Raymond Depardon
Présenté par Georges Joniaux
Film français (avril 2016, 1h24)
Synopsis : Raymond Depardon part à la rencontre des Français pour les écouter parler. De Charleville-Mézières à Nice, de Sète à Cherbourg, il invite des gens rencontrés dans la rue à poursuivre leur conversation devant nous, sans contraintes en toute liberté.
Digression sur Les Habitants.
Raymond Depardon est un cinéaste qui décrit volontiers son travail avec les termes d’un artisan. Ce qu’il nous en dit manifeste autant le souci de ce qu’il donne à voir, la manière de le montrer, que du public. Il y autre chose que je trouve frappant et que je souhaite rappeler : Raymond Depardon s’exprime avec lenteur, comme un paysan, chaque mot est pesé. Mais c’est aussi un intellectuel de notre temps, c’est à dire à la fois un témoin, un homme de réflexion et d’action ; quelqu’un qui intervient dans le réel par le fait même qu’il l’observe, qu’il sait débusquer et nous montrer ce que nous nous négligeons de voir.
J’ai d’abord pensé que j’étais simplement séduit, que c’était le choix de ses sujets de documentaires dans lequel l’Homme dans son quotidien tient une large place qui m’incitait à l’éloge. Mais ce n’est pas seulement cela. Lorsque Raymond Depardon filme un sujet qu’il n’a pas choisi, ce qu’il produit procure cette même impression de rigueur et de justesse.
Prenons par exemple son documentaire sur Ian Palach en 1969. Il est bref, dense, beau, tendu, tout est rendu, et surtout, rien du sens de la cérémonie ne nous échappe. Presque 50 ans après, ce film demeure saisissant et bouleversant. Donc il y a autre chose, cette autre chose c’est l’art – l’élégance et la fulgurance de l’art –
En dépit du temps, tout ce qu’il produit continue de s’imposer à nous, de s’actualiser, car nous sommes en présence d’une œuvre. J’enfonce une porte ouverte, mais c’est encore ce qui me vient à l’esprit lorsque je regarde son dernier film, Les Habitants.
Lorsqu’il filme la ville et ses habitants en général, il montre la turbulence, le chaos sous l’ordre apparent. Lui qui a choisi de s’exprimer lentement et qui aime la durée nous montre la vitesse des mots et des actes dans la vie, leur accélération vertigineuse.
Rappelons nous Urgences, Délit flagrant, 10ème chambre, et d’autres. Les bouleversements et leur ordonnancement. Les Habitants appartient à ces films. Comme eux, il prend le public à rebrousse poil, le déconcerte. Je parie pourtant que ce film occupera une place importante dans l’œuvre de Raymond Depardon et je vais tenter de dire pourquoi.
Il nous dit en somme, qu’en dépit de notre imaginaire, de nos « idées écrans », le réel ne se congédie pas comme ça ; il fait intrusion dans notre vie, déborde notre idéal, le bouscule. Ici le réel c’est « les autres ». Ça ne nous plait pas toujours plus que ça ! On ne sait rien d’eux, alors on peut se construire un hors champ assez condescendant. Les habitants qu’il nous montre, ce sont « ces autres ». On n’était pas gêné avec « les paysans » : ils concernent nos vacances… Mais là, « les autres » sont dans la rue, celle où l’on marche. Alors on se demande s’ils sont représentatifs, comme s’ils étaient tous contenus dans un grand sac, « les autres ». Mais les autres existent singulièrement et ne se laissent pas enfermer dans notre imaginaire. Ils sont « les habitants » et nous voyons, nous entendons de quoi leur quotidien est fait : il y a d’abord l’amitié qui unit deux personnes qui se parlent, s’écoutent et se regardent ; puis il y a les sujets qui les occupent, la famille, l’amour, la misère féminine, le machisme ordinaire, la difficulté à joindre les deux bouts, la précarité, la solitude, la séparation et les orgueils blessés. On nous donne aussi à voir à quel prix parfois les habitants conservent leur prestance ou s’auto-illusionnent. Leur élan vital est aussi un élan sentimental. Ces habitants nous tendent un miroir dans lequel nous ne voulons pas nous regarder. Pourtant ils sont au même titre que nous les habitants, d’abord parce qu’ils s’habitent eux-mêmes, ensuite parce qu’ils habitent quelque part dans une de ces villes de France, quelque part où la vie les a menés parce qu’ils sont dans un système social que nous partageons tous, de manière très diverse. Ils sont dans leur altérité les porteurs des tensions et des espoirs d’aujourd’hui. Si Depardon nous avait montré 25 autres couples, nous aurions les mêmes résultats, car les préoccupations des habitants sont universelles, et leurs joies, petits bonheurs, frustrations, peines et illusions sont les nôtres. Depardon nous dit de quoi nous sommes faits. Georges