Chaînes conjugales

 

CINÉCULTECHAINES CONJUGALESOscar du Meilleur réalisateur en 1950Semaine du 16 au 20 juin 2016Soirée-débat dimanche 19 à 20h30
Présenté par Claude Sabatier
Film américain (vo, 1950, 1h43) de Joseph L. Mankiewicz avec Jeanne Crain, Linda Darnell et Ann Sothern

« Chaînes conjugales », le 6ème long métrage de Joseph Léo Mankiewicz, présenté en mai dernier dans sa version restaurée, et qui reçut en 1950, 1 an avant « All about Eve », 2 Oscars – meilleur réalisateur et meilleur scénario – est un film d’une grande richesse et subtilité : cette comédie dramatique de « l’homme le plus intelligent d’Hollywood », selon Jean-Luc Godard, se présente aussi comme un film à sketches, fondé sur 3 flash-back et une réflexion à la fois satirique et romantique sur trois thèmes essentiels : le couple et le rapport complexe entre l’amour et le mariage – autour également de la difficulté, de la nécessité de la parole amoureuse ; le désir d’ascension sociale et le complexe social au cœur du sentiment, voire en conflit avec celui-ci ; et la question de l’émancipation féminine dans cet opus précurseur de « Desperate Housewives », qui inspira à Alice Ferney son roman « Paradis conjugal ».

Le titre original « A letter to three wives », que sa traduction française semble infléchir, sinon trahir, vers une critique systématique d’un mariage-prison, rend mieux compte et du poids de la parole dans ses trois couples embarrassés par leurs sentiments, leurs craintes sociales ou leur maladresse verbale et du motif central de la lettre : trois femmes, Deborah Bishop, Rita Phipps et Laura May Hollingsway embarquent sur un bateau de croisière avec les enfants d’un orphelinat en laissant leurs maris respectifs retenus par leur golf ou leurs activités de week-end ; au moment de partir, elles reçoivent une lettre de leur amie commune, Addie Ross, qui, après les avoir assurées de sa fidèle amitié, les prévient qu’elle part avec le…mari de l’une d’entre elles. Lequel ? Elle se garde bien de le dire et on ne le saura qu’à la fin, non sans l’ambiguïté d’un faux départ, simulé ou fantasmé.

Substitut inversé de la lettre ou des mots d’amour que ces trois couples s’avèrent incapables d’écrire ou de se dire, la perfide ou traîtresse missive a au moins le mérite de libérer la parole des trois femmes, de les amener à la fois à une rétrospection et une introspection sur leur vie de couple, pour se demander quand celle-ci a pu déraper et sur quoi achopper. La perturbation et la révélation nécessaire qui en découle amusent et séduisent d’autant plus qu’on ne voit presque jamais la 4ème femme, Addie Ross – à peine un bras nu, un nuage de fumée lors d’une soirée – incarnée par une voix off un peu traînante et acidulée : figure de femme fatale ou trop parfaite envoyant à chaque mari le cadeau d’anniversaire idéal – disque, robe ou photographie ? mauvaise conscience des trois femmes ? ou double démiurgique du metteur en scène qui tire les ficelles de son personnage et se moque gentiment du spectateur ? Toutes les hypothèses sont possibles… On voit là se déployer le talent du réalisateur américain, d’origine juive allemande, ni prolifique (21 films seulement entre 1946 et 1972), ni révolté, mais brillant et caustique : il excelle dans les retours en arrière, la voix off et ces dialogues finement ciselés, qui dessinent, portent même la seule action qui vaille, psychologique et sentimentale, avec ses possibles, ses « bifurcations », selon le mot de Gilles Deleuze sur le cinéaste américain.

Les trois femmes, déstabilisées par la lettre d’Addie, incarnée par Céleste Holm, future héroïne d' »All about Eve », revivent le film de leur vie, annoncé par un travelling avant, une image floue, en surimpression, portée par une voix ironique répétant la dernière phrase prononcée mais semble-t-il en même temps issue de la psyché de l’héroïne. Deborah Bishop (jouée par Jeanne Crain), Rita Phipps (Ann Sothern) et Lora Mae (Linda Darnhell) illustrent chacune à sa manière la difficile conciliation entre la vie de couple et la vie professionnelle, la pureté du sentiment et l’ambition sociale qui le traverse, la spontanéité de la parole et les silences ou balbutiements de l’amour.

