Le Bel Antonio

 

Du 12 au 17 avril 2018Soirée-débat jeudi 12 à 20h30Film italien (1961, 1h45) de Mauro Bolognini avec Claudia Cardinale, Marcello Mastroianni, Pierre Brasseur

Présenté par Arthur Polinori

Synopsis : Toutes les femmes sont amoureuses du bel Antonio. Mais lorsqu’il épouse Barbara, Antonio ne s’avère pas être l’amant espéré… Tout le monde est rapidement au courant et le jeune homme devient la risée de la ville.

 

Un miroir qui projette l’image floue d’un couple sur un lit, après l’amour semble-t-il ? mais la réalité révèle l’envers du décor : une femme allongée dans une pose atterrée (Paola), l’homme assis, comme prostré (Antonio). Une discussion s’engage : on comprend à ce prologue que rien ne s’est passé, qu’à l’amère déception de la femme aimée comme un ange (preuve d’amour certes, reconnaît-elle…) mais non honorée comme une femme répond la justification douloureuse de l’homme crucifié par son impuissance, à moins qu’il ne soit inhibé par son idéalisme, empêché de faire l’amour par son amour même. Cause de l’échec amoureux ou effet d’un idéalisme sentimental ? – le film aura la pudeur et l’élégance de maintenir le doute… Prégénérique en forme de prolepse qui aura suggéré pour la situation du bel Antonio une explication physique – dont on comprend qu’elle va être le sujet rare, délicat d’un film doux-amer tanguant entre mélancolie et grivoiserie – mais qui la nimbe de mystère, dessine une ligne de fuite : la difficulté à aimer quand on aime vraiment, la fragilité (la faiblesse ?) masculine, la déliquescence morale d’une société italienne des années 60 corsetée par une morale machiste et une religion hypocrite, la désillusion politique de jeunes gens revenus de leur rêve romain de carrière diplomatique pour retrouver notables et députés d’une Sicile véreuse, quêtant des places, ennuyée de mondanités, affamée de comédiennes légères… Plus tard, après la solitude glacée et la déréliction rêveuse d’Antonio derrière un voile de mousseline, dans le surcadrage d’une porte ou la profondeur de champ d’un couloir, c’est encore un miroir qui dira l’identité clivée, la brisure intime d’un homme sommé plus que jamais de manifester, d’exhiber, de concrétiser sa virilité, dans la pure extériorisation d’une conquête, par un père tonitruant de certitude et de vantardise, par une opinion publique qui se dit moins en murmures gênés, en injonctions familiales qu’elle ne somme de s’expliquer au téléphone – quand elle ne se proclame pas du haut d’un balcon. Reflets d’un éternel masculin en question dans la vitre d’une portière lors des confidences d’Antonio, joué tout en finesse et douleur contenue par Marcello Mastroianni, à son cousin Eduardo auquel une virée en voiture aura permis de délier la parole du fils indigne d’Alfio – cousin prévenant semble-t-il, lui-même déchiré entre désir et idéalisme, mais aussi ambigu : il a promis à son oncle de faire parler Antonio et, à l’annonce finale de la grossesse de la bonne Santozza, des œuvres d’Antonio, il ne comprend plus les scrupules de son cousin, son insatisfaction rémanente et se fait le héraut conformiste de l’Eglise et de la loi familiale, en demandant à être le parrain de l’enfant, du garçon bien sûr, à venir…La dernière image de ce film au noir et blanc heureusement préservé lui répondra avec le reflet christique du visage d’Antonio dans le couloir de l’appartement familial, saint-suaire douloureux s’effaçant dans le fondu au noir du générique. Le miroir d’une flaque sans amour…

Si statiques que puissent sembler certains personnages, illustrative et insistante la musique ou caricaturale parfois l’interprétation, impressionnante (pas assez dirigée ?) d’Alfio par Pierre Brasseur, le père d’Antonio, Mauro Bolognini préfère à l’esthétisme somptueux souvent reproché à sa mise en scène une discrète stylisation qui s’accorde à un sujet très réaliste, évitant la comédie égrillarde comme le mélodrame appuyé, dans une tonalité mélancolique et désabusée : le cinéaste crée une atmosphère étouffante, à l’image d’une société répressive, qui ignore l’individu et ne vit que de reproduction sociale. Une société frappant d’avance de mort le mariage et le possible bonheur des jeunes gens : il est symptomatique que le décès du grand-père soit cyniquement éclipsé par le retour du bel Antonio, le prêtre de la famille cachant le deuil jusqu’au lendemain matin et que la première apparition de Barbara se fasse sous la voilette noire des funérailles. Le couloir en est le symbole récurrent : couloir de l’appartement familial bouché par la silhouette imposante du père à l’arrivée d’Antonio à Catane (sans mot ni geste vraiment tendres), couloir symboliquement sombre menant à la réception mondaine, ou plutôt la partie fine, du député, couloir vide chez les Magnano, la vérité sur Antonio une fois révélée, motif du téléphone dans le corridor qui dit la communication publique, embarrassée ou brutale, des deux pères en colère et en conflit, d’Antonio sommé de s’expliquer – en lieu et place de l’échange intime, de la voix voilée ou cassée, du secret balbutié ou différé.

Couloir que, loin d’offrir une échappée salutaire, les rues étroites de Catane ne font que prolonger, sur leurs pavés disjoints, sous le regard sévère d’immeubles – phalliques ? – dans la promiscuité marmonnante des balcons, des fenêtres qui jacassent – dirait Brel : chemin initiatique qu’emprunte Antonio à son retour de Rome, étrangement félin et absent à lui-même,chemin de croix qu’il redescendra dans l’accablement de son impuissance et de ses rêves brisés. Espace confiné de la rue, et pourtant caisse de résonance du triomphe social – la sortie de l’église pour les jeunes mariés, Antonio et Barbara, fille de notaire sicilien remariée avec un duc, entrevue à travers une vitre – écho du malheur qu’Alfio divulgue et amplifie, comme la rumeur, en croyant le combattre, sa colère contre la noce aristocratique, son interpellation (un moment savoureux) du prêtre poursuivi dans le cloître, et mis en face de ses contradictions : l’Eglise, sous la pression des parents de Barbara et grâce à leurs liens avec l’archevêque, a en effet annulé le mariage de la jeune femme avec Antonio au motif d’une union non consommée pour lui permettre d’épouser un duc milliardaire ; condamner d’un même mouvement la luxure et la stérilité ou l’impuissance ne lui semble pas contradictoire, pas plus que de célébrer la sacralité de l’acte sexuel, dans le cadre bien réglementé du mariage et de l’enfantement au nom du précepte « una caro unus sanguinis » !

Là où reflets et corridors pourraient enfermer le regard, créer le pathos permanent du mélo, Bolognini suggère la souffrance : dans le silence gêné d’Antonio accablé par son image de « latine lover » dans les soirées, poursuivi bruyamment par sa voisine atterrée par son mariage (vrais pari et contre-emploi pour Mastroianni au sortir de « La dolce vita »), dans la lassitude soudaine du jeune homme s’enfermant dans sa chambre pour lire un passage du roman éponyme de Vitaliano Brancati, dans le regard chaviré de Barbara, saisi en contre-plongée dans le creux d’un arbre, un regard d’ignorance effarée devant la découverte de la sexualité sous la fable ancillaire du coq et de la poule, de honte féminine et sociale de devoir, jeune mariée, demander des explications à la bonne dont le ricanement méprisant et le conformisme nataliste la foudroient. Comme si la campagne impressionniste, un travelling arrière sur l’orangeraie familiale ramenant aux jeunes mariés à la fenêtre et à leurs regards se fuyant hors champ, une échappée belle sur une balançoire, un millier de baisers faussement réparateurs dont la dévore son jeune époux, résonnaient eux aussi de son ingénuité et de sa honte de femme « intacta » – « Intacta », oui, le mot est enfin lâché par son père lors de la conversation avec Alfio, conversation masculine, embarrassée s’il en est – quand on est entiché de virilité ! – incapacité à aimer, comprendre, accepter, à dire surtout quand les mots sont encore plus tabous que la réalité qu’ils (re)couvrent, impatience aussi de Barbara (une Claudia Cardinal tout en nuances), ingénue diaphane qui se prétend encore amoureuse de son époux ou ambitieuse avérée qui se laisse acheter pour un remariage ? Alors, ne reste plus que l’explosion finale du gros mot – « intacta » – l’inconcevable et irrémissible virginité, à quoi répond l’ahurissante protestation du père d’Antonio : « il l’a fait exprès » (!!). Car enfin, je vous le demande, comment un homme, pure affirmation de soi et absolue transparence au monde, pourrait-il être dans le manque, le défaut, l’incompétence sexuels – si ce n’est de sa part choix ou ruse insondables…?

Et on savoure ce personnage d’Alfio dont le jeu théâtral, outré ne m’a pas gêné, avec ses « naturalmente » tonitruants, cette faconde et cette forfanterie italiennes qui apportent un heureux contrepoint comique au malheur d’Antonio, comme si l’indicible ne pouvait se traduire que sur le mode de l’excès : cette caricature bouffonne du virilisme triomphant (9 femmes en une nuit !) ne s’embarrasse guère d’égards pour sa propre femme et va noyer la déroute filiale dans le stupre de la prostitution – pour se sublimer et s’annihiler dans l’orgasme fatal, fin présidentielle que Félix Faure rendra célèbre, pour le bon mot de Clémenceau : « il a voulu être César, il est mort Pompée ! »

Le film porte évidemment la marque de son scénariste Pasolini, qui réalisera en 1964 une « Enquête sur la sexualité » (des Italiens), dans les films duquel la satire ou le portait caricatural le céderont à la causticité et à la provocation désespérées. Si l’homosexualité de Pasolini semble peu transparaître – dans une scène de bordel peut-être ? dans l’apparence fémininine prêtée à Antonio par un de ses amis ? – la place révélatrice des humbles peut annoncer « Théorème » et une religion évangélique à mille lieues des compromissions cléricales siciliennes : n’est-ce pas la bonne des parents de Barbara Puglisi qui lui révèle le mystère de l’amour, sous une forme certes crûment imagée ? N’est-ce pas enfin, face à l’impatience sociale d’une femme ignorante, inconsistante qui prétend aimer encore son mari impuissant mais cède bien vite à la pression de sa famille et de l’Eglise, la bonne « experte » des parents d’Antonio, appelée dans la maison des époux, qui sauvera « l’honneur » de la famille et restaurera un peu de l’identité du jeune homme – si idéaliste que demeure sa vision de l’amour ?

