BlacKkKlansman – Spike Lee

 

Soirée débat mardi 25 à 20h30

Film américain (vo, Août 2018, 2h14) de Spike Lee avec John David Washington, Adam Driver et Topher Grace

Présenté par Jean-Pierre Robert
Synopsis :  Au début des années 70, au plus fort de la lutte pour les droits civiques, plusieurs émeutes raciales éclatent dans les grandes villes des États-Unis. Ron Stallworth devient le premier officier Noir américain du Colorado Springs Police Department, mais son arrivée est accueillie avec scepticisme, voire avec une franche hostilité, par le commissariat. Prenant son courage à deux mains, Stallworth va tenter de faire bouger les lignes et, peut-être, de laisser une trace dans l’histoire. 

 

A brûle-pourpoint, j’ai un sentiment mitigé par rapport à ce film. D’abord,  il faut reconnaître  avec « le Monde »,  que c’est un film haletant, comme le sont les bons thrillers. Il y a aussi de remarquables acteurs. Ensuite, la manière de fondre et de faire se rejoindre les années 60 et l’actualité du moment est remarquable. Et puis l’infiltration du KKK, est un sujet réjouissant. Ajoutons qu’il y a eu la présentation-débat animée par Jean-Pierre, avec  mesure et objectivité et plutôt tonique.

Maintenant,  j’ai quelques objections, d’abord le premier plan,  commence par une citation : (autant en emporte le vent? dites moi  si  le savez.)  on voit  la guerre de sécession et son prix en  morts, en blessés, et en souffrance. Mais pourquoi ces blessés sont-ils  bien rangés  à même le sol, le long d’une voie ferrée,  pour être brancardé ensuite ailleurs ?   Démonstrative mais curieuse logistique.  Voilà qui  ouvre le film, la guerre du Nord contre le Sud, le racisme est au Sud,  du coup, on sait où est sa place exacte. (Cette séquence et d’autres montrent que le cinéma peut parfois comme la guerre être  une  affaire de grosse artillerie)

Ensuite, on est devant un film dynamique, bien joué, bien filmé, mais dont le scénario m’indispose parfois, je ne vais pas faire une liste, voici un  exemple, pourquoi donc Spike Lee fait-il un parallèle entre les discours  qui revendiquent le  Pouvoir Noir et ceux du Pouvoir Blanc Suprématiste ? Peut-on placer sur un pied d’égalité  le discours de l’opprimé et celui de l’oppresseur ?  C’est ce que fait ce film et   c’est ce qui me  gène.

J’ai apprécié le  passage de fiction  à documentaire, il est magique dans ce film tant l’actualité présente  en épouse les formes. D’une certaine manière les séquences de Charlottesville et le discours du Président Trump  confèrent au film une note d’authenticité, puisque  réalité et  fiction se continueraient  tout comme le passé et le présent.

Je ne doute pas du présent, peut-être que cette manière d’évoquer le passé ne me convient qu’à moitié. Pour la première moitié,  le film  de Speek Lee est efficace et attractif, et pour la seconde, je lui trouve trop de faux équilibres.

Ajoutons que ce film a obtenu le Grand Prix à Cannes 2018. Nous avons vu et nous verrons des films moins schématiques qui n’ont pas eu cet honneur , dont c’est une litote, le mérite n’est pas moindre.

 

 

Una Questione Privata – Paolo et Vittorio Taviani

 

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Soirée débat mardi 18 à 20h30
 

Film italien (vo, juin 2018, 1h25) de Paolo et

Vittorio avec Luca Marinelli, Lorenzo Richelmy et Valentina Bellè

Distributeur : Pyramide

Présenté par Georges Joniaux

 

Synopsis : Eté 43, Piémont. Milton aime Fulvia qui joue avec son amour : elle aime surtout la profondeur de sa pensée et les lettres qu’il lui écrit. Un an plus tard, Milton est entré dans la Résistance et se bat aux côtés d’autres partisans. Au détour d’une conversation, il apprend que Fulvia aimait en secret son ami Giorgio, partisan lui aussi. Milton se lance alors à la recherche de Giorgio, dans les collines des Langhes enveloppées de brouillard… Mais Giorgio vient d’être arrêté par les Fascistes.

 

« Fulvia, Fulvia, amore mio…Je suis toujours le même, Fulvia.J’ai tant fait, j’ai tant marché…Je me suis échappé et j’ai poursuivi. Je me suis senti vivant comme jamais et je me suis vu mort. J’ai ri et j’ai pleuré. J’ai tué un homme, à chaud. J’en ai vu tuer beaucoup, à froid. Mais moi je suis toujours le même ». Beppe Fenoglio

 Des films sur la guerre de 39-45 en Italie, cinétrafic en recense 44, autant sur le Fascisme, quant aux films sur les triangles amoureux, il en recense 488. Rien de nouveau sous ce soleil-là, sauf l’art.

