« On ne veut pas de ces Srilankais », « retournez chez vous », « on a déjà eu les Roms », « on ne veut pas devenir cosmopolites comme Paris », « voyez où nous a menés l’Europe » : la parole se libère, raciste et xénophobe, stéréotypée et péremptoire lors d’une réunion de 17 minutes dans une salle des fêtes où 26 personnes prennent la parole, simultanément bien plus que successivement, – personne ne maîtrisant vraiment les débats – en réclamant la « démocratie », en exigeant un vote à main levée pour renvoyer les 3 étrangers recrutés par la boulangerie industrielle du village. Cacophonie en temps réel d’un tribunal populaire qui se veut et se croit démocratie, vox populi, ochlocratie ou gouvernement de la foule, expression populiste, pour ne pas dire populacière – le verbe haut, le bras levé, le menton rageur pour exprimer sa soi-disant opinion – peur bavarde du déclassement, haine recuite en ressentiments de tout poil – qui se parent des oripeaux du bon sens bedonnant, de la science aussi chez un médecin racialiste – les classes sociales dites aisées ou cultivées ne sont pas en reste non plus, on l’a bien vu en France avec, tout récemment, la montée de Zemmour et les votes bourgeois en sa faveur…Derrière ce concert d’invectives ou de déclarations à l’emporte-pièce, où perce aussi l’inquiétude sincère de quelques intervenants – sur le chômage, les trop bas salaires de l’usine expliquant l’expatriation de travailleurs roumains détachés compensée par l’arrivée de migrants, les voix rationnelles, les messages posés et modérés peinent à se faire entendre – celles de Csilla et de sa patronne reconnaissant les difficultés économiques de la boulangerie, l’attente vaine des subventions européennes…
Quant aux élites ou aux institutions, elles semblent avoir déserté la salle, ou laissé l’agora aux démagogues, aux populistes : seul un jeune Français naïf, représentant d’une ONG écologique, tente maladroitement de se faire entendre en défendant la cause des ours, cependant tueurs de brebis (ou symboles des fachos ??) ; le maire n’intervient pas, ou si peu, pour réguler les débats – si l’on ose dire ; quant au prêtre, il est largement responsable de cette assemblée haineuse, pour n’être pas intervenu quand des villageois avaient fermé la porte de son église aux Srilankais pourtant de confession catholique, pour avoir bien vite cédé en plein sermon à la vindicte de ses ouailles après avoir vaguement tenté de défendre les trois migrants, pour avoir enfin refusé tout dialogue avec ceux-ci quand Csilla était venue les lui présenter et réclamer son aide contre le racisme et l’exclusion. Attitude bien peu chrétienne, lui avait rétorqué Csilla, surtout face à un travailleur lui-même chrétien, mais encore faut-il aller au-delà des apparences, du faciès, du souci de l’opinion publique – un ministre de Dieu ne devrait pourtant avoir pour juge-arbitre et étoile de Bethléem que le Tout-Puissant…N’est-ce pas Noël, avec sa couronne de houx, son sapin étincelant dans la salle – mais pour des coeurs en hiver il est vrai ?
Ce long plan-séquence, inspiré d’une scène chorale de discussion trouvée sur Internet, comme le rappelle Georges dans sa belle présentation très circonstanciée de RMN, le dernier Cristian Mungiu, est assurément le clou du film, le morceau de bravoure qui me séduirait par la saisie d’une globalité comme par l’écoute de chaque parole, dans le refus d’un champ contre-champ trop dramatique ou psychologique et du jugement personnel du réalisateur ne privilégiant aucun visage ni propos, si la colère ne montait en moi, si le dégoût ne m’envahissait bientôt face à ces visages révulsés, à ces colères égarées, à ces paroles figées. La tentation me vient un instant – et j’y cède – de dire qu’on a là le triste visage de la démocratie, qu’on se prend à regretter que tout le monde y ait droit, puisse s’exprimer – comme si ce n’était pas le meilleur régime qui soit ou, du moins, selon le mot de Churchill, « le moins mauvais », « le pire à l’exclusion de tous les autres » ! Témoin la parole libérée de députés Rassemblement National divisant notre pays et agitant la peur du « grand remplacement » : Grégoire de Fournas n’éructait-il pas récemment encore, dans l’enceinte de l’Assemblée, un nauséabond « Qu’ils retournent en Afrique » en s’adressant à un député noir de la Nupes ?