Femme humble, aux regards tendres, comme s’excusant d’être au monde, femme évanouie dont la maternité cachée enfin proclamée dira au monde le simple bonheur de l’amour. Comme une douce et improbable rédemption.

Claude

Tesnota (une vie à l’étroit)

6 nominations au Festival de Cannes et Grand Prix du jury au Festival Premiers Plans d’AngersDu 5 au 10 avril 2018Soirée débat mardi 10 avril à 20h30Film russe (vo, mars 2018, 1h58) de Kantemir Balagov avec Darya Zhovner, Veniamin Kats et Olga Dragunova

Distributeur : ARP Sélection 
Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement

Présenté par Sylvie Braibant

Synopsis : 1998, Nalchik, Nord Caucase, Russie.
Ilana, 24 ans, travaille dans le garage de son père pour l’aider à joindre les deux bouts. Un soir, la famille et les amis se réunissent pour célébrer les fiançailles de son jeune frère David. Dans la nuit, David et sa fiancée sont kidnappés et une rançon réclamée. Au sein de cette communauté juive repliée sur elle-même, appeler la police est exclu. Comment faire pour réunir la somme nécessaire et sauver David ? Ilana et ses parents, chacun à leur façon, iront au bout de leur choix, au risque de bouleverser l’équilibre familial.

 

Le moins qu’on puisse dire est qu’une scène terriblement longue, insoutenable et complaisante de « Tesnota (une vie à l’étroit) » a provoqué d’emblée ce mardi 10 avril des réactions polémiques : horreur de l’égorgement d’un prisonnier russe par un soldat tchétchène, échos éveillés en nous pour l’actualité récente de vidéos de décapitations de Daesh mais surtout connotation politique et valeur dramatique ou symbolique décalée dans cette oeuvre intimiste et poignante, qui ne lui ressemble pas car le contexte historique est le plus souvent tenu en lisière, voire hors-champ ou stylisé dans une scène intense, réfracté dans le cadre familial ou les consciences individuelles (lorsque, par exemple, Ilana se rebelle contre l’antisémitisme dans la même scène de la station-service). Gageons avec Sylvie, notre présentatrice, que le Russe Kantemir Balagov, cinéaste prometteur et surdoué, a cédé, bien qu’il s’en défende, au pire nationalisme, oubliant  les atrocités commises par les Russes eux-mêmes en Tchétchénie, et cédant à la phraséologie officielle qui assimile sécessionnisme et terrorisme, quoiqu’on pense des méthodes islamistes et fanatiques de combattants prêts à mourir pour leur terre, mais si barbares… On a peine à croire qu’il est allé chercher cette vidéo, bien réelle et réaliste, et qu’il l’a insérée dans son film, au nom de la volonté soi-disant documentaire, de montrer l’horreur de la guerre et de lier réalité et fiction ! Se pose ici la question de la responsabilité morale de l’artiste, surtout lorsqu’elle est biaisée par un parti-pris idéologique : ne devrait-il pas s’imposer une forme d’auto-censure – ou alors choisir de suggérer l’horreur, à travers le flou d’un portable, ou un effet de neige sur l’écran ?

   A moins qu’il n’ait voulu suggérer ainsi la violence de la révolte d’Ilana contre son milieu et la volonté de ses parents de la marier à un jeune Juif qu’elle n’aime pas, pour pouvoir payer la rançon réclamée par les ravisseurs de son frère et de sa fiancée ? Jusqu’où d’ailleurs est-on prêt à aller pour les autres et pour leur salut ? Doit-on jeter la pierre à cette communauté peu solidaire, comme la nature humaine en général, ou y voir un certain antisémitisme – tant le rabbin semble intéressé (avec l’achat du garage) ou les amis réticents ou vindicatifs s’exclamant : « m’a-t-on aidé dans l’adversité » ? « Est-ce à nous et non à la police d’intervenir » ?

    Surexpressivité en tout cas bien inutile car on aura compris sans cela que Nazim, le pompiste kabarde, Musulman intégriste qu’aime la jeune femme, est un homme assez violent, ivrogne, amateur de musique techno et de vidéos terribles, comme celle-ci qu’il aurait mise par erreur – mais on n’y croit guère… De même, toute fausse pudeur mise à part – Georges l’a bien dit -la scène de sexe, au cours de laquelle Ilana se donne à  Nazim, pour saccager sa virginité avant le mariage arrangé, apparaît plus comme un viol conjugal dans le désespoir de l’aliénation que comme l’offrande d’une femme à l’être aimé dans l’affirmation de sa liberté et la jouissance de la première fois : possédant la jeune femme dans un sinistre couloir, mal éclairé, sur un lavabo, le jeune homme semble pour le moins manquer de tendresse et d’empathie face à la souffrance d’Ilana, si beau et farouche soit le don…Là encore, le cinéaste est dans l’excès de… démonstration inutile -pour la plus grande gêne du spectateur !

    Ces réserves mises à part, ce film est superbe de retenue et de suggestivité, grâce au format presque carré (1 :33) de l’image, à une mise en scène saccadée et à l’atmosphère étouffante, poisseuse dans laquelle évolue la jeune femme. Le spectateur l’éprouve au sens fort du terme dans sa chair et dans sa conscience : on se sent cloîtré avec les personnages dans un habitacle de voiture, une sinistre cabine de pompiste, et même une tablée familiale lors de fiançailles où les regards se croisent et se jaugent…De même, on ressent puissamment les échappées ou tentatives de fuite de cet oisillon, de cette femme superbement jouée par Daria Jovner, jeune femme s’étourdissant dans une lumière stromboscopique de boîte de nuit, chatte caressante et abandonnée affolée de baisers, se lovant au creux de son ami, tigresse toisant sa mère castratrice, ou sœur légitimement jalouse : admirables sont les plans, riches en surcadrages et profondeur de champ, où la caméra saisit son expression crispée et têtue entre les visages de son frère et de sa mère, où, entre les barreaux d’une échelle métallique, elle exsude la douleur muette et le désir fou alors qu’elle n’a pas osé se confier à son amoureux sur le rapt de David et Léa. On exulte à ce gros plan si symbolique où s’étire dans une diagonale du cadre, vers un point de fuite, le long cou d’Ilana dont les veines bleutées et les tendons palpitants semblent dire la rage froide de la réclusion et l’ivresse de liberté .

On est révulsé et fasciné par cette autre grande figure, qui porte aussi le film : cette mère dont l’amour entier, jaloux, le désespoir bien compréhensible face au kidnapping de son garçon adoré et préféré, s’expriment dans une rage presque haineuse, comme si en elle le désir sincère du bonheur de ses enfants était étouffé par la peur de les voir lui échapper, par leurs velléités d’émancipation. Deux scènes sont frappantes : celle où elle étreint son fils enfin libéré mais n’acceptant pas, pour fuir la honte d’avoir été aidé financièrement par les voisins et amis, de quitter la ville et sa…fiancée, sa mère l’enlaçant alors par le cou avec violence – comme pour l’étrangler ! La fin du film, où, contre toute attente, Ilana se sacrifie, en quittant et son ami et son mari imposé qui a eu l’élégance et la pure générosité de payer la dot sans réclamer la femme (dans le lent et lourd crissement d’une enveloppe délicatement poussée) vient lui répondre : la mère enlace la fille, cette fois-ci plus tendrement mais en lui imposant le vêtement du fils, celui-là même qu’éperdue elle tenait après le rapt, ellipse suggestive… Alors même qu’Ilana avait une relation complice avec son père,  garagiste comme elle, et assez incestueuse avec son frère, embrassé sur la bouche ou s’exhibant devant elle dans un passage (là encore) derrière la maison, l’ultime plan semble promettre une vraie relation – plus sereine – mère-fille, un geste d’amour enfin, d’appel de détresse plus que de mainmise affective, à moins qu’il ne faille y lire, comme Ilana – trop à  fleur de peau ou si intuitive ? – une dernière feinte de la possessivité maternelle privée du fils et se dédommageant, se vengeant sur la mal-aimée : « tu as besoin de quelqu’un à aimer, maintenant, n’est-ce pas? » – s’écrie Ilana. Superbe alliance, dans ce jeu contrasté et subtil de la mère, de la fragilité la plus fébrile et de l’autoritarisme le plus sec,  comme Ilana parvenait à suggérer le déchirement désespéré, le combat incessant, au prix d’une amère défaite, entre l’amour filial et communautaire et une inextinguible soif de liberté, d’authenticité, de fidélité à soi-même.

Insondable mystère de l’amour et de l’amour-propre, alchimie sans fin de l’aliénation et de la liberté.

Claude

 

 

M. de Sara Forestier

Ibis d’or de la meilleure actrice à Sara Forestier au Festival du film de La BauleDu 28 décembre 2017 au 2 janvier 2018Soirée débat mardi 2 janvier à 20h30 

Film français (novembre 2017, 1h38) de Sara Forestier avec Sara Forestier, Redouanne Harjane et Jean-Pierre Léaud

Distributeur : Ad Vitam

Présenté par Claude Sabatier

Synopsis : Mo est beau, charismatique, et a le goût de l’adrénaline. Il fait des courses clandestines. Lorsqu’il rencontre Lila, jeune fille bègue et timide, c’est le coup de foudre. Il va immédiatement la prendre sous son aile. Mais Lila est loin d’imaginer que Mo porte un secret : il ne sait pas lire. 

M. comme Mo, jeune banlieusard flirtant avec la délinquance, gagnant péniblement sa vie dans des courses clandestines de voiture dans un hangar désaffecté, fréquentant un bar à putes et vivant dans un bus au beau milieu d’un terrain vague – lourd surtout d’un secret tôt dévoilé au spectateur, et non à sa bien-aimée, ironie dramatique, un secret qui le déchire entre honte désespérée et violente haine de soi : Mo, rejeté par sa mère dès l’âge de 6 ans pour cette raison, ne sait pas lire.