 Una questione Privata des Frères Taviani a pour cadre  la guerre des partisans contre les fascistes en Italie, une guerre civile dans la guerre mondiale. C’est la seconde fiction sur la guerre après la Nuit de San Lorenzo,  qui concerne un massacre perpétré par les Nazis pendant la seconde guerre mondiale dans leur petit village natal de Toscane.

Ce sujet de la guerre, il l’avait aussi traité  dès 1954 dans leur premier film documentaire : San Miniato, Juillet ’44. Ils y reviennent mais pas seulement.

Una questionne privata  concerne aussi une histoire de triangle amoureux.  Milton aime Fulvia sans oser se déclarer, Fulvia aime le côté lettré de Milton, mais le trouve un peu triste. Elle semble lui préférer son ami Giorgio, peut-être moins brillant mais plus joyeux, plus fantaisiste. Jamais le film ne nous permettra de trancher sur cette simple question : alors qui des deux ? De quelque parti pris que l’on soit, il y a beaucoup d’incertitudes dans  cette histoire amoureuse.

L’art des frères Taviani dans ce film consiste à croiser les thèmes pour en faire surgir un autre :

Lorsqu’on lui suggère que peut-être Giorgio et Fulvia s’aimaient, Milton devenu partisan, cherche à retrouver Giorgio, que lui veut-il ? Là encore le mobile est flou, seulement savoir ? Incidente ! Giorgio  lui-même partisan vient d’être capturé par les fascistes.

Milton cherche à délivrer son ami, il ne pense plus qu’à ça, sa guerre à lui se place au service de cet objectif, son objectif particulier dicté par son obsession amoureuse et de son douloureux besoin de connaître*(1)- Et pour connaître, il faut tenter de délivrer Giorgio parce qu’il est son grand ami, que c’est un brave, en danger de mort, et qu’il est aussi un rival avec qui il doit parler.

Milton donc devient une sorte d’électron libre. Un combattant dont le combat et les objectifs échappent aux autres et à la cause. Il veut échanger  un prisonnier fasciste contre Giorgio. Il lui faut d’abord en trouver un  ou le capturer.

Avec ce film on entre dans la brume, elle est omniprésente durant toutes les figures de guerre. Cette brume est réelle autant que métaphorique. Et pas seulement pour les Taviani. Où nous emmènent-ils que veulent-ils nous dire ?

La brume c’est celle du lieu, les montagnes pièmontaises, celles de l’époque d’une guerre mondiale et civile, et celle du personnage qui a perdu son chemin, peut-être, celle de la vieille Europe qui retrouve ses vieux démons ?

On pourrait presque dire que les fascistes et les partisans se livrent à un combat fraternel pour leur patrie, tout comme Milton rivalise  avec Giorgio pour Fulvia.  Et si cette petite analogie a un semblant de vrai, on pourrait alors ajouter que les Italiens, dans cette guerre mondiale, l’ont aussi  utilisée à d’autres fins.

Une guerre dont les frères Taviani décrivent les horreurs :  Il y a cette rencontre furtive du partisan avec ses parents à la ville qui nous  permet de saisir l’oppression et la pauvreté des gens de la ville. On est intrigué par ce batteur sans batterie, qui en imite le son jusqu’à ce qu’un crépitement de mitraillette…comme un dernier roulement. Il y a aussi cette enfant lovée près de sa mère morte parmi les morts, et qui se lève de parmi ces morts, va boire un verre d’eau et se recouche près de sa mère. Il y a les hommes qu’on tue à chaud comme le suggère la citation et plus nombreux, femmes, enfants, prisonniers, otages, qu’on tue à froid.

Ce film est simplement beau, et j’ai particulièrement aimé sa fin. Le défi de Milton aux « cafards » puis cette course folle dans la brume entre instinct de survie et désir de mort… et avec sa survie, il peut se libérer de sa passion Fulvia ; il est quitte avec lui-même.

Ajoutons que les Frères Taviani aiment faire des transpositions entre une situation passée et une situation présente. La montée de l’intolérance italienne (seulement?)les heurte. La propagande d’extrême droite leur rappelle le fascisme, ils le disent dans leurs interviews.

 

 

*(1)  Moravia écrivait « la jalousie est une forme négative et douloureuse de la connaissance. »

 

Le Poirier Sauvage de Nuri Bilgé Ceylan

Du 6 au 11 septembre 2018
Film turc (vo, Août 2018, 3h08) de Nuri Bilge Ceylan avec Doğu Demirkol, Murat Cemcir et Bennu Yıldırımla

Titre original Ahlat Agaci
Distributeur : Memento Films

 

 

 

Présenté par Georges Joniaux

Synopsis : Passionné de littérature, Sinan a toujours voulu être écrivain. De retour dans son village natal d’Anatolie, il met toute son énergie à trouver l’argent nécessaire pour être publié, mais les dettes de son père finissent par le rattraper…

Le Poirier sauvage, Œdipe, quand tu nous tiens !

