans l’accident…Ce panoramique a cependant été préparé, dans l’œil et l’esprit du spectateur, par un effet de persistance mentale, avec la scène où le concierge, ivre, tourne sur lui-même en traînant les poubelles et en entonnant des airs hoqueteux, part dans une direction pour ensuite faire le tour de la cour dans l’autre sens : ce sont en fait deux plans raccordés par cut. Au fondement du scénario, d’abord intitulé « Sur la cour », cette cour intérieure, reconstituée dans les studios de Billancourt, offre un microscosme social familier et pittoresque, un fourmillement propice à la fois à l’interférence, voire la confusion des vies privée et professionnelle, comme dans l’appartement zolien de Pot-Bouille, et à la circulation des regards – intimité contrainte, surveillance du concierge et des voisins, observation par le regard omniscient de la caméra au centre de l’espace, tel James Stewart dans sa chaise roulante captant le réel quotidien et le fantasmant dans Fenêtre sur cour d’Hitchcock.

Si la restauration du film peut décevoir, avec un son grésillant et parfois difficilement audible, l’éclat des dialogues, ciselés au cordeau par Jacques Prévert, portés par la musique de Joseph Kosma, une chanson – « A la belle étoile » interprétée par Florelle – n’en est pas altéré : les répliques font mouche, telle cette réponse de Batala à qui ne regretterait pas sa disparition : « Les femmes si ! » ou l’appel à un prêtre, à l’heure de sa mort, par l’escroc lui-même camouflé en ecclésiastique qui n’hésitera pas à arnaquer une marchande de revues…Malgré la rigueur du scénario, une large part d’improvisation fut laissée aux acteurs, dont les déplacements virevoltants et l’enthousiasme communicatif lors de la création de la coopérative nous paraissent particulièrement jubilatoires.

Le film est construit sur un long flash-back, procédé encore rare à l’époque, dans l’hôtel, près de la frontière belge, où, aidés paradoxalement par Meunier, un actionnaire humaniste, se sont réfugiés Lange et son amie Valentine, patronne de la blanchisserie, après le meurtre de Batala. Valentine, percevant à travers la porte de leur chambre les réactions haineuses et intentions délatrices des clients du café qui ont reconnu dans le nouveau venu l’homme recherché par la police, en photo dans les journaux, entame alors devant ces « braves gens » attablés le long récit de leurs souffrances et la genèse d’un meurtre qui ne ressemble certes pas à son auteur ! A l’issue de cette narration enchâssée, lorsque le récit premier reprend ses droits, les habitués du bar constituent un jury populaire qui a tôt fait d’innocenter le coupable, qu’un dernier plan montrera sur une plage, partant vers la frontière, la liberté et l’oubli du passé. Cette fin à la fois heureuse, humaniste et quelque peu immorale, si l’on songe qu’un criminel, si compréhensible que soit son geste, doit en rendre compte, voire en payer le prix devant la société, a au moins un mérite : montrer que la foule, souvent primaire ou déchaînée – on pense à Fury de Fritz Lang ou à Panique de Julien Duvivier – pour une fois, peut être intelligente, lorsqu’elle s’incarne dans un peuple sain et laborieux…

Pour autant, ce film, né de l’unique collaboration de Prévert l’anarchiste et de Renoir tenté par le communisme, ne me paraît pas absolument convaincant en termes idéologiques : certes, nous n’en sommes pas encore au Front populaire mais la coopérative, peu explicitée et mise en scène, relève plus dans le scénario d’une réponse dramatique à la fuite frauduleuse de Batala que d’un projet socio-économique. C’est d’autant plus dommage que ce fonctionnement a pu être inspiré au cinéaste par l’expérience de son père qui, adolescent, avait travaillé dans un atelier de porcelaine transformé en coopérative et que cette oeuvre se veut l’écho, la distribution en fait foi, de l’influence du groupe « Octobre » créé en 1932, troupe de théâtre d’agit-prop se produisant dans les usines en grève, qui comptait dans ses rangs Paul Grimault et Marcel Duhamel, ami des surréalistes en son atelier du 54, rue du Château. De même, l’interprétation remarquable de Jules Berry, tout d' »abjection papillonnante » selon le mot d’un critique, en qui le cynisme souriant le dispute à la séduction perverse, confère paradoxalement au film une dimension psychologique et policière qui tend à faire oublier un aspect collectif et un propos politique porté par un René Lefèvre assez falot et des comparses sans grande épaisseur humaine. A moins qu’il ne faille y voir une richesse cinématographique, une amusante hybridation des genres…