M. comme les jambages de l’initiale  publicitaire de Mac Donald, comme une infirmité, une incapacité à former la lettre cursive malgré les leçons d’écriture de Soraya, la petite sœur de Lila en CP, qui tente, elle-même décontenancée, dans une scène tragi-comique, de lui faire comprendre la différence entre l’orthographe et la phonétique   : pourquoi le m s’entend-il dans « mon » et pas dans « nom » ? M. comme Mohammed dont le prénom s’arrêterait à un phonème balbutié, bégayé, dans le handicap dont souffre Lila au point de ne pouvoir en parler dans les groupes de parole, de trembler à l’idée de passer son bac de français malgré le soutien chaleureux et vigoureux de son professeur, que seuls l’amour, la culture et l’école, permettront de surmonter en se libérant d’un père odieux – un Jean-Pierre Léaud auusi déjeté que pontifiant – rivé à son fauteuil, à sa télé, à son malheur d’homme délaissé et transmettant poisseusement sa propre honte, sa haine de soi à ses deux filles…

M. comme malheur commun, entrelacement de deux souffrances, deux déficiences qui vous bouffent la vie mais qui s’épaulent et se masquent aussi l’une derrière l’autre, comme dans les films de Charlie Chaplin, « Les Lumières de la ville » où un vagabond aide une jeune aveugle, « Limelight »où un vieux clown, qui ne passe plus les feux de la rampe, sauve du suicide au gaz une jeune danseuse handicapée en lui redonnant le goût de vivre pour mieux accéder lui-même à la lumière : on est ainsi partagé entre le rire et les larmes dans la scène du restaurant digne d’un Blier où Lila est incapable de prononcer le nom du plat choisi, Mo, de lire le menu et de commander autre chose que les bulots commandés enfin par la jeune femme (et…détestés du jeune homme), la carte une fois montrée au garçon ; Mo, pour protéger la jeune fille et dissimuler sa propre gêne, devient agressif avec le pauvre serveur obligé de décrypter une information minimale : « Enfin quoi ! Vous n’avez pas compris ? Elle n’est pas obligée d’user pour rien sa salive, non ? »

M. comme la musique du nom, l’initiale de ces vers, l’acrostiche de ces poèmes qu’écrit fébrilement Lila sur ses bras et ses jambes nus, M. comme mue, le masque de la jeune femme se contemplant dans un improbable miroir et scrutant sur son visage l’épiphanie de son épanouissement, de sa métamorphose après sa première nuit d’amour ! M. enfin comme le murmure d’amour de Lila abandonnée aux bras de Mo, le regard chaviré et aimant, inquiète et confiante, M. comme la marque du désir dont s’humecte un instant la petite culotte bientôt retirée par les mains expertes de Mo – il fallait oser ce détail si cru, si tendre, si rare au cinéma, ce halo même à l’autre indicible, cette intimité surprise comme une honte infime soudain ravie à la honte tenace et paralysante du handicap !

On ne peut se défendre d’une profonde empathie avec ces acteurs remarquables (tant Sara Forestier que Redouanne Harjane), ces personnages dont le handicap crée des situations de mensonge, ou tout au moins de dissimulation, à la fois cocasses pour le spectateur et d’autant plus terribles pour leurs victimes qu’elles affectent le quotidien le plus banal pour un individu « ordinaire » et semblent témoigner d’une étonnante et inlassable perversité du réel : ne pouvoir lire le sms de sa bien-aimée et être obligé d’entrer dans une pharmacie en prétextant le besoin de lunettes, aider une gamine à faire sa dictée et se retrouver à apprendre d’elle à… lire, se faire virer d’un restaurant parce qu’on n’a pu cacher plus longtemps son incapacité à lire les commandes mélangées – la mémoire et l’écoute ne peuvent pas tout – et que la seule réponse à la fierté blessée, à la peur de la révélation, comme si le masque était dissimulation perverse et non désarroi de la pudeur, soit la violence cette fois tournée contre l’autre.

Si peu vraisemblable que puisse paraître la rencontre entre un garçon illettré, isolé et une jeune fille cultivée, pleine d’avenir, comme en témoigne le désopilant côtoiement des milieux sociaux, Mo, dans une librairie, face au professeur et à l’éditeur des poèmes de Lila, si artificielles que soient les retrouvailles, sans doute préparées par sa sœur, du garçon avec une mère absente et mutique, si socialement manichéens que semblent le cadre gris de ce western urbain, ou l’image de Lila passant par la fenêtre pour fuir son HLM, ou parfois esthétisante la mise en scène avec ses vols d’étourneaux, ses cartons noirs à la Godard, ce film touche, voire bouleverse par le jeu des acteurs – de Liv Andren, gamine espiègle et perverse, étonnante de fraîcheur et de maturité, choisie entre 20 pour son tempérament rebelle et son insupportable aversion de sauvageonne pour les questions selon elle « pourries » du directeur de casting, Redouanne Harjane tendre et violent, choisi parmi 600 postulants, pour son regard noir, cette auto-destruction rentrée, Sara Forestier enfin, mâchoires crispées, lèvres expectorant les mots, larmes affleurant sans cesse, assumant finalement le rôle principal après avoir casté 50 jeunes filles bègues, puis de jeunes actrices, retenu Adèle Exarchopoulos et enfin renoncé à elle, ne pouvant faire attendre davantage la co-palmée de « La Vie d’Adèle » de Kechiche, faute d’avoir trouvé son acteur principal…

L’actrice -réalisatrice y tenait pourtant à ce film, fruit d’une longue maturation et d’un inlassable travail d’élaboration fidèle à ses propres scories et imperfections : 15 ans de projet depuis la rencontre à l’âge de 16 ans d’un garçon qui lui avait caché de même son illettrisme, 7 ans pour bâtir le scénario sur les conseils d’Abdelatif Kechiche, 9 semaines de tournage, 2 ans de montage, 200 heures de rushes…

J’ai aimé aussi, au-delà de cet amour, de cette communion instinctive contre le malheur du handicap, le cheminement pour le coup très vraisemblable car bien différent des deux amants, les progrès lents mais sûrs de Lila, le piétinement, voire la terrible régression de Mo, frappant un serveur au restaurant, pleurant comme un gosse le désamour de sa mère devant sa sœur Naima impuissante à l’aider à apprendre à lire et écrire, la triple honte en somme – du handicap, de son incapacité à en sortir, et de sa sourde jalousie envers sa bien-aimée, dont il ne peut bien sûr que se détester plus encore…Pour échapper à ce cycle infernal, il lui faudra l’amour renouvelé de Lila, la patience sans fin de Naima et peut-être cette ultime et timide réconciliation ou tentative de retour auprès de sa mère. Lui seul le pouvait, lui seul devait prendre l’initiative, après avoir approché mais jamais osé franchir la porte d’une association de lutte contre l’illettrisme.

Le message du film n’en reste pas moins fort, fort de sa modestie même : l’amour, si entier, si brûlant soit-il, ne peut pas tout – mais il donne des ailes ! M. comme une injonction fragile, balbutiante à aimer…

Claude

 

PRENDRE LE LARGE

 

 

Caméra d’or au Festival de Cannes 2017Du 21 au 26 décembre 2017Soirée débat mardi 26 à 20h30Film français (novembre 2017, 1h43) de Gaël Morel avec Sandrine Bonnaire, Mouna Fettou et Kamal El AmrPrésenté par Marie-Noël Vilain

Distributeur : Les Films du Losange

 

Synopsis : Edith, 45 ans, ouvrière dans une usine textile, voit sa vie bouleversée par un plan social. Loin de son fils et sans attache, plutôt que le chômage, elle est la seule à choisir de rejoindre son usine délocalisée au Maroc…

Bien sûr, la mise en scène de « Prendre le large », le 6ème film de Gaël Morel, hommage à un père ouvrier du textile, peut sembler assez sage, le scénario un peu balisé, le vol au distributeur…téléphoné, la scène de repas initiale, motif cinématographique révélateur (s’il en est), longuette – et la fin, avec ce changement subjectif de plan vers l’ailleurs marocain réinventé par le regard d’Edith…un peu trop symbolique.  Bien sûr, il y a du romanesque ; bien sûr, le drame psychologique, qui double la chronique sociale, mène à un happy end convenu qui pourtant ne choquerait pas dans la vie réelle et s’inscrit dans la logique narrative d’une histoire de femme préférant au chômage en France le reclassement au Maroc dans la même usine textile délocalisée et s’y inventant une vraie famille auprès de sa logeuse Mina et de son fils Ali pour ouvrir un restaurant. Bien sûr…
Bien sûr, on peut concevoir les réticences de Cramés ou la dureté pour le moins excessive de Critikat mais…voir Sandrine Bonnaire pleurer… Suivre sa démarche à la fois cassée et chaloupée, ses épaules rentrées d’ouvrière déclassée (plutôt que reclassée) et son port de tête altier de femme libre, osant se réinventer – fût-ce la peur au ventre… Coller à cette détermination farouche, animale d’une travailleuse voulant sauver sa peau, en égoïste peut-être, mais surtout en femme courageuse quoique blasée de tout, du syndicalisme comme de la mondialisation, avançant avec le réalisme de l’instinct, qui se moque autant des grands discours que du bon sens frileux – quand bien même on n’adhérerait pas à la naïveté, à l’utopie ? d’une démarche fort risquée, que confirmera l’épreuve des faits : partir seule pour une femme au Maroc, affronter cet intégrisme qui impose le voile dans les transports en commun, connaître des conditions de travail difficiles, avec un salaire misérable, des machines à coudre archaïques, envoyant des décharges électriques (!), Najat, une contremaître jalouse et vindicative, une chef d’atelier compatissante mais impuissante, une omerta se retournant contre vous quand, contre la peur paralysante, vous dénoncez les risques du métier (au double sens du terme) et le payez de votre licenciement (comme la collègue Karima) pour avoir été accusé de vol de tissu au terme d’un coup monté (des étoffes cachées dans votre casier et dans vos affaires)…

Voir Sandrine Bonnaire, licenciée par une employeuse pourtant humaine,  vibrer de colère face au manque de solidarité, révoltée – enfin ! – par l’absence de protection syndicale (la vie nous définit plus sûrement que nos idées) soudain s’illuminer auprès de ses amis d’un sourire enfantin pour entonner « Gentil coquelicot » – hommage à Pialat. Sentir ce regard buté, ce visage anguleux, presque émacié sur lequel, paradoxalement, s’inscrira comme en une cire molle, infiniment disponible, toute la palette des sentiments : le désarroi de la mère  face aux bobos parisiens que fréquente son fils, sa blessure de n’avoir su qu’après le pacs de Jérémie, malgré son ouverture d’esprit, la joie gamine d’enfourcher une mobylette suivie par une volée de mômes pour se rendre à l’atelier, l’entêtement suicidaire au travail saisonnier, l’évanouissement dans un champ de fraises, le sourire ami et l’abandon à Mina et Ali après un long apprivoisement ou au fils retrouvé après avoir congédié avec la vente de sa maison la solitude « renifleuse des amours mortes », selon le mot de Barbara.