Les films sur la relation Père et fils sont innombrables, c’est un sujet inépuisable.  C’est en effet une relation particulièrement complexe (d’Œdipe, bien sûr !).Entre autorité et laisser-faire,  rivalité, complicité,  estime, mépris, que sais-je. C’est un thème que Nuri Bilgé Ceylan aborde comme tous les sujets de ses films, de main de maître. Il y a toujours cette même exigence narrative : « j’aime les histoires ordinaires des gens ordinaires » «  Les postures  mentent moins que les mots ».

Sur ce genre de sujet nous savons tous d’expérience,  qu’il faut aussi pouvoir trouver la bonne distance. Or, Nuri Bilgé Ceylan est toujours proche de sa propre vie lorsqu’il écrit ses scénarios. On a l’impresssion, peut-être l’illusion,  que de film en film, on pourrait faire sa biographie. Mais, il a trouvé le moyen d’échapper à la pure autobiographie. Le hasard a placé sur son chemin les personnes par qui allait germer le sujet et se dessiner le scénario :

L’idée de ce film lui vient quand, avec Ebru, il rend visite à un ami dans la péninsule de Gallipoli. Là il rencontre un instituteur du village de son enfance. « Il avait un esprit très vivant, curieux » et dit-il : «  j’ai compris qu’il n’était pas respecté par son entourage. J’ai voulu en savoir plus, peut-être car certains aspects de sa personnalité me rappelaient mon père ». « Je suis allé voir son fils, également instituteur, Akin Aksu à Çannakale.

Je lui demande alors d’écrire les souvenirs qu’il avait  de son père, Akin Aksu me répond en 80 pages ». «  J’ai alors  compris que ce fils devait coscénariser le film et que je devais déplacer le film vers le fils ».

Il y a toute sorte de manières de regarder ce film :

On sait que N.B Ceylan est un moraliste. Les questions de la bonne conscience qui recouvre tout, celle qui comme dit Jankelevitch, fait  « de la mauvaise conscience à peine une expérience psychologique », donc comme une sorte d’illusion permanente ; le mensonge ; la vanité ; l’égocentrisme ;  les petites lâchetés et velléités de la vie quotidienne; les contradictions. Et en effet, tout cela, comme dans l’œuvre entière de Ceylan,  existe dans « Le Poirier Sauvage ».

On peut aussi le voir comme un roman d’apprentissage,  Sinan, le fils, de retour au village après ses études universitaires qui le préparent à devenir instituteur, et qui projette de devenir écrivain, il rencontre différentes personnes qui sont autant de heurts successifs et de jalons dans sa formation, dans sa compréhension du monde. Et cette approche serait tout aussi valable.

Il y a aussi la psychologie du jeune homme une sorte d’adolescent prolongé qui « se pose en s’opposant », qui donc  aime la provocation, on le vérifie avec l’un de ses anciens amis avec qui il finit par se battre. Et plus encore avec Süleyman,  l’écrivain, que Sinan gratifie de compliments ambigus, avant de lui rentrer dedans, d’ironie en insolence -Une pertinence impertinente-

Il y a surtout, cette relation père/fils. Ce conflit père/fils, nous en avons eu une répétition générale dans son débat avec l’écrivain Süleyman qui est une sorte de figure paternelle.

Il y a donc Sinan, ce personnage à la Dostoïevski, fougueux, contradictoire et Idris, son père, tout droit sorti d’un roman de Tchékov, (une sorte d’Oncle Vania qui n’aurait pas de beau-frère).Ce père, instituteur, est aussi un joueur, toujours en dette et sans le sou,  il n’hésite pas à quémander de l’argent à son fils, peut-être même à lui en  dérober. Jouant, il met en danger sa famille. Il se dérobe aux us de ses collègues,  il préfère les cafés populaires où il peut jouer aux courses.  C’est en effet, un homme peu estimé, les seules personnes qui l’abordent sont ses créanciers et les joueurs désœuvrés.  Mais ce père a aussi un jardin secret, un refuge, la campagne de son enfance, où il  passe ses jours de repos où il travaille comme un paysan. Il y vit dans le sous-sol humide de la maison de son père, homme un peu acariâtre. Devant la maison de son père, Idris creuse un puit…(à peine perdue). Dans cette campagne,  c’est un homme reconnu pour sa serviabilité.

