LEILA ET SES FRERES-SAAED ROUSTAEE

On ne les voit pas passer, ces 165 minutes qu’on craignait vouées à une longue ou didactique fresque historique (tant l’actualité iranienne est brûlante depuis plusieurs années), à une chronique sociale démonstrative – et dont certains critiques voudraient retirer quelques longueurs, comme si un film aussi foisonnant et fiévreux que Leila et ses frères (2022) n’avait pas une puissance, une dynamique en quelque sorte organiques. Qu’importe ou plutôt quel dommage que Saaed Roustaee, jeune cinéaste de 32 ans, ait été oublié par le jury du festival de Cannes dont faisait pourtant partie son éminent compatriote Asghar Farhadi – sans parler de la censure en juin dernier des autorités iraniennes sur un opus aussi subversif, qui n’aurait pas daigné passer sous les fourches caudines de l’office central du cinéma avant de concourir aux festivals étrangers : on se sent emporté dans cette famille patriarcale par un tourbillon de paroles, par les bouffées d’amour-haine d’une fratrie qui se débat contre l’égoïsme cupide et la pitoyable tyrannie d’un père castrateur aux moues puériles, dodelinant et dégoulinant d’ambition sociale, prêt à tout pour cacher sa « misère » (ou son magot ?) et acheter auprès de ses cousins le prestige dérisoire d’éphémère parrain du clan au prix de la réussite économique de ses enfants devenus propriétaires d’une boutique dans un centre commercial.

Certes, la première heure met lentement – mais sûrement – en place une action dont il faut bien saisir les différentes strates ou tonalités , cerner les nombreux personnages, mesurer la complexité générique aussi, entre drame, ou comédie ?, familial(e), chronique sociale et film politique. Le troisième opus de Saaed Roustaee emprunterait en effet tant au Parrain de Coppola qu’à Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola s’il n’était aussi – d’abord ? – un formidable cri de souffrance face au déclassement social, à l’appauvrissement de la classe moyenne (phénomène également occidental), aux inégalités criantes emblématisées et comme mises en abyme ici au sein de cette famille Jourablou où les parents pauvres (Leila et ses 4 frères au chômage) végètent et lorgnent chaque jour sur les riches cousins qui les méprisent et les humilient : du début, la cousinade de patriarches aux funérailles du grand-père, à la fin – le mariage où valsent les billets avec les danseurs – on sent l’opulence et la morgue de ce cousin qui n’hésitera pas à expulser le père pourtant proclamé parrain qui avait réuni les 40 pièces d’or du premier et plus prestigieux cadeau de mariage mais que Leila a volées pour acheter la boutique ; plus encore, la servilité du père, Harpagon aux cassettes révélées par sa fille (dans un dossier de fauteuil) – dos voûté en courbettes quêteuses et mines piteusement chafouines – témoigne de cette servitude volontaire des pauvres dénoncée en son temps par La Boétie : le chef de famille, monstre d’égoïsme, est prêt à tout pour un peu de reconnaissance – et ses enfants, en-dehors de Leila et Alireza, aux combines les plus tordues – Manouchehr devra s’exiler pour échapper au fisc et aux démons de sa famille, Fahrad se perdre dans le fantasme culturiste face aux matches de catch à la télévision et Parvis, le père obèse (par malbouffe ou déprime), se contenter d’un petit boulot d’homme de ménage, de nettoyage des chiottes.

Une double dénonciation, politique et économique, parcourt le film, au point que le cinéaste, dans le contexte tragique des luttes sanglantes des femmes iraniennes pour se débarrasser du voile et de la jeunesse pour abattre le régime des mollahs, peut comparer l’émergence d’un cinéma persan subversif (avec Jafar Panahi ou Mohammad Rasoulof récemment emprisonnés) à l’apparition du néo-réalisme italien sur les ruines du fascisme… L’aspect économique est traité habilement, de manière rarement démonstrative (en-dehors de la scène d’ouverture, en vue aérienne et plans de foule, des ouvriers en colère) – bien plutôt allusive, avec les tweets de Donald Trump, les sanctions internationales, la course effrénée des quatre frères d’un bureau de change à l’autre, face à la dévaluation de la monnaie et à la perte de la valeur-or de la fortune paternelle.