Non, Sandrine Bonnaire n’a pas changé depuis Pialat et Sautet : toujours la même instinctivité, entre l’audace tremblante d' »A nos amours » et l’inconscience goguenarde de « Quelques jours avec moi », cette sensibilité à vif, fébrile et farouche comme l’héroïne de « Deux jours, une nuit » des frères Dardenne, ni sensiblerie, ni cyclothymie, ni hystérie, mais oscillation permanente, tension  et basculement, entre espoir et rage, adhésion et incompréhension. L’économie de moyens, la parole rare et le regard nu d’une enfant du peuple, qui ne (se) (la) joue pas – fille d’ajusteur bourbonnais, sœur d’une auxiliaire de vie chichement payée. Un refus de l’expressivité, une sobriété qui autorisent justement tous les jeux de physionomie, laissant affleurer, s’improviser toutes les émotions sans jamais les imposer ni même les suggérer au spectateur.

La chronique sociale que nous offre Gaël Morel, inversant le sens habituel de l’immigration économique, s’enrichit ainsi, par la grâce de Sandrine Bonnaire et des autres acteurs, Mouna Fattou et Kamal El amri, justes et émouvants, d’un drame intimiste, d’une quête de l’identité et du bonheur, d’une interrogation sur le sens de la vie, sur le travail qui nous structure et nous bouffe tout à la fois, instrument paradoxal de notre dignité comme de notre aliénation. « Prendre le large », c’est partir, réinventer sa vie, retrouver les siens pour mieux les quitter parfois, les aimer si loin, si fort : c’est aussi – habile suggestion de mise en scène – changer de perspective, passer d’un scope paradoxalement étouffant, comme un atelier, vers un format plus vertical, plus solaire et azuréen, dans la promesse fragile d’une famille recréée…

Claude

« L’Histoire officielle » de Luis Puenzo

HISTOIRE OFFICIELLE
Primé au Festival de Cannes en 1985, Oscar et Golden Globes du Meilleur film étranger en 1986Du 27 avril au 2 maiSoirée-débat dimanche 30  à 20h30
Présenté par Claude SabatierFilm argentin (vo, 1985, 1h52) de Luis Puenzo avec Norma Aleandro, Héctor Alterio et Hugo Arana

Alicia, professeur d’histoire dans un lycée de Buenos Aires, mène une vie tranquille et bourgeoise avec son mari et la petite Gaby qu’ils ont adoptée. Dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée, elle a toujours accepté « la version officielle » jusqu’au jour où le régime s’effondre. L’énorme mensonge se fissure, et Alicia se met à suspecter que Gaby pourrait être la fille d’un « disparu ». Débute alors un inexorable voyage à la recherche de la vérité, une quête dans laquelle Alicia pourrait bien tout perdre.

 

Si la vérité historique n’émerge que lentement dans la mesure où, selon un étudiant d’Alicia, dans une dictature, « l’Histoire est écrite par les assassins », que dire de la vérité intime, dès lors qu’elle nous oblige à ouvrir les yeux sur nous-mêmes, à penser et tout repenser autrement, à remettre en cause l’équilibre de notre famille et jusqu’à notre fragile bonheur ? C’est le pari cinéphilique, le dilemme moral que soulève « L’Histoire officielle » de Luis Puenzo, film historique et drame psychologique, tourné en 1984, sorti en 1985, qui, alors peu prophète en son pays, connaîtra une consécration mondiale en 1985 avec le prix d’interprétation féminine pour Norma Aleandro et l’Oscar du meilleur film étranger en 1986 (10 ans après le coup d’Etat du 24 mars 1976) pour une vraie reconnaissance nationale, enfin, la même année.

Cette oeuvre de conscience et de mémoire, restaurée en octobre 2016, dont la diffusion par Ciné-Culte et les Cramés intervient opportunément face à la présence de l’extrême droite au second tour des présidentielles, évoque la fin de la dictature argentine (1976-1983) en mars 1983, alors que les manifestations en faveur des 30 000 disparus, 15 000 fusillés, 9000 prisonniers, 1,5 millions d’exilés du régime, les marches hebdomadaires place de Mai des grands-mères d’enfants arrachés à leur mère et « adoptés » par les séides de Videla et le traumatisme de la désastreuse invasion des Malouines en 1982 avec ses 650 morts argentins soufflent un vent de contestation qui emportera le régime en octobre 83, date des premières élections démocratiques depuis 7 ans. Quand on sait l’angoisse de Norma Aleandro à l’idée de jouer dans ce film, les menaces physiques de la dictature sur la mère d’Amelia Castro qui joue la petite Gaby, on mesure les risques pris par le cinéaste de « La Peste », que le coup d’Etat avait détourné du cinéma vers le film publicitaire, et qui n’hésitera pas à utiliser des images réelles des manifestations réprimées des « Folles de mai » (selon la phraséologie totalitaire) ou un album authentique de photos d’enfants enlevés à leur famille recueillies ou affichées dans le local des courageuses « abuelos ». La mise en scène en retire une authenticité accrue, et une étonnante fluidité – la dimension documentaire nourrissant l’invention, la fiction, en retour, paraissant d’autant plus proche du réel que la perspective familiale parle à notre intimité et autorise l’empathie pour Alicia, conquérante et martyre de la vérité : le cinéaste dit s’être inspiré de l’un de ses films-fétiches, « Kramer contre Kramer », de Robert Benton, sur le divorce, avec Mery Streep et Dustin Hoffman, pour dépeindre le délitement du couple Alicia-Roberto. Si l’on ajoute que Luis Puenzo a dû rester prudent et simultanément ruser, non sans audace, avec le pouvoir en déclarant son tournage terminé en 1983 pour pouvoir le poursuivre clandestinement à son domicile jusqu’en 1985, on ne peut qu’admirer davantage le combat pour la liberté de cinéastes jouant au chat et à la souris avec la censure, tel Jafar Panahi envoyant à Cannes son « Ceci n’est pas un film » sur une clé USB.

Mêlant habilement l’arrière-plan historique et le drame familial sans souligner ni sacrifier jamais ces deux dimensions, autour des trois strates de « l’Histoire officielle », de l’Histoire enseignée par Alicia avec une certitude de plus en plus chancelante et de l’histoire intime, ce film nous montre donc une enseignante d’histoire de Buenos Aires dans un lycée de garçons chahuteurs et contestataires – premier coup de boutoir contre ses certitudes – mariée à un homme d’affaires semble-t-il fort proche du pouvoir : le contexte politique et surtout le retour inopiné d’une amie d’enfance qui lui fait le récit glaçant des tortures endurées pour son ami dissident et disparu, dessillent une éducatrice plutôt naïve – ou volontairement aveugle ? Pire, l’allusion, involontaire ou calculée ? – d’Ana aux bébé volés et vendus provoque en elle un choc sans retour en fissurant sa bonne conscience : d’où vient au juste Gaby, son adorable fille de 5 ans ? Et si le bébé que son mari lui avait ramené sans explication, supposément adopté à une mère défaillante, était finalement l’un de ces enfants de la dictature arrachés à leur famille dans un souci de « purification idéologique », d’ « eugénisme éducatif », si l’on peut dire ?

Dès lors, rien n’arrêtera la quête à la fois intimement nécessaire et familialement destructrice d’Alicia : le tragique est en marche en ce que le dévoilement d’une vérité inéluctable sera un douloureux arrachement au mensonge pour une réappropriation de soi-même. Arrachement au mensonge d’autant plus nécessaire qu’Alicia a vécu toute son enfance dans l’ignorance et l’affabulation : on lui a laissé croire que ses parents, morts dans un accident de voiture, étaient partis pour un long voyage, qu’ils reviendraient, jusqu’au jour où elle a découvert leur tombe. Arrachement au discours lénifiant et spécieux de l’Eglise, dont la hiérarchie a soutenu une « Révolution nationale et catholique », à l’ordre moral triomphant, aux relents nazis et antisémites, aux références inquisitoriales et exterminatrices, à la haine irrémissible dans sa « guerre sale » contre le étudiants, journalistes et syndicalistes, allant jusqu’à faire tuer ses opposants à l’étranger dans le cadre de « l’opération Condor » : faut-il rappeler que la dictature de Videla, outre les escadrons de la mort qui raflaient et pillaient, pratiquait « les vols de la mort » consistant à jeter du haut d’un avion des opposants vivant et drogués pour leur assurer une mort « très chrétienne » ? Comment s’étonner dès lors que le prêtre en son confessionnal noie vite la soif de vérité d’Alicia dans l’eau froide de la volonté divine et de « l’absolution » des péchés (de doute ? d’humanité ?) contre une vérité humaine par trop dérangeante ? Arrachement aussi au bonheur factice de cette union mal assortie avec un homme qui flirte avec les généraux au pouvoir, laisse accuser et « disparaître » un collègue de travail, traite Ana, torturée, d’ « ordure » communiste, dans un sombre parking où se révèle son vrai visage, qui se trahit en fustigeant la « dissidence » du compagnon d’Ana sans préciser d’où il tient cette information, et frappe enfin son épouse pour avoir déposé Gaby chez sa mère et voulu le sensibiliser ainsi à la douleur parentale de l’enfant disparu : la façon dont Roberto cogne la tête d’Alicia contre le mur et le geste sûr, concerté, par lequel il lui écrase la main dans l’entrebâillement de la porte, ne laissent aucun doute sur la nature tortionnaire du personnage, bien au-delà de violences conjugales exacerbées.

On conçoit mieux l’intérêt pour le réalisateur d’avoir finalement choisi le point de vue de la mère adoptive plutôt que celui de la grand-mère, initialement prévu : le film eût été sans doute plus didactique, voire démonstratif ; l’identification à la grand-mère recherchant sa petite-fille aurait pu conduire à un propos larmoyant tandis que la démarche d’Alicia, plus aléatoire et dramatique, plus authentiquement tragique car source de déchirement entre le confort intellectuel et l’exigence de vérité, s’offre à l’identification romanesque comme à une réflexion éthique : si quelques critiques vétilleux regrettent un certain manichéisme des personnages (mais l’odieux Roberto pleure, aime sa femme et adore sa fille !) que souligneraient des gros plans insistants et une musique plus illustrative que suggestive, l’ignorance et la naïveté, parfois peu vraisemblables, d’Alicia nous interpellent moins sur le Bien ou le Mal que sur la « zone grise » où évoluaient alors, selon Puenzo, 95 % de la population : que savait la population argentine des disparus et de ces enfants volés dont 120 ont été retrouvés en 1983, dont 380, devenus quadragénaires, vivent aujourd’hui en Europe ou recherchent encore leurs origines ? (Il y aurait encore en 2017 des manifestations contre les disparitions, comme celles de la place de Mai…) Comment Alicia, professeur d’histoire, témoin de la mémoire, célébrant avec ses élèves Mariano Moreno, journaliste, révolutionnaire de Mai 1810 et héraut des Lumières, a-t-elle pu ne pas s’interroger plus tôt sur les circonstances mystérieuses de l’adoption de sa petite Gaby ? Pourrait-il y avoir un déni de vérité ou, à tout le moins, un refus du doute, comme il y a un déni de grossesse, pour préserver son bonheur et asseoir un socle de certitudes vitales ? Comme dans la France de 39-44, où commençait la collaboration avec la junte militaire ? Et jusqu’à quel point la résistance était-elle possible ?