Etrange film que RMN, entêtant et déconcertant, fin et complexe, lourd aussi et partant dans tous les sens, à l’image de ses 3 sous-titrages multilingues et multicolores, qui suscita mardi soir un débat des plus animés, près d’une heure, entre la salle, le hall et l’entrée d’Alticiné. Une parole parfois un peu anarchique, recentrée et éclairée par les rappels historiques et géographiques de Georges sur la Transylvanie, au Nord-Ouest de la Roumanie, le mélange des communautés roumaine, hongroise, allemande dans cette province. Une parole démocratique, raisonnable et rationnelle heureusement : quelle joie et quelle fierté d’appartenir à cette bande de copains et d’allumés que forment les Cramés et dont depuis des années l’enthousiasme fébrile, le feu sacré ne s’éteignent pas malgré leur nom conjuratoire – ou plutôt propitiatoire ?!
RMN comme un acronyme pour RouMaNie, ou les 3 communautés – Roman, Maghiar, Neamt – comme les noms des héros, Rudi, Matthias et Nous, ou « Je reste » en roumain (comme Csilla ?) ou encore, aux dires du cinéaste, comme l’IRM, la radiographie terrible, sans concession (à l’image du scanner d’Otto, père cancéreux de Matthias poursuivi par cette vision sur son portable), d’un village gangrené par la haine, obsédé par les loups (entrés dans Paris – disait Reggiani), envahi par les ours (métaphore des migrants ou de leurs persécuteurs, affublés de cagoules dignes du KuKluxKlan ou de masques de plantigrades dans la curieuse scène finale où Matthias, fusil en main, débarque chez Csilla qui lui demande curieusement « pardon » – de n’avoir pas su répondre à son amour retrouvé, de quitter, de fuir ce village maudit où elle n’a pu garder ou imposer les trois migrants pour des cieux plus radieux où elle pourra vivre sereinement, lbérée du machisme de Matthias, jouer au violon la musique d’In the mood for love). L’animalité parcourt l’intrigue, emblématise les passions, entre folklore de Noël et réminiscences fantastiques de vampires et loups-garous…
Les mains crispées de Matthias cherchant, implorant plutôt celles, réticentes et autrement préoccupées, de Csilla, dans la scène de la réunion publique, comme si cet homme fruste, viriliste, brusquant son fils Rudi traumatisé sans doute par la vision d’un pendu en pleine forêt mais libérant un renard piégé par son père – refus de la force brute, note d’espoir du film – profitait d’un moment collectif, et de la confusion politique, pour reconquérir son ex-amie. Hésitation émouvante, demande d’amour d’un homme paumé, renvoyé d’Allemagne dans son village natal pour avoir frappé dans l’abattoir inaugural du film son contremaître qui l’avait traité de « gitan », écartelé entre son père malade, son fils également mutique après son choc forestier, et les deux femmes de sa vie, la mère de son fils, qui ne l’aime plus mais l’héberge dans l’intérêt et pour l’éducation de leur fils, et son ex-amie qui l’aime peut-être encore un peu mais lui ferme sa porte et son lit. Un homme qui, affublé d’un micro, ne parvient pas à prendre la parole lors de la réunion, qui voudrait bien rejoindre, séduire Csilla sur le chemin du militantisme xénophile mais qui, dénué de conscience politique, semble à peine capable de se rebeller, ou même de réfléchir à son sort, replié sur lui-même, enfermé dans une souffrance taciturne, une pure affirmation de mâle instinctif et souffrant : la conscience politique, n’est-ce pas aussi parfois un luxe d’intellectuel ou de bobo ?
Fable sociale, thriller avec la montée prévisible de la violence, sur fond d’aboiements ou de hurlements, film fantastique ou halluciné au pays de Dracula, dans une forêt maudite où plane le spectre d’un pendu avant que ne s’y balance finalement le cadavre bien réel d’Otto devenu fou – RMN est tout cela à la fois. On pourrait y ajouter un film familial où la décomposition du couple, la folie du grand-père et le mutisme de l’enfant font écho à la déchirure d’un village écartelé entre ses communautés et ravagé par la haine.
A l’utopie du village planétaire qui ferait oublier tous les Clochemerle du monde, RMN oppose le fantôme menaçant, avec la montée des extrémismes, d’un village assiégé, ou se croyant tel, marinant dans les haines recuites, concentré venimeux des extrêmes droites et du populisme grandissants ou, plus banalement, comme dans cette chanson d’Henri Tachan, « Un village », de la bêtise et de la méchanceté humaines.