Sinan a de grandes espérances et  grand mépris pour ce père, ce petit homme, ce dilettante. Il s’en ouvre à sa mère, lui reproche d’être faible, de ne pas divorcer. Elle ne mord pas à son discours: « Contrairement aux autres jeunes gens,  l’argent ne l’intéressait pas, il aimait la nature et il savait en parler, et il l’aime encore maintenant » . Sinan dédicace  pour sa mère le livre qu’il vient de publier à compte d’auteur : « le Poirier Sauvage »  Mais comment Sinan a-t-il fait pour que son livre soit imprimé?  Sinan a aussi ses travers. Les figures oniriques et imaginatives de sa culpabilité (le cheval de Troie, le chien qui se noie, le père endormi) indiquent qu’il se passe quelque chose, qu’il y a des tensions dans l’inconscient de  Sinan …Des intrusions dans sa bonne conscience.

Après un bout de chemin, Sinan  a pris la voie de son père, désormais retraité,  est-il comme lui  devenu à son tour instituteur ? Il vient le voir à la campagne.

Là va s’arrêter cet article car vous n’avez peut-être pas vu « Le Poirier Sauvage ». Ce qui serait dommage, et si c’est le cas, ce n’est sans doute  pas irrattrapable. D’autant que  les  deux principaux acteurs sont épatants,  Sinan Dogu Demirkol, un beau ténébreux, le père Murat Cemcir dont le sourire évoque Omar Sherif.

…Un dernier mot, on sait bien qu’il faut parfois plusieurs vies pour accomplir une seule destinée, dans ce film, père et fils l’incarnent, comme une figure dans un jeu de cartes.

 

PS : N.B Ceylan cite souvent Bergman dans ses interviews. En effet « le silence » qu’il a vu à 16 ans a été un choc déterminant. Mais, il me semble qu’il  ne sera jamais totalement proche de Bergman, il  a de l’humour. 

 

Cinéma d’ailleurs

 

 

 

Ailleurs qu’à l’Alticiné et cinéma d’ ailleurs puisqu’il s’agit de deux films allemands!

 

Vu à l’Ermitage de Fontainebleau :

« Une valse dans les allées », un film de Thomas Stuber, avec Franck Rogowski (Christian)  que les cramés ont pu voir dans Victoria et Sandra Hüller (Marion),  l’actrice principale  de Toni Erdmann. Un film qui se passe dans un supermarché discount au milieu de pas grand-chose, parking, banlieues lointaines. C’est une histoire d’apprentissage, celui de Christian et une histoire d’amour pudique et chaste. Une Valse montre la manière dont le travail et son lieu affectent, absorbent, déterminent sa vie. Le supermarché  c’est une famille où la parole et rare (mais signifiante) et  grande la solidarité, y compris pour  les petites transgressions. Un film objectif, délicat et beau,  que ne verront peut-être pas les employés de supermarché discount,  ni beaucoup d’entre nous  au demeurant, et c’est vraiment  dommage.

 

Vu au Méliès de Nemours :

Inespéré, la Révolution Silencieuse de  Lars Kraume, un film qui a déjà quelques mois, le synopsis : Allemagne de l’est, 1956. Kurt, Theo et Lena ont 18 ans et s’apprêtent à passer le bac. Avec leurs camarades, ils décident de faire une minute de silence en classe, en hommage aux révolutionnaires hongrois durement réprimés par l’armée soviétique. Cette minute de silence devient une affaire d’Etat. Elle fera basculer leurs vies. Face à un gouvernement est-allemand déterminé à identifier et punir les responsables, les 19 élèves de Stalinstadt devront affronter toutes les menaces et rester solidaires.Une histoire vraie. Ce n’est pas un acte de résistance tel « la Rose Blanche ». C’est juste le début d’une prise de conscience de jeunes lyceéens allemands et pourtant… Cet excellent film retrace comment la machine stalinienne à broyer les  enfants  fonctionnait : Intimidation, désinformation, chantage,  délation, répressions zélées etc. Le temps était à la peur…Le plus petit acte de résistance exigeait le plus grand courage, à Stalinstadt la bien nommée, comme dans tout le bloc de l’Est. Ce film rappelle  aussi qu’en 1956, curieusement,  les Hongrois aspiraient à la liberté et à la démocratie…Un film bien mené qui a quasiment fini de passer en salle et qu’il faut guetter sur nos écrans de télé  pour ne pas le louper.

Georges

 

Les Rencontres de Prades, 59ème Festival

 

 

Amis Cramés de la Bobine Bonjour,

Danièle et Henri  s’y entendent mieux que personne pour convertir des cinéphiles raisonnables en inconditionnels du ciné à haute dose. Nous étions 13  cramés de la bobine (et il faut l’être) pour ce 59e  superbe festival de  Prades 2018 !  Un cru classé sans doute, en tous les cas, 37 projections en 8 jours !

J’en ai séché quelques-unes, mais très peu. (Dont une journée pour cause d’ascension du Canigou, avec Henri « chef de cordée » !).