Oui, entre le Bien et le Mal, la zone grise déploie la tremblante palette des compromis, prudents moyens termes ou compromissions, voire trahisons ? Le repas de famille, scène classique au cinéma, en l’occurrence chez les parents de Roberto, va, par-delà le plaisir crispé de retrouvailles tant attendues, recréer – définitivement ? – la fracture entre Roberto et son père qui, comme son frère, lui reproche sa fortune suspecte, sa réussite sans âme en lui opposant leur vertueuse pauvreté, leur humanisme vigilant. Très vite, à partir d’une boutade (ou d’une provocation ?) du père sur les « dollars » que ferait « pleuvoir » Roberto, la discussion tourne  à l’affrontement : dans un plan très pictural, sous le regard du père en pleurs au bout de la table, les deux frères, de part et d’autre, règlent leurs comptes, tandis que les femmes se sont écartées, par prudence instinctive ou soumission ancestrale, de cette discussion politique. Le propos pourrait paraître manichéen mais, dans une dictature, peut-on vraiment réussir sans se compromettre ?

Si le film à mon sens évite le manichéisme, sinon un certain didactisme bien compréhensible, il sait aussi refuser la complaisance du pathétique. Le sujet s’y prêtait pourtant ! La rencontre entre Alicia et la grand-mère qui lui montre les photos dont elle dispose a beau bouleverser la mère adoptive de Gaby, l’émotion est comme tenue à distance par l’ambiance détendue du café et la présence de jeunes jouant au flipper. Déjà, la longue scène du récit par Ana de ses tortures nous avait surpris par le mélange des registres, l’horreur arrivant sans prévenir, dans le naturel d’une conversation anodine, mieux, du fou rire de deux amies d’enfance passablement éméchées : par un curieux décalage entre les paroles et la réaction suscitée, Alicia avait continué à rire, à sourire alors que, depuis plusieurs minutes déjà, Ana avait entamé la relation terrifiante des persécutions subies…Et il avait bien fallu  quelques instants de plus pour que la physionomie d’Alicia se mît enfin en accord avec les circonstances, que sa pensée embrumée s’ouvre à la vérité, son cœur anesthésié à la compassion, ses bras à l’étreinte fraternelle.

Il avait fallu, comme dans la vie, le temps de la prise de conscience dans  l’afflux des pensées immaîtrisées, dans la discordance d’images contradictoires de vie et de mort. Comme au cinéma : un raccord laborieux et douloureux pour épouser la souffrance indicible de l’autre et entrouvrir ses propres gouffres pour la joie amère et lucide du spectateur.

Claude

 

P.S : Pour tous ceux que l’histoire des 500 enfants volés intéresse, sur France Inter,  vous trouverez  ici le lien pour accéder à LA MARCHE DE L’HISTOIRE, émission de Jean Lebrun , consacrée, le lendemain de notre soirée-débat, aux grands-mères de la place de Mai :

http://direct-radio.fr/france-inter/podcast/Jean-Lebrun/La-marche-de-l-histoire

A la télé vous trouverez :  Argentine, les 500 bébés volés de la dictature  diffusé sur France 5   MARDI 2 MAI20h50

https://www.youtube.com/watch?v=KTQyoF5xFEo

DocumentaireDurée : 1h35min

 

 

 

Chaînes conjugales

 

CINÉCULTECHAINES CONJUGALESOscar du Meilleur réalisateur en 1950Semaine du 16 au 20 juin 2016Soirée-débat dimanche 19 à 20h30
Présenté par Claude Sabatier
Film américain (vo, 1950, 1h43) de Joseph L. Mankiewicz avec Jeanne Crain, Linda Darnell et Ann Sothern

« Chaînes conjugales », le 6ème long métrage de Joseph Léo Mankiewicz, présenté en mai dernier dans sa version restaurée, et qui reçut en 1950, 1 an avant « All about Eve », 2 Oscars – meilleur réalisateur et meilleur scénario – est un film d’une grande richesse et subtilité : cette comédie dramatique de « l’homme le plus intelligent d’Hollywood », selon Jean-Luc Godard, se présente aussi comme un film à sketches, fondé sur 3 flash-back et une réflexion à la fois satirique et romantique sur trois thèmes essentiels : le couple et le rapport complexe entre l’amour et le mariage – autour également de la difficulté, de la nécessité de la parole amoureuse ; le désir d’ascension sociale et le complexe social au cœur du sentiment, voire en conflit avec celui-ci ; et la question de l’émancipation féminine dans cet opus précurseur de « Desperate Housewives », qui inspira à Alice Ferney son roman « Paradis conjugal ».

Le titre original « A letter to three wives », que sa traduction française semble infléchir, sinon trahir, vers une critique systématique d’un mariage-prison, rend mieux compte et du poids de la parole dans ses trois couples embarrassés par leurs sentiments, leurs craintes sociales ou leur maladresse verbale et du motif central de la lettre : trois femmes, Deborah Bishop, Rita Phipps et Laura May Hollingsway embarquent sur un bateau de croisière avec les enfants d’un orphelinat en laissant leurs maris respectifs retenus par leur golf ou leurs activités de week-end ; au moment de partir, elles reçoivent une lettre de leur amie commune, Addie Ross, qui, après les avoir assurées de sa fidèle amitié, les prévient qu’elle part avec le…mari de l’une d’entre elles. Lequel ? Elle se garde bien de le dire et on ne le saura qu’à la fin, non sans l’ambiguïté d’un faux départ, simulé ou fantasmé.

Substitut inversé de la lettre ou des mots d’amour que ces trois couples s’avèrent incapables d’écrire ou de se dire, la perfide ou traîtresse missive a au moins le mérite de libérer la parole des trois femmes, de les amener à la fois à une rétrospection et une introspection sur leur vie de couple, pour se demander quand celle-ci a pu déraper et sur quoi achopper. La perturbation et la révélation nécessaire qui en découle amusent et séduisent d’autant plus qu’on ne voit presque jamais la 4ème femme, Addie Ross – à peine un bras nu, un nuage de fumée lors d’une soirée – incarnée par une voix off un peu traînante et acidulée : figure de femme fatale ou trop parfaite envoyant à chaque mari le cadeau d’anniversaire idéal – disque, robe ou photographie ? mauvaise conscience des trois femmes ? ou double démiurgique du metteur en scène qui tire les ficelles de son personnage et se moque gentiment du spectateur ? Toutes les hypothèses sont possibles… On voit là se déployer le talent du réalisateur américain, d’origine juive allemande, ni prolifique (21 films seulement entre 1946 et 1972), ni révolté, mais brillant et caustique : il excelle dans les retours en arrière, la voix off et ces dialogues finement ciselés, qui dessinent, portent même la seule action qui vaille, psychologique et sentimentale, avec ses possibles, ses « bifurcations », selon le mot de Gilles Deleuze sur le cinéaste américain.

Les trois femmes, déstabilisées par la lettre d’Addie, incarnée par Céleste Holm, future héroïne d' »All about Eve », revivent le film de leur vie, annoncé par un travelling avant, une image floue, en surimpression, portée par une voix ironique répétant la dernière phrase prononcée mais semble-t-il en même temps issue de la psyché de l’héroïne. Deborah Bishop (jouée par Jeanne Crain), Rita Phipps (Ann Sothern) et Lora Mae (Linda Darnhell) illustrent chacune à sa manière la difficile conciliation entre la vie de couple et la vie professionnelle, la pureté du sentiment et l’ambition sociale qui le traverse, la spontanéité de la parole et les silences ou balbutiements de l’amour.

Deborah, d’origine paysanne, ne se sent jamais socialement à la hauteur de son mari et de ses fréquentations mondaines : elle fait de son habillement – la robe seyante et assez raffinée à mettre au club, pour la danse ou la réception de ses futurs amis – une douloureuse obsession, où se combattent l’amour pour son mari, qui devrait seul lui suffire, et l’amour-propre, qui vient gâcher tous ses plaisirs et enlever toute gratuité et spontanéité à ses relations sociales, pire, provoquer les maladresses ou déboires redoutés – par ce qu’Edgar Poe appelerait le « démon de la perversité ». Elle craint de paraître empruntée et ridicule avec sa robe passée – et de couleur et de mode ! – et ses fleurs décoratives et ne voilà-t-il pas qu’elle accroche et arrache la rose la plus visible, se découvrant le ventre : tout le monde le remarque et une amie compatissante doit se livrer à des travaux de couture au beau milieu de la soirée. Si M. Bishop apparaît comme une figure assez pâle, vaguement aimante et peu rassurante, Deborah, en tout cas, est l’incarnation de la mauvaise conscience, sociale qui plus est, par quoi l’on se complique inutilement la vie : car enfin, son mari l’aime pour ce qu’elle est et elle n’a sans doute rien à craindre ; et, à ne se croire qu’un être social, elle finit par vexer ses amis (qui le lui disent) en ne les estimant pas assez intelligents ni indulgents pour aller au-delà des apparences et l’apprécier pour sa richesse intérieure ! Deborah ou une parole faussement spontanée, compliquant à l’envi les situations les plus évidentes – une parole-écran.

