Caméra d’or au Festival de Cannes 2017Du 21 au 26 décembre 2017Soirée débat mardi 26 à 20h30Film français (novembre 2017, 1h43) de Gaël Morel avec Sandrine Bonnaire, Mouna Fettou et Kamal El AmrPrésenté par Marie-Noël Vilain
Distributeur : Les Films du Losange
Synopsis : Edith, 45 ans, ouvrière dans une usine textile, voit sa vie bouleversée par un plan social. Loin de son fils et sans attache, plutôt que le chômage, elle est la seule à choisir de rejoindre son usine délocalisée au Maroc…
Bien sûr, la mise en scène de « Prendre le large », le 6ème film de Gaël Morel, hommage à un père ouvrier du textile, peut sembler assez sage, le scénario un peu balisé, le vol au distributeur…téléphoné, la scène de repas initiale, motif cinématographique révélateur (s’il en est), longuette – et la fin, avec ce changement subjectif de plan vers l’ailleurs marocain réinventé par le regard d’Edith…un peu trop symbolique. Bien sûr, il y a du romanesque ; bien sûr, le drame psychologique, qui double la chronique sociale, mène à un happy end convenu qui pourtant ne choquerait pas dans la vie réelle et s’inscrit dans la logique narrative d’une histoire de femme préférant au chômage en France le reclassement au Maroc dans la même usine textile délocalisée et s’y inventant une vraie famille auprès de sa logeuse Mina et de son fils Ali pour ouvrir un restaurant. Bien sûr…
Bien sûr, on peut concevoir les réticences de Cramés ou la dureté pour le moins excessive de Critikat mais…voir Sandrine Bonnaire pleurer… Suivre sa démarche à la fois cassée et chaloupée, ses épaules rentrées d’ouvrière déclassée (plutôt que reclassée) et son port de tête altier de femme libre, osant se réinventer – fût-ce la peur au ventre… Coller à cette détermination farouche, animale d’une travailleuse voulant sauver sa peau, en égoïste peut-être, mais surtout en femme courageuse quoique blasée de tout, du syndicalisme comme de la mondialisation, avançant avec le réalisme de l’instinct, qui se moque autant des grands discours que du bon sens frileux – quand bien même on n’adhérerait pas à la naïveté, à l’utopie ? d’une démarche fort risquée, que confirmera l’épreuve des faits : partir seule pour une femme au Maroc, affronter cet intégrisme qui impose le voile dans les transports en commun, connaître des conditions de travail difficiles, avec un salaire misérable, des machines à coudre archaïques, envoyant des décharges électriques (!), Najat, une contremaître jalouse et vindicative, une chef d’atelier compatissante mais impuissante, une omerta se retournant contre vous quand, contre la peur paralysante, vous dénoncez les risques du métier (au double sens du terme) et le payez de votre licenciement (comme la collègue Karima) pour avoir été accusé de vol de tissu au terme d’un coup monté (des étoffes cachées dans votre casier et dans vos affaires)…
Voir Sandrine Bonnaire, licenciée par une employeuse pourtant humaine, vibrer de colère face au manque de solidarité, révoltée – enfin ! – par l’absence de protection syndicale (la vie nous définit plus sûrement que nos idées) soudain s’illuminer auprès de ses amis d’un sourire enfantin pour entonner « Gentil coquelicot » – hommage à Pialat. Sentir ce regard buté, ce visage anguleux, presque émacié sur lequel, paradoxalement, s’inscrira comme en une cire molle, infiniment disponible, toute la palette des sentiments : le désarroi de la mère face aux bobos parisiens que fréquente son fils, sa blessure de n’avoir su qu’après le pacs de Jérémie, malgré son ouverture d’esprit, la joie gamine d’enfourcher une mobylette suivie par une volée de mômes pour se rendre à l’atelier, l’entêtement suicidaire au travail saisonnier, l’évanouissement dans un champ de fraises, le sourire ami et l’abandon à Mina et Ali après un long apprivoisement ou au fils retrouvé après avoir congédié avec la vente de sa maison la solitude « renifleuse des amours mortes », selon le mot de Barbara.
Non, Sandrine Bonnaire n’a pas changé depuis Pialat et Sautet : toujours la même instinctivité, entre l’audace tremblante d' »A nos amours » et l’inconscience goguenarde de « Quelques jours avec moi », cette sensibilité à vif, fébrile et farouche comme l’héroïne de « Deux jours, une nuit » des frères Dardenne, ni sensiblerie, ni cyclothymie, ni hystérie, mais oscillation permanente, tension et basculement, entre espoir et rage, adhésion et incompréhension. L’économie de moyens, la parole rare et le regard nu d’une enfant du peuple, qui ne (se) (la) joue pas – fille d’ajusteur bourbonnais, sœur d’une auxiliaire de vie chichement payée. Un refus de l’expressivité, une sobriété qui autorisent justement tous les jeux de physionomie, laissant affleurer, s’improviser toutes les émotions sans jamais les imposer ni même les suggérer au spectateur.
La chronique sociale que nous offre Gaël Morel, inversant le sens habituel de l’immigration économique, s’enrichit ainsi, par la grâce de Sandrine Bonnaire et des autres acteurs, Mouna Fattou et Kamal El amri, justes et émouvants, d’un drame intimiste, d’une quête de l’identité et du bonheur, d’une interrogation sur le sens de la vie, sur le travail qui nous structure et nous bouffe tout à la fois, instrument paradoxal de notre dignité comme de notre aliénation. « Prendre le large », c’est partir, réinventer sa vie, retrouver les siens pour mieux les quitter parfois, les aimer si loin, si fort : c’est aussi – habile suggestion de mise en scène – changer de perspective, passer d’un scope paradoxalement étouffant, comme un atelier, vers un format plus vertical, plus solaire et azuréen, dans la promesse fragile d’une famille recréée…
Claude