Le Canigou sauf notre respect, présente en difficulté de la roupie de sansonnet à côté de cette montagne de projections qui nous attendent chaque année au festival.  C’est une expérience exigeante et toujours renouvelée que d’y assister. Une excellente condition est requise. Sinon, comme moi, vous n’échapperez pas à quelques épisodes  de somnolence, vous savez ça commence par une sensation de dilution de la conscience, qui conduit de la fiction du film à celle du rêve sans à-coup. Je suis chaque fois stupéfait de voir comment notre cerveau s’arrange avec ça. D’abord, vous fermez « un peu » les yeux, et les sons sont comme amplifiés, vous en êtes contant, ensuite, tout va très vite… Gare aux ronfleurs !

Deux  invités pour ce festival Marion Hänsel, pour la première moitié, et Laurent Cantet pour la seconde.

Je devrais certainement ne pas m’en vanter, je ne connaissais pas Marion Hänsel.Une réalisatrice belge, au ton vif et franc. Elle dégage l’impression d’être, comme beaucoup d’artistes,  une grande angoissée. Elle a la coquetterie de ne pas revoir ses films… et  du coup, ne s’en souvient guère ou d’une manière déformée,  et donc elle répond en confondant des plans qui auraient pu exister avec ceux qui existent.  Ce qui l’intéresse, ce sont les rencontres qu’elle a faites durant ses tournages dans le monde, car c’est une grande voyageuse, elle se rappelle comment elle s’est entendue ou disputée,  et puis il y a sa chère équipe, sa famille en somme. Elle a un contact chaleureux avec le public qui le lui rend bien. Elle a ses inconditionnels.

Si elle est peu explicite sur ses intentions, de film en film on retrouve des figures prégnantes. Pour ce qui me concerne, j’ai un avis plutôt contrasté, je trouve son oeuvre est inégale, mais peut-être que je me trompe. Je vais en  signaler deux que j’ai beaucoup aimés.

D’abord, il y a « Si le vent soulève les sables »2006. Une histoire de migration humaine, donc une histoire de misère absolue, de bad trip (sans métaphore) et de   mort. Et dans cette histoire celle sublime de Rahne et de la petite Sasha sa fille. Il faut que vous empruntiez le DVD quelque part : à la médiathèque ? Ce serait trop dommage de ne pas éprouver avec les personnages,  l’errance, le soleil écrasant,  la faim, la soif, la violence et la peur,  bref, tout le malheur d’être humain à quelques heures de vol de notre douce France.

Le second, c’est  « Between the Devil and the deep blue sea ».1995. Une ambiance.  On pense un peu à cette chanson d’Axel Bauer, Cargo de Nuit. Une histoire de marin donc, une histoire d’entre deux ou de transit, comme on veut. Le marin est entre une terre et une autre, entre le port et la terre, entre hier et aujourd’hui. Là encore il y a une belle rencontre entre ce marin et Li, une petite fille chinoise. Ce marin a   quelque part une femme qui l’attend, et elle attend aussi un enfant de lui. Le marin, quand il lit les lettres de cette femme, entend sa belle voix. Elle lui dit des choses simples, des choses de la vie.  Il a une décision à prendre, c’est complexe un homme.

Je ne vous parlerai pas des autres films que j’ai un peu  moins aimés, d’ailleurs Marie-No en parle très bien. Mais je retiens de  Marion Hänsel qu’elle est travaillée par la question « des  parents insuffisamment bons », des mères et des pères défaillants,  par cette question de la rupture,  de l’absence et de l’abandon et ses blessures. Et parfois de la violence familiale, Équilibres, son court-métrage de 12 minutes, constitue une excellente introduction à son œuvre. Comme si justement, après l’excès de ce court-métrage, elle avait ainsi trouvé un juste équilibre  pour aborder ces questions.

Deuxième partie de la semaine, arrive Laurent Cantet. Accompagné de Michel Ciment. Michel Ciment, c’est une encyclopédie vivante du cinéma. Avec lui, c’est comme si  vous étiez un dans un grand restaurant avec un gastronome qui ne reconnaît pas seulement les subtilités d’un plat, mais aussi la recette, les tours de main, et l’histoire…Quelqu’un qui sait de quoi il parle et en parle d’une manière à la fois simple et précise.

Et je me souviens du presque début de la première interview de Michel Ciment :

MC :– vous avez obtenu une palme d’or, ça aide pour faire des films non ?

LC :– La palme d’or !  C’est sans doute un malentendu ! Et ça n’aide pas plus que ça.

Laurent Cantet dont j’avais vu presque tous les films (Cramés obligent !) est humble, particulièrement attentif, et gentil, capable d’écouter et de répondre toujours au bon niveau. Bref, c’est le genre de gars qui nous donne l’impression de poser des questions essentielles, avec qui vous pouvez facilement échanger, c’est plus rare qu’on ne le pense.