Rita est sans doute des trois femmes la plus épanouie, et dans sa vie de couple et dans son ambition professionnelle puisqu’elle gagne – fait nouveau, osé au cinéma à l’époque – plus que son mari grâce aux feuilletons radiophoniques assez superficiels et convenus dont elle invite un soir la productrice et son époux. Le plus étonnant est qu’elle n’en tire aucun orgueil particulier, ni volonté de revanche sur la gent masculine en la personne de son mari, modeste mais brillant professeur mal payé, joué par un Kirk Douglas à la fois tout en retenue, en tendresse et plein de causticité – du côté duquel pourrait se manifester ici le complexe social ! George en effet se livre à une satire à la fois badine (pour son épouse) et virulente (pour ses patrons) de la publicité et de la société de consommation qui saupoudre dans des émissions de radio pour midinettes le mercantilisme le plus cynique d’un vernis culturel assez pitoyable. (Flirtant avec le code Hayes – Kirk Douglas parle de « laxatif », de « pénétration » et de « saturation » – le film se voit encore parfois amputé de cette scène lors de son passage à la télévision américaine !) La soirée a beau être finalement gâchée par cette diatribe, Rita n’en veut pas foncièrement à son mari qui a pourtant tout fait pour tout gâcher, même si sa culture et son exigence intellectuelle ne lui permettaient pas d’agir autrement : leur couple offre un bel exemple d’équilibre, ou plutôt d’équilibrisme où se côtoient et s’acceptent sans vraie friction deux visions du monde, de la relation sociale et de l’exigence personnelle. C’est sans doute cela l’amour : une parole franche et vraie, tendre et décapante.

Enfin, Lora – fascinante Linda Darnell, en femme aussi fatale que fragile (elle tombera amoureuse du cinéaste), ambitieuse et paumée – est sans doute la plus complexe, comme sa relation avec Porter – excellent Paul Douglas en patron impatient et séducteur bourru. Rien que de simple en apparence : la secrétaire aime son patron et voudrait l’épouser mais elle peine à démêler en elle sincérité du sentiment et désir d’ascension sociale ; lui, qui la désire, craint de n’être « aimé » que pour son argent et ne veut plus entendre parler de mariage. Alors ? Les deux se livrent à un étrange marivaudage, où la parole non seulement sonne faux – ou maladroit – mais s’évertue à ruiner d’avance un possible amour : ils rivalisent l’un d’impatience brusque, de désir outré, l’autre de minauderie effarouchée et aguicheuse – surjeu de la mauvaise conscience ?… C’est agaçant et amusant à souhait – mais Mankiewicz touche juste : sommes-nous aimés pour nous-mêmes, pour notre image sociale ? Aimons-nous même pour l’abandon à l’autre, l’inconnu de la rencontre ou la recherche d’une situation, d’un confort matériel ou sexuel ? Lora et Porter semblent tellement prisonniers de leur ego et de leur désir que non seulement ils ne croient pas l’autre sincère et aimant mais en viennent à douter d’eux-mêmes, à ne plus savoir lire dans leur propre cœur ! Lora et Porter ou la parole omniprésente et pourtant empêchée…

Et c’est pourtant par Porter que le happy end surgira : en se dénonçant autour de la table ronde réconciliatrice – à tort ou à raison, on ne sait – comme le pari volage qui serait parti avec Addie, il libère la parole et les sentiments des autres couples qui apprennent à s’aimer par-delà leurs différences ou complexes sociaux. Les Bishop le remercient pour sa « sincérité », et Rita se sent soulagée, sachant que George, son mari absent, n’était donc pas le coupable. Se déprendre de ses propres peurs (on est son propre ennemi !), prêcher le faux pour laisser surgir le vrai – telle est « l’épreuve » que propose cette comédie plus sentimentale que satirique, moins cruelle que les pièces d’un Marivaux mais refermant la même boucle, le mariage, assumé, et l’amour, réinventé.

Claude

Dalton Trumbo

 

DALTON TRUMBO
Semaine du 8 au 14 juin 2016
Soirée-débat mardi 14 juin à 20h30
Présenté par Françoise Fouillé

Film américain (vo, avril 2016,2h04) de Jay Roach avec Bryan Cranston, Diane Lane et Helen Mirren

 

« Dalton Trumbo » de Jay Roach est une remarquable dénonciation de l’injustice et de la bêtise incarnées par le maccarthysme et la chasse aux sorcières contre plus de 320 personnes – journalistes, acteurs, réalisateurs, fonctionnaires – qu’a systématiquement pratiqués le sénateur du Wisconsin dans les années 50 dans le cadre de la HUAC ( la commission des activités anti-américaines) et de son émanation cinématographique, la  Motion Picture Association of Cinema.

 

La force de ce film tient à deux aspects : le parcours familial que nous offre ce biopic autour de la personnalité à la fois attachante et mégalomaniaque du scénariste Dalton Trumbo, auteur des bouleversants récit et film « Johnny got his gun », pamphlet antimilitariste à travers le monologue intérieur de Joe, être défiguré, amputé, homme-tronc réduit à une conscience que le lecteur seul semble pouvoir entendre tant l’armée et le personnel soignant semblent sourds à sa souffrance, à son existence même ; la lutte (avec toute la palette des attitudes possibles) pour la liberté d’expression, contre l’intolérance et l’injustice symbolisées en cette période de guerre froide et de guerre de Corée par l’anticommunisme primaire, hydre aux cent têtes qui se nourrit de l’ignorance, du soupçon, de la délation contre une idéologie initialement généreuse, vouée au partage et à la défense de la classe ouvrière – quand bien même elle eût été dévoyée dans le stalinisme.

On reste admiratif devant le courage, fût-il un peu égoïste, de Dalton Trumbo engageant sa famille dans son combat pour la liberté, non sans risquer de la mettre en danger : il faut toute la puissance créatrice d’un écrivain, produisant à la demande, en 3 jours, parfois en une nuit, de nombreux et parfois mauvais scénarii et une formidable confiance en soi et dans l’amour, le sens du sacrifice de son entourage ! On peut effectivement s’étonner avec Marie-Noëlle, que le scénariste, certes privé de sa belle propriété, se replie sur une maison encore dotée d’une piscine, bientôt infestée d’immondices par ses voisins haineux, que ses sources de revenus, malgré la prison et l’ostracisme vécu chaque jour pendant 13 ans, ne semblent jamais se tarir… Il n’en reste pas moins vrai que sa femme Cléo (jouée par Diane Lane), ancienne comédienne et serveuse qui sut faire vivre sa mère et sa sœur, témoigne d’une abnégation exceptionnelle, dont le film, sans donner peut-être assez d’éléments explicatifs, se fait l’écho assourdi dans les regards, le gestes d’une présence diffuse et d’une discrétion active. La scène la plus belle à cet égard est peut-être la mise en garde amoureuse de Cléo, un soir, dans la chambre conjugale, sous la forme indirecte, pédagogique ? – d’un rappel de son passé : elle a quitté son premier mari parce qu’il ne l’écoutait plus et ne pensait plus qu’à lui et à sa carrière ; elle ne veut plus vivre avec un tyran et craint que l’homme qu’elle aime profondément ne devienne tel au fil des jours si elle ne le prévient pas (au double sens du terme) tendrement et fermement. Appel à la lucidité qui vaut mieux que d’amers reproches : ses enfants aussi tapent ou reprennent ses scenarii, quand bien même ils auraient leurs devoirs à faire pour l’école, et vivent cruellement le rejet de leur père du gotha artistique, devant cacher son métier à leurs camarades à un âge où l’on est fier de ses parents…

Nikola – ou Niki, sa fille aînée, dont les mémoires « Une Enfance différente » ont largement inspiré Jay Roach et son scénariste John McNamara, est avec Cléo l’autre grande figure familiale du film : à la fois admirative et critique pour son père, ulcérée par son despotisme domestique et délicieusement agacée de se sentir elle-même si entière, si proche de sa révolte, quitte un soir le foyer familial et ne rentre pas. Dans l’une des plus belles scènes du film, la plus surprenante et la plus bouleversante peut-être, son père va la chercher au cabaret où elle a rejoint son petit ami : là où on s’attendrait à de rudes remontrances du père, à une leçon de morale peut-être, c’est lui qui, l’attirant dehors, évoque leur souffrance commune, reconnaît le sacrifice de sa famille, s’excuse en somme de la vie infernale qu’il leur impose. Le sourire d’abord crispé puis lumineux de Niki, entre colère et adoration, en dit plus long qu’un discours sur l’amour filial.

 

L’autre mérite du film, le principal sans doute, est de nous donner à voir et à vivre un large éventail de réactions contre le maccarthysme. On peut regretter que l’engagement communiste de Dalton Trumbo, par ailleurs riche propriétaire d’un ranch avec chevaux et poneys, ne soit pas davantage montré, ni les griefs de la HAC contre lui vraiment formulés. Loin d’y voir une faiblesse scénaristique, il faut sans doute invoquer le choix habile du point de vue maccarthyste et le contexte hystérique de cette chasse aux sorcières qui ne s’embarrassaient ni d’analyse des situations ni de débat contradictoire : peu importait à la commission des activités anti-américaines que le « communisme » de Trumbo fût moins allégeance politique à Moscou que participation épisodique à de simples réunions, sensibilité sociale aux ouvriers et sociétale aux droits des Noirs, le scénariste, qui ne devait répondre que par oui ou par non, position pour lui intenable à moins d’être un « esclave » ou un « imbécile », était pour elle forcément et naturellement coupable…

Là où John Wayne et Ronald Reagan campent la bonne conscience maccarthyste, Edgar G. Robinson une soumission et une délation soi-disant inévitables, mais amèrement regrettées toute une vie, là où Arlen Hird, condensé fictionnel de plusieurs cinéastes réfractaires des Dix d’Hollywood, choisit la proclamation intransigeante de sa révolte et s’enferme dans une solitude amère, exacerbée par la maladie – au prix d’une superbe scène d’explication violente entre les deux amis – Dalton Trumbo choisit la souplesse créative après la témérité revendicative devant la Commission en octobre 1947, alliant pragmatisme et conviction au prix de contorsions certes parfois douteuses, à l’image des scenarii assez pitoyables mais lucratifs que lui proposent les frères King : l’intrigue du film « Le Martien et la fermière » peut faire sourire ; il n’empêche que le mercantilisme et la clairvoyance de ces médiocres cinéastes protègeront paradoxalement le scénariste maudit, au point de lui obtenir, après la participation à « Vacances romaines », un Oscar pour « Les Clameurs se sont tues », sous le pseudonyme de Robert Rich ! (En des circonstances mille fois plus tragiques, Schindler avait compris la force de la ruse et du compromis, voire de la compromission – fût-ce au départ par pur mercantilisme – pour sauver un millier de Juifs… Jouer avec le Mal plutôt que l’affronter pour faire triompher le Bien !) Comment affirmer son identité menacée dans le jeu de multiples prête-noms quand l’affirmation pure et simple de soi est devenue trop dangereuse, voire impossible ? Tel est le pari de Dalton Trumbo et l’un des enjeux passionnants de ce film, du cache-cache aux confidences mesurées ou coquettes distillées dans la presse, et enfin, en 1960, à la révélation tonitruante à la une du vrai nom de l’artiste, grâce il est vrai à deux soutiens de poids : Kirk Douglas, le facétieux protagoniste et producteur de « Spartacus » de Stanley Kubrick, et Otto Preminger, réalisateur d' »Exodus », colosse imperturbable et ironique.

