Un jour avec, un jour sans

Étrange film que le dernier opus de Hong Sangsoo, qui mêle incertitude amoureuse et exercice de style rohmérien, indécision du quotidien et expérimentation narrative – avec sa construction en diptyque rappelant « Smoking, no smoking » : mais là où Alain Resnais semblait marivauder, jouer avec le spectateur, créer une œuvre interactive – les possibles d’une rencontre, les balbutiements d’un dialogue, la timidité mi-jouée, mi-sincère d’un cinéaste étonnamment maladroit avec la jeune peintre entrevue au seuil du temple nous semblent découler naturellement du hasard d’une arrivée prématurée, de deux solitudes bégayantes, d’un désir confus – de complicité, d’amitié, d’amour peut-être …

Le pari du cinéaste sud-coréen est de nous donner à voir, à imaginer en longs plans-séquences les développements que pourrait prendre – qu’aurait pu prendre – une relation si elle ne se déroulait pas comme la vie en a décidé : la liberté sartrienne, « l’insoutenable légèreté de l’être » dont parle Kundera condamnent en effet à ne jamais pouvoir rejouer son existence, ni même à s’essayer comme en un brouillon repris ou corrigé à chaque fois en fonction des leçons de l’expérience !

Ici, en revanche, l’histoire de Han le cinéaste et de Yoon la peintre a une seconde chance, pas forcément meilleure d’ailleurs mais à la fois plus insolite et plus grotesque. Ce sont peu ou prou les mêmes plans qui associent les deux « héros », refusant systématiquement le champ-contrechamp, mais les dialogues changent, les situations se modulent. La seconde visite du cinéaste à l’atelier, loin de l’éloge convenu (ou gêné ?) de la première fois, est sincère, Han osant dire à Yoon que son art ne lui appartient pas vraiment, qu’il ne vient pas des tripes – honnêteté critique qui est souvent le début d’une relation vraie entre deux êtres ; dans un tout autre registre, si l’enivrement des deux personnages est plus prononcé, il donne lieu à une dérive à la fois plus vraisemblable dans cet état et surtout plus loufoque, Han improvisant un strip-tease assez ridicule avec ses bourrelets et ses complexes devant la libraire et son employée horrifiées ! Le cinéma rejoint ici la vie, souvent faite de ces coups de folie, de ces déraillements sociaux, surtout chez un homme mûr mais cabossé par l’existence, las de ce prestige artistique dont il jouait si facilement dans la première version : qui n’a eu parfois envie, confit de réussite ou de reconnaissance, de tout envoyer cul par-dessus bord, tant l’image sage ou l’étiquette officielle lui collait à la peau ! Yoon sera surprise et amusée, en tout cas bien plus profondément séduite par cet écart qu’elle n’admirait le créateur en carton pâte, dont du reste elle n’avait jamais vu un seul film ! Ainsi, à la fin, oui, elle se rend à une projection-débat, et s’intéresse à la création de Han  : elle est passée, comme dialectiquement, d’une adoration conventionnelle à une authentique curiosité pour le cinéaste, en passant par le regard amusé sur l’homme… De même, le cabotinage histrionique auprès de Yoon et la mauvaise humeur du conférencier misanthrope face au public et à l’animateur du débat, après l’intermède de folie libératrice, auront laissé place à un rapport vrai avec les spectateurs – d’écoute, d’explication et de respect pour sa propre démarche… Du reste, Yoon ne s’y trompe pas : « à partir de maintenant, j’irai voir tous tes films. »

Ce curieux jeu de l’amour et du hasard, cette carte du Tendre déclinée entre amour et amitié n’amènent sans doute pas une vraie rencontre, mais nous interrogent sur la comédie des sentiments, sur la difficulté de la séduction et l’ambivalence de la parole, écran mais aussi témoin fébrile du désir. La beauté du cinéma est de traduire cette palpitation dans un plan : une femme vue de dos dans son atelier, puis regardant de profil son tableau, l’homme, filmé de face, la regardant enfin… Désir d’amour par la médiation de l’art.

