Pour compléter l’article de Georges et notre débat très vivant de dimanche soir, notamment sur le « noir et blanc » nous épargnant une trop grande violence, insupportable en couleur selon Marie-No et le côté sainte « trop c’est trop » et apparemment bien peu féministe de ce film qu’évoquait Evelyne face à l’esprit sacrificiel de Sakura pardonnant à son violeur, se donnant à l’homme sans bras (Orihara) et enfin à son médecin-chef (Okabe), je voudrais dire que L’Ange rouge, malgré mon malaise initial et ce didactisme marqué et répétitif, m’a vraiment séduit et impressionné.
Comme nombre de critiques le remarquent, ce film allie de manière assez stupéfiante un brûlot antimilitariste et un drame érotique, en une infusion permanente, jamais provocante ou racoleuse de l’amour et de la mort, d’Eros et Thanatos.
D’une part, la vision glaçante des corps triés entre cadavres putréfiés, morts en sursis, blessés graves mais amputables et sauvables nous prend à la gorge avec d’autant plus de force que l’individu est ravalé au rang d’objet – avec ces membres coupés, bras et jambes jetés dans un panier – qu’on ne nous épargne rien en apparence, ni les visages révulsés, ni les cris de douleur, ni la stridence de la scie salvatrice, ou fatale – sans oublier les ravages du choléra décimant le village assiégé. Il n’y a pourtant dans cette accumulation, qui me semblait au début du film assez insupportable, aucune complaisance, tant le cinéste s’attarde plus sur la physionomie des blessés, sur l’absurdité du travail accompli par le chirurgien amputeur Osake, saint laïque morphinomane allant jusqu’au bout d’une horreur souvent inutile pour sauver un maximum de soldats et qui, ramené à la vie et à l’amour par Sakura, se sacrifiera au combat : après ces scènes d’hôpital de campagne où les combats ne sont jamais montrés, le film s’achève en effet sur de terribles scènes de guerre, avec l’encerclement du village par les troupes chinoises dans l’attente désespérée et inutile de renforts qui arriveront trop tard.
Dans ce film plus rythmé que la répétition des situations ne le laisserait croire, l’attente finale contraste avec la frénésie, la trépidation initiales : le tri des morts et des blessés, la dureté des officiers et de l’infirmière en chef traquant les simulateurs, les soldats arrachant leurs bandages, aggravant leurs blessures pour ne pas retourner au front, la fermeté inhumaine, trop humaine des amputations décidées à la diable par Okabe, dans l’urgence des situations… Ce thème de l’attente et du (double) confinement (face à l’ennemi et à l’épidémie) n’est pas sans rappeler Le Désert des Tartares de Dino Buzzati, si ce n’est qu’Okabe rencontrera bien ici son destin, en l’occurrence le combat et la mort. Certes, on peut regretter que les Japonais, envahisseurs de la Chine et de la Mandchourie, auteurs du terrible massacre de Nankin en 1937, soient ici représentés comme des victimes perdues dans l’immense territoire chinois – mais qu’allaient-ils faire dans cette galère ?? Mais sa dimension métaphysique – le combat entre Eros et Thanatos – « le voyage au bout de l’enfer » qu’il met en scène symboliquement, quels que soient le conflit et les belligérants, et surtout la vision clinique et sans concession de l’arrière, des conséquences de la guerre – mutilations du corps et impossible assouvissement de l’amour – ne confèrent-ils pas à ce film une dimension antimilitariste étonnante ? Rares sont les films en effet qui nous montrent, qui ne nous montrent quasiment que des blessés – et non des morts ou des héros ! Le personnage d’Okabe, à lui seul, incarne sans doute le message pacifiste du film par-delà le nationalisme nippon et le manichéisme anti-chinois apparent du cinéaste Yasuko Masumura : le chirurgien, si dure que soit, comme l’infirmière en chef, la carapace qu’il se donne, a gardé toute son humanité bougonne : il est la figure absolue, héroïque, la quintessence du pessimisme actif, entre action incessante, épuisante, au prix de longues nuits d’insomnie et sentiment d’une vanité absurde de la guerre, d’une impuissance personnelle absolue – que métaphorise sans doute l’impuissance sexuelle d’un homme drogué pour oublier…
Comme le rappelle Georges, il s’incrirait, en portant les situations à incandesence, dans la lignée des Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick – avec l’horreur des tranchées, la folie d’un soldat giflé par un général en visite, les condamnations à mort de prétendus lâches envoyés au casse-pipes par un général inepte et arriviste – comme si la mort même au combat ne suffisait pas ! Il rappelle aussi La Chambre des officiers de François Dupeyron d’après le roman de Marc Dugain où un éclat d’obus vous défigure à vie, où le dévouement des infirmières ne suffit pas à vous sauver du désespoir, où la visite de votre femme et de votre fils ne vous reconnaissant plus sous les bandages sanglants vous accule au suicide – comme Ohihara, l’homme sans bras, se jetant dans L’Ange rouge du haut d’un toit, malgré la nuit d’amour passée avec Sakura – suicide par désespoir, suicide peut-être aussi par excès de joie, lorsqu’on a atteint un certain climax comme Olivier dans Les Faux monnayeurs de Gide : se tuer quand on a connu l’inouï, dont on désespérait, mais que cela ne se reproduira plus, que, plus rien, de toute façon, ne sera comme avant…Ne pas renvoyer chez eux les amputés ou les gueules cassées, ne pas montrer au public les désastres intimes de la guerre : même mensonge dans ces deux films de la propagande nationaliste, des politiques français en 1914-1918 comme japonais en 1939 pour ne pas saper le moral des troupes, ne pas s’aliéner la population ! Et, pour ces corps mutilés et ce rôle incroyable de l’infirmière Sakura qui pousse le dévouement jusqu’à l’aide, au sacrifice ? sexuel, on pense bien sûr à Johnny got his gun de Dalton Trumbo où l’infirmière capte et écoute l’appel du blessé qu’on croyait réduit à l’état de légume, lui donne tous les soins et toute l’affection, si dérisoires, si impuissants soient-ils, dont elle est capable.