Deborah, d’origine paysanne, ne se sent jamais socialement à la hauteur de son mari et de ses fréquentations mondaines : elle fait de son habillement – la robe seyante et assez raffinée à mettre au club, pour la danse ou la réception de ses futurs amis – une douloureuse obsession, où se combattent l’amour pour son mari, qui devrait seul lui suffire, et l’amour-propre, qui vient gâcher tous ses plaisirs et enlever toute gratuité et spontanéité à ses relations sociales, pire, provoquer les maladresses ou déboires redoutés – par ce qu’Edgar Poe appelerait le « démon de la perversité ». Elle craint de paraître empruntée et ridicule avec sa robe passée – et de couleur et de mode ! – et ses fleurs décoratives et ne voilà-t-il pas qu’elle accroche et arrache la rose la plus visible, se découvrant le ventre : tout le monde le remarque et une amie compatissante doit se livrer à des travaux de couture au beau milieu de la soirée. Si M. Bishop apparaît comme une figure assez pâle, vaguement aimante et peu rassurante, Deborah, en tout cas, est l’incarnation de la mauvaise conscience, sociale qui plus est, par quoi l’on se complique inutilement la vie : car enfin, son mari l’aime pour ce qu’elle est et elle n’a sans doute rien à craindre ; et, à ne se croire qu’un être social, elle finit par vexer ses amis (qui le lui disent) en ne les estimant pas assez intelligents ni indulgents pour aller au-delà des apparences et l’apprécier pour sa richesse intérieure ! Deborah ou une parole faussement spontanée, compliquant à l’envi les situations les plus évidentes – une parole-écran.

Rita est sans doute des trois femmes la plus épanouie, et dans sa vie de couple et dans son ambition professionnelle puisqu’elle gagne – fait nouveau, osé au cinéma à l’époque – plus que son mari grâce aux feuilletons radiophoniques assez superficiels et convenus dont elle invite un soir la productrice et son époux. Le plus étonnant est qu’elle n’en tire aucun orgueil particulier, ni volonté de revanche sur la gent masculine en la personne de son mari, modeste mais brillant professeur mal payé, joué par un Kirk Douglas à la fois tout en retenue, en tendresse et plein de causticité – du côté duquel pourrait se manifester ici le complexe social ! George en effet se livre à une satire à la fois badine (pour son épouse) et virulente (pour ses patrons) de la publicité et de la société de consommation qui saupoudre dans des émissions de radio pour midinettes le mercantilisme le plus cynique d’un vernis culturel assez pitoyable. (Flirtant avec le code Hayes – Kirk Douglas parle de « laxatif », de « pénétration » et de « saturation » – le film se voit encore parfois amputé de cette scène lors de son passage à la télévision américaine !) La soirée a beau être finalement gâchée par cette diatribe, Rita n’en veut pas foncièrement à son mari qui a pourtant tout fait pour tout gâcher, même si sa culture et son exigence intellectuelle ne lui permettaient pas d’agir autrement : leur couple offre un bel exemple d’équilibre, ou plutôt d’équilibrisme où se côtoient et s’acceptent sans vraie friction deux visions du monde, de la relation sociale et de l’exigence personnelle. C’est sans doute cela l’amour : une parole franche et vraie, tendre et décapante.

Enfin, Lora – fascinante Linda Darnell, en femme aussi fatale que fragile (elle tombera amoureuse du cinéaste), ambitieuse et paumée – est sans doute la plus complexe, comme sa relation avec Porter – excellent Paul Douglas en patron impatient et séducteur bourru. Rien que de simple en apparence : la secrétaire aime son patron et voudrait l’épouser mais elle peine à démêler en elle sincérité du sentiment et désir d’ascension sociale ; lui, qui la désire, craint de n’être « aimé » que pour son argent et ne veut plus entendre parler de mariage. Alors ? Les deux se livrent à un étrange marivaudage, où la parole non seulement sonne faux – ou maladroit – mais s’évertue à ruiner d’avance un possible amour : ils rivalisent l’un d’impatience brusque, de désir outré, l’autre de minauderie effarouchée et aguicheuse – surjeu de la mauvaise conscience ?… C’est agaçant et amusant à souhait – mais Mankiewicz touche juste : sommes-nous aimés pour nous-mêmes, pour notre image sociale ? Aimons-nous même pour l’abandon à l’autre, l’inconnu de la rencontre ou la recherche d’une situation, d’un confort matériel ou sexuel ? Lora et Porter semblent tellement prisonniers de leur ego et de leur désir que non seulement ils ne croient pas l’autre sincère et aimant mais en viennent à douter d’eux-mêmes, à ne plus savoir lire dans leur propre cœur ! Lora et Porter ou la parole omniprésente et pourtant empêchée…

Et c’est pourtant par Porter que le happy end surgira : en se dénonçant autour de la table ronde réconciliatrice – à tort ou à raison, on ne sait – comme le pari volage qui serait parti avec Addie, il libère la parole et les sentiments des autres couples qui apprennent à s’aimer par-delà leurs différences ou complexes sociaux. Les Bishop le remercient pour sa « sincérité », et Rita se sent soulagée, sachant que George, son mari absent, n’était donc pas le coupable. Se déprendre de ses propres peurs (on est son propre ennemi !), prêcher le faux pour laisser surgir le vrai – telle est « l’épreuve » que propose cette comédie plus sentimentale que satirique, moins cruelle que les pièces d’un Marivaux mais refermant la même boucle, le mariage, assumé, et l’amour, réinventé.

Claude

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