Après l’atelier que nous connaissons bien, avec les très beaux rôles pour Marina Foïs et du jeune Matthieu Lucci,  puis un gentil film Jeux de plage où l’histoire d’un père intrusif. Et surtout les Sanguinaires, que se passe-t-il lorsqu’un homme décide de passer le jour de l’an 2000 sur une île déserte, loin de la modernité et de ses connexions,  avec de vieux amis . Mais les vieux amis ne sont plus exactement ce qu’ils étaient, et ça, c’est intolérable pour quelqu’un qui cultive l’illusion de ne pas changer.  Bref, une quête de l’absolu qui tourne mal. Le tragique, c’est l’homme.  Suit FoxFire,le gang des filles, lui aussi vu aux Cramés. Puis Retour à Ithaque, heureuse retrouvaille, une sorte de huis clos en plein air !  La petite histoire des personnages correspond à la grande histoire de Cuba, oppression, peurs, frustrations, blessures, et dignité tout de même. A Cuba qu’ils aiment en dépit de tout, qui est leur identité.  Aurait-il été possible à Cuba de survivre avec des dirigeants moins paranoïaques ? Les cubains n’ont pas eu le choix, de toutes les manières.

Suit un court-métrage qui rappelle la période Devaquet, « le fameux ministre de l’enseignement supérieur,  qui se fit refiler dans les mains, une  patate (très)  chaude » : Tous à la manif.  Tous ? Vraiment ? Il ne faut que quelques images à Laurent Cantet pour faire sourire de cette imposture unanimiste. Suit Ressources humaines, que nous connaissons et qui montre une fois de plus que ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de bons films, trop d’invraisemblances, trop de jeu avec nos sentiments. Et pourtant le rôle du père, on le sent crédible.  Vers le Sud, un sujet rare, comme souvent, co-scénarisé comme souvent dans les films de Cantet, par Robin Campillo, le tourisme international de consommation est une pratique de riches,  souvent une plaie, à propos de consommation, ici il s’agit du tourisme « amoureux » de femmes esseulées, je n’avais jamais vu ça au cinéma. Là encore, si je peux m’autoriser ce conseil, trouvez le  DVD, Charlotte Rampling exceptionnelle (c’est un pléonasme). Suit L’emploi du temps, un cadre (consultant) licencié qui continue à vivre comme s’il travaillait, le rôle et l’apparence  tiennent lieu de travail. (D’ailleurs, comme c’est un curieux miroir, interprété par des acteurs, des gens pour qui le travail est un rôle).Comme ce film nous rappelle l’affaire Romand, on projette sur le film nos craintes, et comme la musique est inquiétante, on est d’autant plus inquiet. Cet antihéros n’est pas Romand, Cantet s’en défend. Juste un imposteur ? Alors pourquoi cette ambiance annonciatrice de malheur?  Juste pour jouer avec nos nerfs ?

Pour finir,  Entre les Murs.La palme d’Or et le bouquet, j’étais curieux de le revoir et je vais être beaucoup plus long que pour les autres parce que, je trouve que ce film condense bien des traits de Laurent Cantet, d’abord un cinéma sans acteurs professionnels, ensuite il se tient à la limite du documentaire. En fait une sorte de docufiction. Ici, la vie d’une classe de collège, (peut-être y a-t-il un biais d’échantillon, c’est une collection de cas!).  Très rapidement nous sommes conduits à épouser le point de vue du professeur et nous voyons le groupe d’élèves à travers lui. Nous nous identifions, de sorte que nous approuvons ses réponses, les trouvons justes, fines etc… Nous compatissons à ses affres. Un peu comme dans l’emploi du temps, nous sommes illusionnés par nos propres clichés, et les « trucs » du film qui nous y conduisent… Deux  constats : a) fini les gentils cancres rêveurs de Prévert, voici le temps des cancres affirmés, solides. b) On a l’impression qu’à l’école tout semble se passer comme si les questions de cours n’étaient  plus que prétextes à éduquer sur autre chose. Nous passons de l’enseignement des disciplines (lettres, maths etc.) aux formes modernes et softs de la discipline au sens comportemental.

Michel Ciment parlait de la présence du père dans les films de Laurent Cantet. Les figures du père, dans leurs variétés, traversent en effet tous ses films et celui-ci n’y échappe pas. Qu’ajouter ? Le cinéma de Laurent Cantet résiste bien au temps, c’est un bonheur de voir et revoir ses films.

