S’embrasser langoureusement, voluptueusement dans une crique rocheuse, au bord de la rivière, comme un baiser volé au temps, à la barbe des gens – même si, Alma (Asma Messaoudene) peu nourricière mais capricieuse, on se prend à avoir froid et à le dire, au risque de casser l’émotion et son propre désir…Regarder surtout cette scène, nous autres spectateurs – ou plutôt suivre le regard de Chérif (Salif Cissé) et Edouard (Edourad Sulpice) qui nous y invite avant par un bel effet de caméra subjective, derrière le grillage, le regard mi-interloqué, mi-envieux, assurément en empathie avec le couple d’amoureux. Deux observateurs collés à l’écran treillagé et pourtant en retrait, saisis en un plan large, légèrement oblique, pour mieux faire sentir leur sympathie amusée, étonnée et, en ligne de fuite, leur désir insatisfait. Des acteurs doués, si vrais, du Centre national d’Art dramatique, jouant leur partition comme en improvisation, sur un canevas retravaillé, choisis après de longues discussions avec le réalisateur, des confidences sur leur vie, nourrissant leur rôle de leur jeunesse et de leur amour de la vie. Un casting élaboré pour un film déconcertant de vie et de spontanéité, à voir au plus vite !
« A l’abordage », non simplement en séducteur patenté, tel Martin, moniteur de natation et de canoë qui embarque (qui embraque ?) en canyoning le groupe de jeunes qui aimeraient bien vivre leurs émois amoureux en solitaire, ou à deux (c’est mieux !) plutôt que de se voir ridiculisés, mis à nu, avec leurs peurs et leur vertige – sauter dans un trou noir, ne pas s’écorcher aux rochers – devant tout le monde et, qui plus est, devant leur bien-aimé, tel Félix, faisant contre mauvaise fortune amoureuse triste mine ou Alma, encore elle, une crise de nerfs : elle ne veut pas sauter mais accueillera volontiers les bras experts et intéressés du blond moniteur à l’oeil velouté et aux rassurantes mains de masseur-soignant de pied écorché.
« A l’abordage », pas simplement ni vraiment comme Félix (Eric Nantchouang), jeune Black qui, après la rencontre d’Alma dans un bal populaire et une nuit d’amour sur les bords de Seine, veut retrouver la petite bourgeoise en vacances dans la propriété familiale, lui faire la surprise, là où coule une rivière, la Drôme, de sa visite si tôt improvisée, dès le lendemain : il s’installe au camping, entraînant bien malgré eux son ami Chérif, « galérien » de l’amour et Edouard, conducteur de blablacar un peu coincé, avec son bermuda et son polo, fort marri de n’avoir pas accueilli dans sa voiture les deux jeunes filles espérées et de voir immobilisée une semaine la voiture de maman, que, dans son énervement, il a emboutie en arrivant dans ce séjour forcé. D’autant que ses deux passagers noirs n’arrêtent pas de l’appeler « chaton », comme maman au téléphone – tout en reconnaissant qu’en matière animale, ils ne font pas forcément beaucoup mieux : Félix, rivé à son amour d’un soir pour Alma, n’est-il pas comme un « toutou » qui va hurler sous ses fenêtres, révolté de se voir assez mal accueilli par la jeune fille coincée entre ses préjugés bourgeois, sa peur de l’amour et ses contraintes (ou petites habitudes ?) familiales, malgré une soeur ouverte et compatissante, qui lui reproche vertement son indifférence et sa cruauté amoureuses ? Marivaux n’est pas loin, mais un marivaudage presque sans marivaudage, la vie quoi, avec sa marche à l’aveu, ou au premier baiser : se défendre comme Helena et Chérif contre un sentiment informulé, contre la culpabilité de jeune femme mariée, de jeune mère trouvant enfin quelqu’un pour garder sa fillette (la propre fille de Guillaume Brac, jeune papa), se l’avouer enfin entre patientes parties de plage et baby-sitting abusif, balbutier sa tendresse sur une terrasse mal éclairée, se le dire enfin pour embrasser l’autre avec une application timide, puis une fougue étonnée – faire l’amour pour se retrouver au petit matin, n’y croyant toujours pas, le dos nu, la poitrine si virile (malgré un physique un peu enveloppé, qui nous embarrasse, nous complexe, « galérien » de l’amour) caressés par la caméra de Guillaume Brac et la photo d’Alan Guichaoua.
« A l’abordage » en douceur, comme Chérif le mal nommé, à force de patience et de tendresse, sans y croire vraiment mais parce que le désir a ses méprises et ses surprises, que le refus de séduire ou le manque de confiance en soi peut aussi séduire et vous métamorphoser, comme Helena, dont la modeste beauté et la sensualité étonnée éclatent à la fin du film, pour une histoire peut-être sans lendemain, mais qu’importe ! inaugurée sous de tels auspices : émois, gratitude diffuse et abandon à l’instant. A l’inverse, Félix le conquérant se verra largué, reconnaissant sa différence avec Alma, moins de milieu social que d’attente et de tempérament avant de repartir finalement « à l’abordage » avec une artiste de rue retrouvée au bord de la rivière. Drague à nouveau, séduction douce sur ses dons musicaux et ludiques, l’hésitation un peu vaine de l’amour pour une conquête enfin vraie…
Ces instants et ces lieux magiques, un coucher de soleil, la cime des arbres, un sourire timide, le bord d’une rivière auxquels étonnamment le cinéaste parvient à donner la douceur et la profondeur de l’intimité d’ordinaire réservée à une chambre, un abri…L’effet peut-être de ces panoramiques qui survolent et embrassent une piscine comme une rivière, de ces plans larges saisissant deux amoureux, ou l’improbable duo de Chérif et Edouard sous la tente, leur trio agacé ou amusé aussi dans la voiture qui les conduit vers ces vacances si légères et si révélatrices. L’émotion et le rire, la légèreté et la gravité dans ce « conte d’été » aux accents rhomériens, n’étaient des dialogues certes moins littéraires (ou bavards ?) que chez le réalisateur du Rayon vert, mais pas aussi pauvres et minimaux que le pensent Critikat ou Avoir à lire, des situations moins mises en scène, plus quotidiennes (des rencontres inopinées, de savoureuses coïncidences, des expériences sociales et amicales in vivo), un cocktail savoureux de comédie de moeurs, de road-movie amoureux (vers un camping, lieu populaire par excellence) de satire sociale – pour nous offrir un « feel-good movie », comme on dit, incroyablement tendre et revigorant. Où tout sonne juste, ou l’inversion des rôles sociaux – deux Noirs plus à leur avantage que le jeune Blanc-bec empêché, héros fragiles de l’amour en fuite ou en quête, et non plus dealer ou vigile – se veut délicate, et nullement caricaturale, sans didactisme politique ni militantisme anti-raciste, où les personnages se mélangent, se découvrent et se plaisent, évoluant autour d’un karaoké par exemple, grâce à cela aussi, – un grand moment dont je garde un souvenir ému, ne serait-ce que parce que mes enfants, petits, s’y produisaient en vedettes impatientes et émerveillées. Karaoké où Edouard se lâche enfin, amusant tout le camping, karaoké où Chérif et Helena, d’abord hésitants, s’avancent et se plaisent, elle si en voix, lui en sourdine, où ils se conquièrent.
Claude