Claude

Foxtrot de Samuel Maoz

Lion d’Argent – Grand Prix du Jury en 2017 pour Samuel Maoz à la Mostra de Venise
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Du 21 au 26 juin 2018
Soirée débat mardi 26 à 20h30

Présenté par Eliane Bideau
Film israëlien (vo, avril 2018, 1h53) de Samuel Maoz avec Lior Ashkenazi, Sarah Adler et Yonaton Shiray

Distributeur : Sophie Dulac

Synopsis : Michael et Dafna, mariés depuis 30 ans, mènent une vie heureuse à Tel Aviv. Leur fils aîné Yonatan effectue son service militaire sur un poste frontière, en plein désert. Un matin, des soldats sonnent à la porte du foyer familial. Le choc de l’annonce va réveiller chez Michael une blessure profonde, enfouie depuis toujours. Le couple est bouleversé. Les masques tombent.

Dossier de presse *** Bande annonce *** Horaires
 

Présenté par Eliane Bideau

Des couples de vieux dansent le foxtrot dans une maison de retraite, esquissant un retour appliqué au point de départ après un pas de côté, en arrière, de côté puis en avant ; dans la partie centrale de ce film-triptyque de Samuel Maoz, cinéaste israélien, Jonathan, soldat de 20 ans, gamin dont la mort a été annoncée par erreur homonymique à ses parents, gardant absurdement un check-point à la frontière de Gaza, se lance dans une chorégraphie chaloupée avec sa kalachnikov près d’une camionnette peinturlurée, affichant une pin-up outrageusement fardée ; un dromadaire, rare vivant à franchir la barrière fatidique, se dandine fièrement et nonchalamment devant la guérite surmontée d’un parasol bariolé qui darde son spot inquisiteur sur tout passant, tout supposé terroriste palestinien – selon la phraséologie et paranoïa officielles. (Oui, ce dromadaire est utile, dramatiquement et tragiquement nécessaire selon le principe bien connu du « fusil de Tchekhov » en vertu duquel tout objet compte et signifie dans une pièce ou un récit). On n’imagine guère qu’il sera l’instrument final du destin en forme de pirouette ironique, de pas de deux ramenant le tragique de la première partie, drame psychologique du deuil et de l’annonce brutale traumatisant Michael (Liov Ashkenazi) et Daphna (Sarah Adler). Oui, la danse est décidément la métaphore inattendue, paradoxale, moins d’un élan que d’une réclusion, d’une évolution que d’un ressassement, tant pour les personnages que pour l’Etat hébreu qui, depuis 1948, occupe la terre palestinienne et, depuis 1967, ne cesse de s’exaspérer dans une fuite en avant, dans une occupation insupportable aux Palestiniens, maintes fois condamnée par des résolutions de l’ONU et la communauté internationale, trop lourde aussi pour sa propre jeunesse envoyée au champ d’horreur, et ses mères ou sœurs aussi éplorées que leurs consœurs cisjordaniennes.