Claude

 

 

Ce sentiment de l’été


Film français (février 2016,1h46) de Mikhaël Hers avec Anders Danielsen Lie, Judith Chemla, Féodor Atkine, Jean-Pierre Kalfon et Marie Rivière. 

Soudain l’été dernier, le cœur de Sasha de battre s’est arrêté. Cette belle trentenaire gracile, aux jambes fines, dont la nudité s’éveille dans les draps poissés d’aube fine aux côtés de Lawrence, rayonne de vie et d’enthousiasme, mais avec la légèreté d’un oiseau et l’élégance d’un bonheur discret, d’une âme bien née – à moins qu’il ne faille voir dans cette présence effacée une préfiguration du destin… Nous suivons en tout cas un bon quart d’heure cette épaule dévoilée, ce regard assouvi et panoramique vers les arbres du parc, comme un bonheur confirmé, ce déshabillé encore frémissant d’une nuit d’amour, ses gestes ténus pour se vêtir puis la marche décidée vers le bâtiment des beaux-arts, la montée d’un escalier, l’entrée dans un atelier de sérigraphie, la pose d’un cadre enduit de peinture bleue et le travail de la pâte, l’impression en relief obtenue : le geste de l’amour, du travail cette fois, la satisfaction tranquille du résultat désiré. Sasha repart, son œuvre sous le bras, traversant, dans une lumière ouatée, mais comme saturée, une pelouse impeccable – et soudain, sa silhouette déjà lointaine s’affaisse, s’évanouit – bien plus qu’elle ne semble s’écrouler : la jeune femme meurt, d’une crise cardiaque semble-t-il, mais on n’en saura pas plus…

Une mort absurde, presqu’irréelle et douce aussi d’être inattendue, saisit, fauche la jeunesse et la beauté. Le spectateur est également déçu, saisi, décontenancé : comment faire exister une histoire dont l’héroïne disparaît presque d’emblée (comme Janet Leigh dans Psychose d’Hitchcock) ? Comment construire un scénario sur une absence ? Dire à la fois le désert et l’oasis, le dépérissement et la sensation qui renaît, comme dans le beau récit de Colette, Les Vrilles de la vigne ? C’est le pari impossible et pourtant réussi de Mikhaël Hers de filmer le travail du deuil, de cristalliser autour du fantôme de Sasha souvenir, souffrance et renaissance à la vie pour ses proches – et tout particulièrement pour son ami, Lawrence, joué par Andezrs Danielsen Lie.

Visage anguleux, regard absent, si loin, si proche (à la Daniel Auteuil ou François Cluzet) qu’éclaire parfois un mystérieux sourire, démarche à la fois souple et accablée, l’acteur norvégien, déjà si bouleversant de solitude et de désespoir dans « Oslo 31 août », et dont la caméra semble épouser le flux de conscience, erre entre Berlin, Paris et New York, promenant sa silhouette fantomatique de réunion familiale en boîte de nuit, de promenade à vélo en longues marches dans ce décor mi-urbain, mi-sylvestre – d’un Berlin blessé et à reconstruire – où les traces de Sasha disent l’enfermement du deuil comme l’échappée vers une nature apaisante. « Feu follet », tout en silences et en regards, il réapprend à vivre en cette paradoxale saison de l’été où la lumière caressante a la brûlante cruauté du destin : Marie Rivière, mère bouleversante ici, déjà, dans Le Rayon vert de Rohmer, souffrait de cette ironique saison de l’ennui existentiel et de la solitude amoureuse. Grâce rohmérienne de Hers sans la spontanéité un peu précieuse des dialogues… « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face » – écrivait La Rochefoucauld : il le faut bien pourtant – et ce sont les traces de ce deuil, si pudiquement filmé, les linéaments d’une reconstruction que « Ce sentiment de l’été » nous invite à reconnaître et à épouser dans les ellipses d’un récit, dans la caresse du vent, la solitude vous poignant au cœur d’un groupe.