Quelques mots sur les avant-premières, elles nous promettent de beaux jours aux Cramés de la Bobine :

 D’abord, il y a Contes de juillet, un diptyque de Julien Brac,  il est bien connu des Cramés de la Bobine, tout le monde et lui en premier s’accordent pour dire que son cinéma est dans la veine d’Eric Rhomer. Ajoutons ce qui lui est  propre : sa limpidité, son  humour, sa fraîcheur,  sa joie de vivre, son ton . Ses contes sont  exactement le genre de film dont on sort heureux. L’idéal serait d’avoir la présence de Julien Brac au moment de la projection du film. Il ressemble à ses films.

La stoffa dei Sogni, j’en ai déjà dit deux mots dans le blog,  voici un film italien que je vois pour la seconde fois, original, drôle, inventif, et que vous ne verrez pas, pourquoi ?  Pas de distribution en France !

Amin de Philippe Faucon, j’avais eu l’avantage de présenter Fatima aux cramés  et du même coup de voir tous les films de philippe Faucon. Celui-ci me semble moins fort que Fatima parce qu’il laisse une impression de déjà-vu ; mais c’est peut-être moins vu qu’il n’y paraît. Amin, c’est la vie et le destin d’un migrant qui tout comme Fatima est celle d’un sacrifié…Il y a quelque chose qui demeure quand on a vu ce film,  la sensation d’un film  délicat et de tragique à la fois, l’histoire d’une multitude d’êtres dans le monde. Précisement, tous ceux sacrifient leur vie, pour une communauté, ailleurs.

Leto de K.Serebrennikov, je n’en dirai rien,  sauf que je suis sorti au bout de 10 minutes de la salle. Je n’aimais ni la musique, ni les dialogues, ni les personnages. Plus jamais ça!

…Et je garde pour la fin un bon film, (bien qu’il fût présenté le premier jour) : Woman at war, ce film Islandais de Benedikt Erlington  avait avant sa sortie été repéré par Marie-No. Un film qui parle d’écologie, c’est assez rare pour être signalé et …d’activisme ou de  terrorisme écologique comme on voudra. On peut le faire bêtement,  on peut aussi en faire du bon cinéma,  soulever des questions éthiques, montrer des systèmes  de communication, activistes d’un côté,  politico-médiatiques de l’autre. On peut le faire avec un scénario drôle et sur le mode de l’aventure, à la manière de Robin des Bois, sans juger, en nous laissant le soin de le faire. Si en outre pour le premier rôle on a une actrice formidable, alors ça risque bien d’être un bon film. Cette actrice existe, nous l’avons vue dans le film : Halldora Geirhardsdottir« facile », retenons bien ce nom !

Merci à l’équipe des Ciné rencontres de Prades, pour son magnifique festival, sa convivialité et tout le bonheur qui va avec.

Georges

Vu du jardin  « l’Hostalrich » l’Hôtel de Nanou et de sa mère. C’est exactement notre vue lorsque nous sifflons canon sur les tables du jardin.   

Comme des Rois de Xabi Molia (2)

 


Du 5 au 10 juillet 2018
Soirée débat vendredi 6 juillet à 20h30
Film français (mai 2018, 1h24) de Xabi Molia avec Kad Merad, Kacey Mottet Klein, Sylvie Testud, Tiphaine Daviot, Clément Clavel et Amir El Kassem

 

Animé par Alain Riou
 critique au « Nouvel Observateur », au « Masque et la plume » et au « Cercle »

 

Distributeur : Haut et Court

Synopsis : Joseph ne parvient pas à joindre les deux bouts. Sa petite entreprise d’escroquerie au porte-à-porte, dans laquelle il a embarqué son fils Micka, est sous pression depuis que le propriétaire de l’appartement où vit toute sa famille a choisi la manière forte pour récupérer les loyers en retard. Joseph a plus que jamais besoin de son fils, mais Micka rêve en secret d’une autre vie. Loin des arnaques, loin de son père…

 

Comme beaucoup d’entre nous, j’apprécie l’article de Marie-No. Ce n’est pas un film inoubliable, et donc nous l’oublierons. Durant la projection je pensais à un autre film, « je règle mon pas sur le pas de mon père,  de Rémy Waterhouse avec Jean Yanne et Guillaume Canet ». Un père escroc qui cherche à faire de son fils un escroc et finit même par l’escroquer tellement il est escroc.

Dans « comme des rois », il n’y a que deux personnages. Un père et un fils.  Et là aussi, on est   en présence  d’un père dangereux. C’est, comme dit Alain Riou,  un mythomane,  mais bien plus je crois, un auto- mythomane, un homme qui a la faculté de s’auto-illusionner, et qui en perdant, comme chaque fois, ne désespère jamais car il est incapable de se remettre en question. Avec son fils la règle est simple,  d’abord,  il le manipule, le fait entrer de gré ou de force  dans son jeu (combines, larçins, escroqueries diverses)et toutes les fois où son fils réussit, (selon les règles du père)  il est fier de ce qu’il lui a appris, toutes les fois où il échoue,  il devient cassant, dépréciatif. C’est un personnage narcissique qui donc se noie dans son image.