D’autre part, ce film parle de désir et d’amour, mêlant confusément et superbement les deux – le désir appelant l’amour comme son prolongement sentimental et spirituel, la soif d’amour attisant le désir dans sa manifestation concrète, charnelle. Au-delà de la répétition des situations (Sakura pardonnant à son agresseur blessé et mourant, puis se donnant à l’homme sans bras et au médecin-chef), au-delà de la perplexité face à une certaine invraisemblance à oublier ou dépasser ainsi, aussi vite, un viol, ou à passer de l’aide professionnelle de la soignante au don sexuel à Ohihara puis à l’amour vrai pour son chef, la figure de Sakura, magnifiquement interprétée par Ayaho Wakeo, va au-delà de la psychologie traditionnelle : elle est le symbole vivant, énigmatique de ce combat entre Eros et Thanatos, où l’amour est filmé sans jamais montrer la nudité de la jeune femme, à travers le voilage d’un lit dans la petite chambre d’Okabe, dans l’abandon des corps au petit matin, après la nuit d’amour à l’auberge, de Sakura et d’Ohihara. Jacques Lourcelles peut ainsi écrire dans son Dictionnaire du cinéma : « la pureté impassible des traits de l’héroïne imprime à sa composition et à son jeu une fascination puissante. Son personnage n’est à proprement parler ni bénéfique ni maléfique. Compatissante en maintes circonstances – exemple le plus illustratif : retrouvant l’homme qui l’avait violée dans un état déplorable, elle lui pardonne et insiste auprès du chirurgien, dont elle deviendra amoureuse, pour qu’il ait une transfusion sanguine -, unissant le sexe et la mort, elle est quelque chose de plus subtil : une sorte d’émanation atroce et logique des horreurs de la guerre parmi lesquelles elle évolue comme un spectre, au-delà du Bien et du Mal ». Renchérissant sur cette ambiguïté à la fois vivifiante et mortifère du personnage, Sylvie Pierre, dans un article des Cahiers du Cinéma, en 1970, évoque une héroïne qui « rachète et annule symboliquement les castrations du chirurgien (…) Dans L’Ange rouge, tout homme que Wakao Ayako a fait jouir en meurt (…), comme si ses pouvoirs érotiques en faisaient la prêtresse des sacrifices humains demandés par le Japon, et en ce sens, la castratrice suprême. Ainsi n’a-t-elle donné le sabre de l’héroïsme au chirurgien en lui restituant sa vigueur sexuelle que pour le lui faire immédiatement briser au combat corps-à-corps ».
Il fallait oser en tout cas, surtout au Japon où le corps est codifié et le rite amoureux raffiné et complexe, montrer aussi crument, sans vulgarité ni ostentation – qui plus est dans un film de guerre censé illustrer et défendre une conception viriliste de l’homme et du combattant – la frustration sexuelle, l’impossible masturbation de l’homme sans bras prenant – littéralement – son pied pour jouir et donner du plaisir, en une scène bouleversante qui aurait pu paraître du fétichisme grotesque dans un autre contexte, et, comme celle, plus discrète et esthétisée du Bel Antonio chez Bolognini, l’impuissance sexuelle d’Okabe : elle éclaire a posteriori sa brusquerie, sa muflerie initiales avec Sakura, son désir confus de la garder auprès de lui après la piqûre du soir, le combat entre le désir et la pudeur, le désespoir d’un homme et l’amour enfin avoué et consenti. Etrange nuit d’amour entre le médecin et l’infirmière affirmant une puissance virile, tançant et ligotant le chirurgien enfin sevré de sa morphine coutumière, s’abandonnant aux caresses d’une femme. D’une infirmière devenue enfin femme, dans cette découverte et ce don absolu de soi à l’approche de la mort.
Dans cette atmosphère de guerre où les affects, d’être noués et comme refoulés, irradient d’autant plus intensément, où l’émotion semble interdite par l’urgence de l’action et la vanité des grands sentiments, Sakura – cette « fleur de cerisier » un peu éthérée, un peu désincarnée, fût-elle un ange de mort autant que de vie – nous rappelle, à travers ces situations extrêmes, que nous ne sommes que des corps aimants, que des corps souffrants…Pour reprendre une belle formule de Libération sur ce film, « il n’y a d’autre serment que le partage de la chair. » D’autre amour même ? pourrait-on ajouter…
Claude