Tout le film semble construit sur ces non-dits, ces palpitations, ces reviviscences dont le rythme, d’un été à l’autre, d’une ville à l’autre, dessine en creux, sur trois années, l’histoire d’une résilience : Zoé et son fils Niels marchant sur leurs ombres, mauvaise sieste de Lawrence sur un inconfortable divan – plus éloquente qu’une scène de funérailles ou de cimetière (l’annonce du choc ou la violence première de la douleur se voyant rejetés en hors-champ), promenade à vélo où le temps semble immobiliser Zoé et Lawrence dans un travelling latéral tout frémissant de vent et de sensualité, pièces vides où l’absence semble tant s’incarner que se dépasser dans la présence spirituelle d’objets intimes chers à Sasha, regard chaviré du jeune homme dans une boîte de nuit, irruption bénie de la sensation pour Zoé et Lawrence dans une partie improvisée de hand-ball (au sens premier du terme), soudain éloignement des parents au sortir de la famille du restaurant – comme si toute la tendresse du monde ne pouvait étouffer l’escorte de la solitude, elle est revenue, là voilà, chantait Barbara – avant que ne scintille l’épiphanie finale d’un autre étrangement aux autres, heureux cette fois : Lawrence déclinant l’offre d’un autre verre au terme d’une sortie nocturne avec leurs amis, pour partir avec Ida, en une marche lente et silencieuse, soudain figée en un baiser du jeune homme à l’employée de sa sœur. Détachement et retour à soi, recul et retour aux autres : on se saurait mieux dire la naissance d’un amour et la renaissance à soi-même, auxquelles la scène suivante apportera un couronnement – Lawrence faisant l’amour à Ida, retrouvant de l’union des corps les gestes sûrs et fébriles, le sourire caressant de sa partenaire pour saluer sa réconciliation avec lui-même plus encore que son propre plaisir.

Le pari – la force – de Hers est aussi de jouer même sur des virtualités narratives, pour mieux les refuser, le spectateur ne ressentant la frustration apparente que comme une vraisemblance, une attente ? et une élégance : ainsi, la relation amicale entre Lawrence et Zoé, sœur de la disparue, qui parcourent les rues, se retrouvent à New York, ou s’émeuvent d’une photo, d’un dessin d’enfant, d’un mobile bleu, ne se fera pas amoureuse, si confusément désiré que ce romanesque facile ait été du spectateur : la tendresse et la tension tiendront lieu d’histoire d’amour, plus belle de se se refuser peut-être, de décliner aussi toute explication. Pourquoi Zoé (Judith Chema tout en éclats et fêlure) s’est-elle séparée de son compagnon, apparemment si chaleureux, si présent pour accompagner le deuil ? Liberté et incompréhension à l’image de la vie. Renaissance pourtant, scandée par les accords d’une musique pop qui investit, sans les envahir, personnages et situations : chanson de Jonathan Richman, « That summer feeling », qui donne son titre au film, de Nick Garrie, « Stephanie City », ou des Unterstones, « Teenage Kick », pour accompagner la libération corporelle et psychique du héros malheureux…

Dans la scène finale, Lawrence et Ida, sa nouvelle amie, se promènent sur la plage. Le deuil, la tristesse rémanente surtout, seraient-il surmontés ? La vie est en tout cas un risque à courir, si ténu soit-il, une conquête à tenter : on se souvient, dans Jaffa de Karen Yedaya, du couple, déchiré par la haine et la guerre de leurs familles, se retrouvant au bord de la mer, l’enfant évoluant en funambule sur un muret, comme un mince trait d’union entre ses parents. Dans le bleu céruléen de la mer, la couleur préférée de Sasha, le regard-caméra de Lawrence suit les longues jambes d’Ida, ses pieds nus tentant l’épreuve de l’eau fraîche et de la robe mouillée, pas même retroussée : images un peu sépia, tournées en super 8, comme un resurgissement du passé dans un présent retrouvé. Des cuisses nues de Sasha au mollet hésitant d’Ada frémissent « les jambes des femmes (…) compas qui arpentent le monde en tout sens et qui lui donnent son équilibre et son harmonie », selon la belle formule de Charles Denner, dans L’Homme qui aimait les femmes de François Truffaut.