Est-ce le temps, l’acharnement créateur de Dalton Trumbo ou la puissance plus intéressée que généreuse de ses parrains qui aura eu raison de l’injustice et de la bêtise, si bien représentée par Hedda Hopper, jouée par Helen Mirren ? L’échotière mondaine, colporteuse de ragots plus biographiques que cinématographiques, apparaît comme une femme sans âme ni épaisseur personnelle, arrogante et venimeuse, enfermée dans ses convictions réactionnaires et moralisatrices, à la fois proche des artistes avec qui elle semble esquisser un semblant d’amitié et prête à les déchirer à pleines dents dans son torchon ? Incapable de tendresse et de remise en question, elle s’acharne et complote, pour la faire échouer, contre la projection de « Spartacus » dont elle vit le triomphe comme un camouflet personnel. Rarement le cinéma aura su produire une telle figure de méchanceté fanatique et de bêtise frivole et dangereuse…

Force des oppositions – le discours final de Dalton Trumbo lors de la remise de l’Oscar du meilleur scénario pour « Spartacus » face à la Writers Guild of America Award fait pâlir la parole creuse de l’odieuse commère : exaltant la liberté d’expression, il déplore avec émotion plus qu’il ne les condamne le dévoiement haineux de l’âme américaine et le cortège de carrières ruinées ou de vies brisées. Dans la salle chacun retient son souffle : admiration pour un être libre ou mauvaise conscience d’une élite veule et aveugle ?

Claude

 

 

 

Rocco et ses frères

 

ROCCO ET SES FRÈRES
Semaine du 26 au 30 mai 2016
Soirée-débat dimanche 29 à 20h30

Présenté par Claude Sabatier
Film italien (vo, mars 1960, 2h57) de Luchino Visconti avec Alain Delon, Annie Girardot, Renato Salvatori et Paolo Stoppa
Titre original : Rocco e i suoi fratelli
Synopsis : Fuyant la misère, Rosaria et ses quatre fils quittent l’Italie du Sud pour Milan où vit déjà l’aîné Vincenzo. Chacun tente de s’en sortir à sa façon. Mais l’harmonie familiale est rapidement brisée : Rocco et Simone sont tous les deux amoureux d’une jeune prostituée, Nadia.

« Rocco et ses frères » est l’un des films en noir et blanc les plus somptueux que j’aie jamais vus : la photo, par le grand Giuseppe Rotunno, est nacrée, élégante et brillante – comme une continuation et un développement du néo-réalisme. Grâce à Gucci, à la Film Foundation et à nos amis de la Cinecitta de Bologne, le chef d’oeuvre de Visconti peut être vu à nouveau dans toute l’intensité de sa beauté et de sa puissance » – écrivait Martin Scorcese, qui « emprunta » à Visconti son compositeur Nino Rota et lui doit tant pour « Raging Bull » et le motif de la boxe, métaphore de la violence sociale et de l’individualisme triomphant. Freddy Buache, dans son essai sur « Le Cinéma italien (1945-1979) », parlera de « sommet de l’expression cinématographique de ce dernier quart de siècle, le plus haut sans doute depuis « Citizen Kane » et « Ivan le Terrible » » : cette histoire familiale des quatre fils Simone, Rocco, Ciro et Luca Parondi montant avec leur mère Rosaria, après la mort du père, de leur Lucanie de misère en quête d’un improbable Eldorado milanais auprès du fils Vincenzo, dans une Italie du Nord industrialisée méprisant le Mezzogiorno, et se déchirant pour une prostituée au grand coeur, Nadia, est aussi une chronique sociale, le combat pour la réussite ou la reconnaissance, par les études, le travail en usine, la boxe ou la…délinquance. C’est surtout, autour de la figure d’une mamma autoritaire et sacrificielle, remarquablement jouée par l’actrice grecque Katina Paxinou, une véritable tragédie antique ou chrétienne, avec sa lutte fratricide – on pense à Abel et Caïn, à Etéocle et Polynice, ses mères de douleur, Andromaque ou Marie – et intemporelle, dostovieskienne, sur la communauté et la solitude, les moyens plus ou moins moraux de la réussite, la trahison et la vengeance, l’honneur et la rédemption, la transition surtout entre deux mondes ou le déclin d’un univers, version ici misérable et hystérique des bouleversements du « Guépard » ou de « Ludwig, le crépuscule des dieux »…
Le 7ème des 13 films de Luchino Visconti, dernière production néo-réaliste après « La Terre tremble » et oeuvre-matrice pour la Nouvelle Vague (par ses ellipses et son hors-champ) apparaît donc comme une oeuvre mythique tant par l’interprétation initiatique et fondatrice qu’elle offrit à ses jeunes acteurs-fétiche – Alain Delon (24 ans alors), Renato Salvatori (27), Annie Girardot (29) et Claudia Cardinale (22) – que pour son parfum de scandale : cet opus, qui se vit préférer « Passage du Rhin » d’André Cayatte à la Mostra de Venise et dut se contenter du Lion d’argent en raison des pressions exercées sur le jury, connut en effet bien des déboires tant lors de sa conception en 1958 que pendant le tournage en 1959 et longtemps après sa sortie en 1960. Alain Delon lui-même, qui tourne alors « Plein soleil » de René Clément, rechignait à travailler avec le sulfureux cinéaste, craignant pour la suite de sa carrière, avant de voir à Londres sa mise en scène de « Don Carlo » de Verdi. Le producteur souhaitait imposer Brigitte Bardot et Paul Newman au lieu d’Annie Girardot et Renato Salvatori ; par ailleurs, les autorités locales s’opposant au tournage de la longue scène de viol de Nadia par Simone au bord d’un lac près de Milan, le réalisateur dut se replier sur un lac romain. Sa première projection publique en octobre 1959 suscita des mesures policières et les projectionnistes se virent enjoindre de cacher l’objectif pour couvrir plusieurs scènes – celles du viol et du meurtre de Nadia par Simone – mesure aussi absurde qu’heureusement inapplicable. En France même, « Le Figaro » parlera de « théâtre hurlé et de mélodrame délirant, ersatz de tragédie prétendue grecque », moralisant avec pudibonderie sur des « scènes dont un peuple sain ne pourra qu’avoir le cœur levé. » Ajoutons qu’en Italie, le film, objet de nombreuses batailles juridiques, restera jusqu’en 1969 interdit aux moins de 18 ans, qu’en 1979, une version TV, écourtée et donc expurgée, sera proposée : il aura donc fallu attendre l’actuelle restauration pour (re)voir enfin le vrai film originel !!
Ce film m’a autant impressionné que lorsqu’étudiant je l’avais découvert au cinéma de minuit dans les années 70 – par-delà l’expressionnisme parfois outré, mélodramatique de certaines scènes, celle ainsi où la mère, apprenant que son fils Simone est un meurtrier, manifeste son désespoir avec des cris et une gestuelle de pleureuse antique. Le traitement de la lumière n’en reste pas moins magnifique, comme dans cette scène où s’affrontent autour d’une lampe et de la lueur blafarde d’un poste de télévision Salvatori et Roger Hanin, le boxeur paresseux et déchu et son exigeant entraîneur aux troubles pulsions homosexuelles… La beauté solaire de Delon, étendu sur un lit de fortune, bloc d’acceptation souriante du malheur et de disponibilité étonnée à la vie, ange rédempteur quoiqu’un peu veule, ne lasse pas de me ravir : pourtant, ce qui ne m’était pas apparu à la première vision, on a un peu de mal à croire en ce personnage sacrificiel, reprenant sans l’aimer le flambeau de la boxe délaissée par Simone – dur et doué paresseux – prêt à tout pardonner à son frère, refusant le combat puis la dénonciation de l’ange déchu après le meurtre de Nadia, tuée comme Carmen par José – devoir ingrat auquel se résout pourtant le bon et lucide Ciro comme au seul salut social, familial et existentiel pour les Parondi. Vision chrétienne et christique de Visconti qui me gêne un peu, comme un être de papier, une idée incarnée, si remarquablement le soit-elle : car après tout, si Rocco aimait vraiment Nadia, laisserait-il ainsi son frère la reprendre ? Ne l’abandonne-t-il pas finalement à la fureur jalouse et meurtrière de Simone ? On sera aussi assez fasciné par l’âpreté farouche de Renato Salvatori, dont la violence effraya Annie Girardot et la fascina aussi  puisqu’elle l’épousera en 1962, restant avec lui jusqu’en 1988 malgré une séparation de corps pour violences conjugales. Etrange osmose entre l’art et la vie dont témoigna aussi le tournage même du film : Visconti, pour mieux incarner et exaspérer la rivalité fratricide entre Rocco et Simone, ne cessa de jouer un acteur contre l’autre, flattant Delon et bousculant Salavatori !
Si la fin peut paraître un peu convenue avec le falot Ciro se hâtant vers les usines d’Alfa Roméo en écho au préambule ouvrier du film, indice de l’engagement communiste du cinéaste pourtant issu de l’aristocratie milanaise, on retiendra l’interprétation bouleversante d’Annie Girardot, tant dans la légèreté aguicheuse de la prostituée chassée par son père et se réfugiant dans un local où elle embrasse Simone, que dans la mélancolie d’une funambule de la vie rêvant sur l’arête d’un pont d’une autre vie entrevue avec Rocco et surtout la détresse sacrificielle d’une femme de toutes les douleurs rattrapée par la vie, s’abandonnant à son meurtrier en une ultime étreinte, les bras en croix comme pour mieux épouser son cruel destin d’amour et de mort. On ne fait pas, décidément, de grande oeuvre avec de bons sentiments.