Claude
"Un village, C’est le curé en chaire, Le docteur et le maire « Qui ne sont pas fiers pourtant ». Un village, C’est la guerre et la haine Entre Albert et Eugène, Pour un lopin de champ. Un village, C’est ce bloc unanime À tirer grise mine À l’étranger au clan. Un village, C’est l’idiot, que lapident Les notaires placides Qui passent en ricanant..." ("Un village", chanson d'Henri TACHAN)
Pour écouter cette chanson de Henri Tachan, cliquez ci-dessous.
https://youtu.be/1rrcNx0vYXg?t=11
Mon attention a été attirée par ce propos de Cristian Mungiu :
« La chose la plus importante est de signaler à tout le monde que je ne parle pas de la Roumanie, d’un minuscule village de hongrois et de roumains. Ce serait trop simple. Ne fuyons pas nos responsabilités. En tant que spectateur ou critique de cinéma, soyez conscients que vous faites partie de la cible ».
Et de revisiter les éléments de scérario en le situant non en Transylvanie mais en France. Car dans ce plan long du film, la réunion dans la salle de sport, il est question de la France : « Les Français à la place des Ours, ils ont fait des autoroutes, ils ne sont pas le Zoo de l’Europe ».
Alors quelles nouvelles de l’ours en France ?
-2022 « C’est le premier accident grave impliquant un homme depuis le début de la campagne de réintroduction des ours dans les Pyrénées. Un chasseur a été attaqué par une ourse lors d’une battue à Seix, en Ariège, samedi 20 novembre, avant d’ouvrir le feu et de tuer l’animal. Suite à cette attaque, qui ravive les tensions entre pro et anti-ours, la préfecture d’Occitanie a annoncé mardi 23 novembre la nomination d’un préfet délégué en charge des questions « ours » dans le massif des Pyrénées. »
L’ours est un animal territorial qui ne comprend pas qu’on fasse intrusion sur son territoire. Mais qui peut prétendre avoir un territoire face à l’homme ? (particulièrement si c’est un chasseur, car ce même acccident a eu la même conclusion 3 mois plus tard)
Dans ce même plan long, les habitants disent qu’après avoir chassé les Roms, ils peuvent bien chasser les Sri Lankais, allons en France en 2012 au changement de Président :
-2012 : « A l’époque ministre de l’Intérieur, Valls avait notamment déclaré que les Roms « sont à l’origine de problèmes qui prennent parfois des formes inquiétantes. » Ou que « la proximité de (leurs) campements provoque de la mendicité et aussi des vols, et donc de la délinquance. » Selon lui, pour « des raisons culturelles », seule « une minorité » d’entre-eux souhaite « s’intégrer ». Et il concluait que « Les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ».
-2012 « La Police aux frontières a ordonné aux professeurs de faire arrêter le bus qui conduisait les élèves afin d’emmener Léonarda, 15 ans. »
-2012 « A Marseille, une cinquantaine d’habitants ont, jeudi 27 septembre, vers 19h30, décidés de « se faire justice » contre un « camp de Roms ». Ils sont donc venus, après avoir prévenu la police de leur passage à l’acte, armés et déterminés, pour casser du Rom. Ils ont mis à sac le campement, brutalisé surement, et fait sortir tout le monde. La police est arrivée sur les lieux, pour séparer les gens. Demandant aux familles de partir. Et c’est là que la finition sadique a eu lieu : les affaires laissées là par les Roms ont été brulées ! »
2017-Et de retrouver ce commentaire sur France Culture : « Gens de partout » contre « Peuple de quelque part » qui est un peu une transposition de cette histoire d’Ours :
« David Goodhart estime que la division gauche/droite a perdu beaucoup de sa pertinence. Il propose un nouveau clivage entre ceux qu’il appelle « les Gens de Partout » et « le Peuple de Quelque Part ». Les premiers, les Gens de Partout ont bénéficié à plein de la démocratisation de l’enseignement supérieur. Ils sont bien dotés en capital culturel et disposent d’identités portables. Ils sont à l’aise partout, très mobiles et de plain-pied avec toutes les nouveautés. Les membres du Peuple de Quelque Part sont plus enracinés. Ils habitent souvent à une faible distance de leurs parents, sur lesquels ils comptent pour garder leurs enfants. Ils sont assignés à une identité prescrite et à un lieu précis. Ils ont le sentiment que le changement qu’on leur vante ne cesse de les marginaliser, qu’il menace la stabilité de leur environnement social. Ils sont exaspérés qu’on leur ait présenté la mondialisation et l’immigration de masse comme des phénomènes naturels, alors qu’ils estiment que ce furent des choix politiques, effectués par des politiques et des responsables économiques appartenant aux Gens de Partout. C’est pourquoi le Peuple de Quelque Part éprouve une très grande frustration : le sentiment d’avoir été exclu de la parole publique, marginalisé, alors qu’il est majoritaire ; d’avoir été accusé de xénophobie et d’arriération, alors qu’il réclame simplement que le rythme du changement soit ralenti ; et que l’Etat en reprenne le contrôle ».
Si l’on ne peut aucunement accepter cette thèse d’un bloc, s’en souvenir…