Quand on arme des jeunes gens de 18 à 20 ans – trois ans de service militaire – pour garder une improbable frontière, dans un esprit de sacrifice et de nationalisme hystériques qui exalte les lycées arborant leurs bacheliers morts en service comme des médailles militaires, il ne faut pas s’étonner des bavures, des crimes ou réactions « disproportionnées », pour paraphraser les condamnations bien tièdes et autres euphémismes occidentaux à chaque nouveau massacre, tir à balles réelles sur un jeune Palestinien lors d’une Intifada ou d’une marche vers la frontière de Gaza. L’immaturité, la peur et la fièvre du désert aidant, le moindre incident peut déclencher une riposte déchaînée : une canette de bière peut même passer pour une grenade, surtout si l’immigré de l’intérieur, maintes fois contrôlé, fatigué par la chaleur et humilié par l’attente, a le malheur de paraître fier, qui sait ? même vaguement insolent… Que la jeunesse ne s’inquiète pas trop toutefois : un général fort paternel vient à votre secours, vous persuade qu’il ne s’est rien passé, que le dossier est clos avant même d’être ouvert, et supervise l’enfouissement de la voiture criblée de balles dans une fosse bien profonde. Quant aux corps des 4 Palestiniens peut-être un peu éméchés, si joviaux en tout cas, on ne saura jamais ce qu’ils sont devenus, pas plus que celui de Jonathan (Yonaton Shiray), enfin quand on le croyait mort.., et que l’officier (l’officiel ?) arrêtant avec le père les détails de l’enterrement excluait toute ouverture du cercueil qui eût pourtant permis un vrai deuil : il préfère fixer un ordonnancement mesquin, tirer au cordeau une cérémonie dont le contexte fait éclater le grotesque, tel ce rite de la Déchirure commémorant la douleur de Jacob découvrant sa poitrine sous le vêtement lacéré, auquel ses fils jaloux ont fait croire que Joseph leur frère, le « préféré », était mort…

Le film, dont le premier volet met en scène le traumatisme de l’annonce fatale avec force plans serrés, travellings latéraux et vues plongeantes pour suggérer l’enfermement dans la douleur, l’explosion de mort dans une vie carrée comme un carrelage en échiquier, trouve une tonalité nouvelle en son cœur vibrant : le nonsense, l’absurde pour dénoncer la guerre, l’occupation, l’atmosphère mortifère opposant deux peuples qui ne parviennent toujours pas à créer un seul Etat, ni même deux. On se croirait dans les grands espaces improbables ou inquiétants de Wim Wenders, ou dans Le Désert des Tartares de Dino Buzzati où des soldats sont voués à une attente pesante, promis à un destin décalé quand l’ennemi arrive enfin, trop tard. Il aurait fallu échapper à ce canapé défoncé, sortir de ce camion-citerne qui bascule et s’enfonce dans le sol affaibli par l’extraction du potassium, où roule sans fin une pierre – comme le cabanon au bord du précipice dans La Ruée sur l’or de Chaplin…On ne saurait mieux dire le saccage d’une jeunesse vouée à jouer sur sa console, à dessiner ses invisibles ennemis, à troquer – comme Michael le père – la trop pesante Torah contre un magazine pornographique, qui, au moins, incarne la vie, une échappée même fantasmée, comme la fresque rouge sang que dessinent les affiches et posters dans la chambre de Yonathan.

La dernière partie du film, sans doute un peu bavarde, trop explicative peut-être, sauf en son intermède de film d’animation, retrouve l’appartement cossu, la cage dorée de Tel-Aviv, mais concentré sur la cuisine, autour d’une table où s’exhale le secret de Michael, cette veulerie qu’il s’est toujours reprochée, comme une mauvaise conscience israélienne – à moins qu’il ne faille y voir le pied de nez d’un destin facétieux : si la grand-mère est une rescapée des camps de la mort dont la parole semble s’être figée dans la langue germanique et l’esprit englué dans une mémoire sclérosée incapable de saisir le sens d’une mort présente (celle de Jonathan), le père confie aussi à son épouse qu’il a échappé à la mort pour avoir changé de camion militaire lors de la guerre du Liban et cédé la première place du convoi à un camarade dont le véhicule devait exploser un moment après. De même, le cinéaste aime à rappeler que sa fille, qui avait pris l’habitude d’aller à l’école en taxi, a pris un jour le bus, ou plutôt raté celui qui allait exploser dans un attentat…

Si la mort transforme la vie en destin, selon le mot de Malraux, le destin, à l’inverse, rend parfois la vie dérisoire, renvoyant l’homme à son impuissance et les peuples à leur incroyable cécité. L’horreur de la Shoah explique peut-être mais ne justifie ni surtout n’excuse l’Occupation israélienne, les persécutions subies les souffrances infligées, la critique motivée du sionisme le procès permanent en antisémitisme – n’en déplaise à Miri Regev, ministre de la Culture condamnant au nom d’une idéologie une oeuvre de vérité.

Claude