Pour le féminisme, ce n’est pas le moindre paradoxe que Leila, la sœur protectrice, pourtant voilée et vouée à la tradition, à sa famille, soit la plus virulente, avec la rage du désespoir, à dénoncer la turpitude de son père, la soumission de sa mère et la pusillanimité de son frère Alireza, le seul homme un peu positif de l’histoire, qui se délestera de ses scrupules familiaux et de sa lâcheté sociale (il fuit l’émeute des ouvriers casqués réclamant leur dû à la fermeture de l’usine) pour lancer un pavé sur une vitre de son usine ou affronter le cousin arrogant et saccageur du rêve paternel…Personnage émouvant, bouleversant même, joué par Navid Mohammadzadeh, là où Taraneh Alidoosti, dans le rôle de Leila, si excellente soit-elle, cinglante dans ses propos, habitée par une révolte jamais apaisée, animée par une conscience aiguë de l’enfermement familial, semble ne jamais lâcher prise, et trop rarement s’abandonner à la joie ou à la tendresse – sur la terrasse avec Alireza, au départ de Manouchehr à l’aéroport…

Les dialogues tendus de Leila et Alireza, sans scorie – regards intenses et amour sans concession – ponctuent le film, non pour délivrer le message politique ou familial du réalisateur mais pour suggérer la violence émotionnelle, la dimension dramatique, shakespearienne (de l’aveu même de Roustaee) d’une action portée moins par un scénario complexe ou préétabli que par la parole, par les palpitations de l’espérance et les désillusions du réel. Le frère incarne ici la réflexion, l’hésitation, le dilemme, entre volonté de prendre du recul (sinon de fuir) et attachement viscéral à sa famille tandis que la sœur, instinctive, tout d’un bloc, vibre d’amour-haine pour les siens, dominant sa mère si falote, prête à mettre en danger l’honneur de son père en volant l’argent pour l’achat de leur boutique et à vomir à son père ses quatre vérités, en madone crucifiée, qui a dû renoncer, sous la pression paternelle, à l’homme aimé entrevu, retrouvé un instant dans un reflet vitré. L’un de ces écrans qui miroitent ça et là, la barrière de la douane, le carreau cassé à l’usine par Alireza enfin révélé à la lucidité, à la maturité, à la révolte… La raison coupable, empêchée, si faible face à l’instinct, la conscience, l’amour dans leur véhémence inapaisée : le duel entre ce frère (trop ?) réfléchi et sa sœur en colère est superbe et comme irréconcilié, sans jamais un mot ou un geste explicite de tendresse, comme si la vérité s’en moquait, que l’enjeu fût plus noble et plus exigeant, à un autre niveau…C’est dans l’intimisme que le cinéaste est le plus convaincant, que l’épique s’incarne, que la tragédie shakespearienne se noue : le huis-clos de l’appartement familial, construit par le chef opérateur, où les (pourtant grands) enfants dorment ensemble, interdit toute intimité et crée une familiarité aussi insupportable par moments que potentiellement fraternelle, une oscillation exaspérée entre cohésion et promiscuité…Comment voulez-vous dans ces conditions que la parole ne soit pas tonitruante, le ton toujours agressif, l’implosion imminente – tropisme socio-culturel des milieux défavorisés qu’analyse dans sa propre famille une certaine Annie Ernaux, récent prix Nobel de littérature ?

Le film commençait par un montage alterné et des images assez étourdissantes, passant du privé au public, de l’intimité au collectif : le gros plan sur un vieil homme solitaire, le père, Esmail, fumant une cigarette au soleil, priant avant de retrouver ses cousins ; la plongée sur une quasi-émeute d’ouvriers mis brutalement au chômage par la fermeture de l’usine et à qui l’on ordonne, menaces à l’appui, de ne pas réclamer le salaire dû depuis… un an ; la contre-plongée sur un corps de femme en pleine séance de massage, dont on devine l’abandon malaisé aux soupirs appuyés et aux tapotements énergiques du praticien. Leila entre en scène : elle sera l’héroïne douloureuse, impossible, de cette histoire, de cette chronique d’une défaite annoncée.

Leila et ses frères se referme sur une scène magnifique, centrée sur Alireza dont une nièce (une fille de Parviz) fête son anniversaire au milieu des flonflons, des ballons et des jeunes filles en fleur, là où pleuvaient les dollars chez les cousins, exclusivement mâles, dans leur palais doré : au même moment, le fils, qui a tant pesé pour rendre au père l’argent repris pour la boutique (Leila ayant cédé), considère le vieil Esmail apparemment assoupi, un bras relâché ; il se rend bientôt compte qu’il est mort ; effondré, il lui ferme les paupières, tandis que la fête continue, insoucieuse du destin.

« Je m’en irai bientôt au milieu de la fête / Sans que rien manque au monde immense et radieux » – écrivait Victor Hugo à la fin de « Soleils couchants » dans ses Feuilles d’automne.

La vie, la mort. Le pardon et l’amour, les loyautés à trahir – les fidélités à reconquérir. Tout est réconcilié.

Claude

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