Quand on a 17 ans

7 nominations à la Berlinale 2016Semaine du 12 au 17 mai 2016Soirée-débat mardi 17 à 20h30
Présenté par Claude Sabatier
Film français (mars 2016,1h54) de André Téchiné avec Sandrine Kiberlain, Kacey Mottet Klein, Corentin Fila et Alexis Loret

 

« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » – écrivait Rimbaud dans son poème malicieusement intitulé « Roman » pour évoquer amours et légèreté adolescentes auxquelles  André Téchiné, dans « Quand on a 17 ans », co-écrit avec Céline Sciamma, confère une tout autre gravité : ce film relève en effet du drame, tant il évoque une passion amoureuse, au-delà de la simple homosexualité, en cet âge disponible et inquiet, « le seul où nous ayons vraiment appris quelques chose », selon la formule de Marcel Proust mise en exergue sur l’affiche. Le regard sur l’adolescence est ici d’autant plus profond que, refusant les facilités romantiques du décrochage scolaire, de la marginalité sociale, de la révolte contre les adultes ou le pittoresque moderne du jeune geek, Téchiné va à l’essentiel, à l’universel – la peur de se connaître, l’exaspération de se découvrir, la rage d’aimer.

Ce triptyque décliné en trois trimestres d’une année scolaire, autour de deux saisons – hiver et été – remarquablement synthétisées dans la première séquence d’une route estivale débouchant sur un paysage d’hiver, nous offre le « roman » douloureux d’une passion moins spécifiquement homosexuelle qu’amoureuse en général – chacun pouvant s’y reconnaître ou s’y identifier : Damien, fils de médecin (Sandrine Kiberlain) et de militaire parti en Afghanistan, garçon un peu gracile et fragile, inquiet sur sa virilité qu’il entretient par des leçons de lutte, habitant la vallée, choyé par ses parents et sa mère plutôt aisés, va tomber amoureux de Tom, bel éphèbe sombre et taciturne, enfant métis et adopté, en quête de père, qui lui manifeste d’emblée, selon les mots de Nathan, une « antipathie trop violente et irrationnelle » pour ne pas cacher autre chose… Tom est bientôt accueilli par Marianne, malgré les réticences apparentes de Damien, pour lui éviter les 3 heures de trajet journalier vers l’école à pied dans la neige et par bus, et lui permettre de préparer son bac dans les meilleures conditions tandis que sa mère, malade, doit bientôt se reposer et accoucher à l’hôpital.

La force de ce « film d’action » psychologique, selon le vœu du cinéaste, tient à une subtile alliance de tension dramatique, du refoulement à l’accomplissement en passant par la prise de conscience et l’aveu d’une passion véhémente et douloureuse, et de lenteur calculée, selon les intermittences du cœur, les raidissements brusques, ou les violents retours en arrière qu’imposent, surtout chez Tom, la révélation à soi-même d’une irrésistible attirance longtemps niée ou rejetée alors même qu’elle a été dite, reconnue dans un regard ou un silence, voire scellée par un baiser.

Servie par l’écriture concise et nerveuse de Céline Sciamma, la mise en scène de Téchiné, à cet égard, loin de nous imposer un découpage artificiel ou des atermoiements faciles, destinés à soutenir un suspense amoureux, nous plonge au cœur d’une intimité torturée et d’une relation tumultueuse dont les méandres insufflent son rythme à cette histoire d’un désir : ce n’est pas la moindre réussite de ce film que d’avoir refusé l’étude sociologique ou l’œuvre militante sur l’homosexualité pour montrer, en Marivaux tragique, une marche cruelle à l’aveu et à l’amour où les deux adolescents n’affrontent jamais que leurs propres doutes et démons – peur d’aimer, complexe social, préjugé de normalité violemment chevillé au corps et quête identitaire pour Tom ; quant à Damien, virilité inquiète, interrogation sur son orientation sexuelle (aimé-je ce garçon ou les garçons ?), difficile acceptation de soi et manque de confiance en la vie et dans les autres, comme le regrette sa mère… Ce sont autant de questions où l’on reconnaît la réflexion de la scénariste sur l’identité sexuelle et sa trouble affirmation – ou dénégation : Damien au punching-ball criant comme une fille selon Paulo ou naviguant sur des sites homosexuels n’est pas sans rappeler dans « Tomboy » Laure se faisant passer pour Mickaël – débardeur, torses nus et parties de foot aidant.

Et les trois temps de cette histoire scandent moins les étapes linéaires d’une passion que les vicissitudes d’une laborieuse réconciliation avec soi-même, à la fois autorisée et paradoxalement retardée par l’accueil de Tom chez Damien, permise enfin, voire libérée par l’annonce de la mort du père tué à la guerre. Troisième trimestre où, après le combat rituel dans la montagne, et le joint partagé dans la grotte, la violence semble toujours présente, mais comme jouée, acceptée, dépassée ?, Tom devenant le grand frère, et le père disparu de Damien, et celui qu’il n’a pas, pour veiller sur Marianne et apaiser la souffrance de son ami.

Sandrine Kiberlain joue une mère idéale, trop idéale peut-être, qui, pas plus que les voisins ou le village, ne juge l’homosexualité latente de son fils ou ne semble s’en inquiéter : peut-être les parents de Tom, d’un autre milieu, seraient-ils moins ouverts, le garçon craignant un peu qu’ils ne le voient s’embrasser avec Damien… Médiatrice plus ou moins volontaire de leur relation – Marianne accueille Tom sous son toit, lui dit l’affection de Damien et gagne un bras de fer contre son fragile garçon, non, significativement, contre son hôte – elle assiste, dans un acquiescement serein à la vie, à l’éclosion d’un amour : lorsque Damien lui explique qu’il a reçu un coup de boule pour avoir embrassé Tom et s’étonne de son silence, elle lui répond qu’il n’y a rien à dire, que c’est sa vie. Elle incarne une présence à la fois pleine et diffuse, pour reprendre la formule d’un critique, trait d’union qui s’efface pour laisser advenir un amour, point sur les i lorsqu’il faut bien confronter les torses nus des ados à leurs bleus absurdes ou renvoyer Tom pour avoir failli briser la mâchoire de Damien. Kacey Mottet Klein en Damien et Corentin Fila crèvent aussi l’écran : le premier impose sa moue et son apparente mollesse pour dire la construction malaisée de l’ado surprotégé ; le second, Headcliff montagnard, ce mélange de rudesse sauvage et butée au contact de la nature et d’enfance aux abois dans un regard chaviré ou un silence entêté. La fraîcheur explosive de cet accouchement amoureux, si réaliste que soit la scène d’amour physique, élude l’âpreté de « L’Homme blessé » ou de « Querelle », l’esthétisme de « Maurice », ou encore l’humour élégant de « Tootsie » ou « Victor Victoria » – pour dépasser le film inverti en histoire d’amour.

Et quelle n’est pas notre émotion lorsque fouetté par le vent pyrénéen et les hautes herbes d’une clôture, bercé par « Yakéfé », la musique de Victor Démé, qui accompagnait déjà la marche parallèle des ados ennemis, Tom rejoint Damien en une course folle, vertigineuse, enfant tourbillonnant, luciole fantastique au clair de lune, dans le déséquilibre enfin conjuré du désir !

Claude

 

L’Armée des ombres

Film mythique sur la Résistance tant de fois projeté à la télévision, « L’Armée des ombres » gagne à être vue au cinéma, tant pour son atmosphère froide et oppressante, accentuée par une image sépia et la couleur automnale des paysages, bleutée des intérieurs que pour une amplification dramatique que l’on n’ose qualifier d’épique : en effet, cet opus de Melville tient moins de la reconstitution historique que de l’hagiographie gaulliste, avec l’apparition quasiment surnaturelle du Général décorant à Londres Gerbier et Jardie, et surtout du film noir virant au fantastique.
On ne voit pas en effet – ou si peu – les Nazis mais, fulgurants, l’arrestation de Félix ou le masque défiguré, tuméfié de Jean-François ou de son ami recruteur après leur torture par un officier allemand : on perçoit des ombres, au sens guerrier de combattants clandestins, comme au sens sépulcral de spectres, de morts-vivants, de combattants promis tôt ou tard au supplice ou à une élimination inéluctable, attestée par le hors-champ du générique final et de la nécrologie en médaillons – Gerbier lui-même refusant cette fois de courir devant le peloton d’exécution… Cette noirceur policière – s’il en est – tient de l’épure car les Résistants sont traqués mais d’une traque souterraine, invisible, imprévisible, à l’image de leur action – le danger pouvant surgir de partout, d’une voiture – celle de la Milice s’arrêtant à la hauteur de Félix pour l’arrêter et l’emmener à la Gestapo, ou celle de camarades transformés en « tueurs » pour éliminer Mathilde la vaillante, la sacrificielle au terme d’une âpre discussion, bien loin de l’épopée « résistante » : soumise par l’Occupant à un odieux chantage car elle a commis l’imprudence de garder sur elle la photo de sa fille, elle doit ou livrer ses camarades ou voir son enfant arrêtée, et peut-être tuée… Dès lors, malgré son dévouement, bien qu’elle ait tenté, en vain, déguisée en infirmière, de sauver Félix, et réussi à arracher Gerbier à la mitrailleuse grâce à une corde miraculeuse, elle doit être éliminée : la décision est prise par Jardie parce qu’elle-même – prétend-il sans en être trop sûr – en prierait ses amis… Oui, si l’on ne peut véritablement parler d’épopée collective, c’est que le combat commun implique une totale dépersonnalisation, par l’action nocturne, la clandestinité, le déguisement, l’oubli des liens familiaux ou amicaux, et bien sûr l’abnégation, fût-elle parfois peu incompréhensible : ainsi de l’apparente lâcheté de Jean-François écrivant à ses amis qu’il ne se sent pas assez fort pour poursuivre le combat mais se dénonçant dans une lettre anonyme aux Allemands pour être emprisonné auprès de Félix et peut-être le sauver…
Pour autant, on ne peut, dénier à ce film paradoxal, une vraie dimension historique, nous parût-elle tronquée ou contestable : on nous montre ici non la résistance communiste, l’action immédiate ou efficace – distributions de tracts ou sabotages en tout genre – mais l’effort permanent de protection des chefs et d’organisation au sommet, même si ce parti-pris relève d’une certaine vision aristocratique, illustrée par le baron : ce personnage pittoresque, voire haut en couleurs, offrant son domaine pour cacher Gerbier ou permettre l’atterrissage de parachutistes, ne le paiera pas moins de sa vie…
Reste une œuvre prenante, palpitante, ce dont témoignent de subtils raccords ou effets de montage : on passe d’une ruelle marseillaise à une agence de théâtre lyonnaise, du couloir d’hôtel londonien parcouru par Gerbier au long corridor de la Gestapo vers la salle de torture où agonise Félix. Terrible image de la vie qui télescope les contrastes et ne ménage pas toujours, surtout en temps de drames, les transitions !

Claude