Claude

 

 

45 ans

                     45 ANS
Ours d’Argent du Meilleur acteur pour Tom Courtenay et de la Meilleure actrice pour Charlotte Rampling
 

Article de Claude- 27.03.2016

« 45 ans » d’Andrew Haich est une belle histoire d’amour, de jalousie rétrospective, de fantasme aussi de séparation ou d’échec par quoi parfois l’on doute sans raison véritable, l’on ajoute de la souffrance inutile aux simples intermittences du cœur, au calme étale d’une vie de couple, où l’on croit voir à tort le signe d’un malaise, l’amorce d’un désamour. Et de la suspicion à la conviction, il n’y a qu’un pas, qu’une femme aimante, exclusive, Kate, finit par franchir, se persuadant comme d’un poison subtil que sa vie ne serait que faux-semblant, illusion, voire mensonge – comme si Geoff n’avait pas le droit d’avoir aimé une autre femme avant elle, que la succession de deux relations n’eût été que substitution, imprégnation zolienne, et non expérience pleinement nouvelle et authentique…
Et comme la souffrance se nourrit d’elle-même, sirène insidieuse, serpent de mer, « héautontimorouménos » baudelairien ou « bourreau de soi-même », que l’imagination se nourrit par définition d’images si possibles concrètes, avant d’être fantasmées, Kate monte au grenier : ce réservoir des souvenirs, ce jardin secret de l’enfance, ce témoin familier et poussiéreux du passé se transforme alors en jardin des supplices et en théâtre d’ombres maléfiques. En un beau plan – une belle idée de mise en scène – la caméra unit le visage ravagé de Kate tourné vers l’écran et le défilement d’images floues, pour nous inversées, pour elle incertaines, de Katia, bel amour de jeunesse perdu dans une avalanche, et dont le cadavre surgit sans prévenir tant d’années après ! Katia, double tant aimé, trop aimé, seul aimé ? dont le nom même semble ironiquement mimer, absorber celui de l’épouse de 45 ans, mais en plus sonore, en plus charnel, en plus vrai…
Pourtant, tout reste pudique, secret, comme feutré – avec cette politesse toute british du désespoir ou du désarroi, qui n’est pas ici humour mais implique de la part du spectateur un regard souriant, indulgent devant une telle quête d’amour absolu et la conscience amère et lucide de la relativité des choses, de la tendresse quotidienne, d’une vérité à construire modestement et progressivement. Non, l’autre ne nous appartient pas : oui, on peut chaque jour apprendre à l’aimer et le fruit de ce long travail, au fil des sourires, des chansons qui nous accompagnent, des rapports physiques parfois malaisés, n’est rien moins qu’illusion ou mensonge…

Il y a dans ce film une mélancolie souveraine, souvent bouleversante, liée au jeu subtil de Charlotte Rampling, tout de mystère et d’évidence, à la vulnérabilité aussi de Tom Courtenay. On pense au superbe film de James Ivory, à l’ambiance comparable, feutrée et suraiguë, de « Remains of the day » (« Vestiges du jour »), où la force de l’amour secret s’alliait à une terrible incommunicabilité pour Anthony Hopkins.
On pourrait s’interroger sans fin sur le dernier geste de Kate – la main de Geoff lâchée lors du discours – et le regard à la fois intense et perdu (dans ses pensées ou un profond désarroi ?) de cette femme : a-t-elle relativisé et pardonné au poids de son entêtante devancière ? ou quelque chose, si ténu soit-il, est-il désormais invinciblement brisé ?
Plus fort à mon sens est le discours du mari qui, après les douloureuses explications dans la voiture ou au restaurant, dans les huis-clos tragiques de ce drame intime à peine apaisé par la beauté de la campagne ou d’un manoir anglais, rend, bouleversé et en pleurs, un vibrant hommage public à son épouse : ce moment d’émotion intense est-il le summum de l’artifice, une rhétorique de banquet, où, le vin et l’émotivité aidant, le personnage surjoue ses sentiments ou la pointe sublime de l’amour vrai, sous le regard des amis et le surgissement des souvenirs ?
Comme si la sincérité était aussi aussi bien jouée que réelle, l’intimité paradoxalement affaire de médiation, de regard d’autrui – comme si l’amour n’existait vraiment, pleinement, uniment que dans la fulgurance d’un aveu, la brûlure d’une parole…

Claude