Quant au fils, curieuse mise en abyme (au 2edegré, car c’est un film qui le dit), remarquons-le, pour être lui-même,  pour ne plus être quelqu’un dont on se joue, il choisit de tenter de devenir acteur, quelqu’un   qui joue au lieu d’être joué.  Acteur, c’est ce qu’il sera, en prison avec (et à cause de…)  son père dans le dernier plan du film.

L’un tire l’autre vers le fond, avec la certitude d’être un éducateur, et l’autre qui même au fond du trou, continue de jouer à l’acteur et en  même temps le jeu de son père qui s’en trouve valorisé. L’un et l’autre dans la plus parfaite inconscience du « drôle de drame » ou de « l’horrible comédie » qu’ils jouent et se jouent.

 

Retour au Palais – Yamina Zoutat

 

Soirée débat lundi 18 à 20h30

Film franco-suisse (avril 2018, 1h27) de Yamina Zoutat

 

Présenté par Françoise Fouillé
Synopsis : C’est une gigantesque demeure qui compte, dit-on, 6999 portes, 3150 fenêtres et 28 kilomètres de couloirs. Des caves aux greniers et jusque sur les toits, le personnel de la maison s’affaire à toute heure, pendant que les murs résonnent de ce qui se juge ici. Enfants battus, trafics, divorces, enlèvements, crimes de sang… Cette maison, c’est le Palais de Justice de Paris dont le déménagement est imminent.

Curieux ce synopsis, tellement dissocié du contenu  du documentaire, après « pendant que les murs résonnent de ce qui se juge ici », tout le reste est presque  hors-champ.

Donc, voici le Palais de Justice.  Il est présenté par ses détails,  comme les pièces d’un  vaste puzzle dont nous ne connaîtrons pas l’ensemble. (Boiseries, pierres et serrures,  mais aussi obscurité, étroitesse des lieux, WC à la turc en acier. Il y a aussi le bruissement des  voix  et des choses…chariots et serrures… et  résonne parfois des clameurs humaines, sans doute hanté par le convoi du 24 janvier et quelques autres.  Il y a aussi   des personnages, ils sont là un peu comme dans un jeu des 7 familles, dont nous ne connaîtrions pas exactement  les familles,  un coursier intérieur et son diable  porte-dossiers, une standardiste aveugle, souriante et jolie, des policiers de tous poils, des agents techniques,  etc… et un instant,  de loin,  séparés par une vitre, des gens de loi, revêtus de « robes » rouges  ou noires*(1),  graves, assis dans un certain ordre,  obscure. Ils apparaissent  à la fois  kitchs et solennels. Bref, ce que nous montre Y.Z, c’est un peu d’histoire, celle du palais et l’évocation de quelques   « beaux assassinats »  dans le lieu où on les traite. Un lieu aux fonctionnalités et aux  pratiques  vieillottes.

Curieusement, les seules allusions à la peine tiennent en un objet insolite, l’urne patinée :   coupable, non coupable ( Urne qui nous assure-t-on  a contenu des condamnations à mort).  Ajoutons  son complément, une broyeuse à papier électrique dernier cri. Sans elles on  oublierait presque que ce palais est le pourvoyeur des prisons, lieu qui peut-être,  avec le 16ème arrondissement de Paris, est le mieux préservé de la mixité sociale.

Il y a  dans ce doc d’Y.Z  une nostalgie sincère, le Palais représente un attachement,  une Vie. Une vie  d’observation et de travail  pour décrire justice et injustices , nostalgie teintée d’ambivalence…(un peu celle de quelqu’un qui dirait c’était mieux avant dans un téléphone portable (2*) « dernière génération »,

…et ce matin, je tombe sur cette citation : «  Le verdict ne vient pas d’un seul coup, la procédure se transforme peu à peu en verdict. » voilà qui, comme souvent avec Kafka,   tombe à pic.

 

(1*)A ce propos, Françoise nous informe que l’hermine est remplacée par une peau de lapin… A la bonne heure!

(2*) ou une caméra si on veut.

 

MILLA – Valérie Massadian (2)

Prix spécial du jury international et de la meilleure réalisatrice au Festival de Locarno
Du 7 au 12 juin 2018
Soirée débat mardi 12 juin à 20h30

Film français (avril 2018, 2h08) de Valérie Massadian avec

Séverine Jonckeere, Luc Chessel et Ethan Jonckeere

Distributeur : JHR Films

Présenté par Georges Joniaux

Synopsis : Milla 17 ans, et Leo à peine plus, trouvent refuge dans une petite ville au bord de la Manche.
L’amour à vivre, la vie à inventer. La vie à tenir, coûte que coûte et malgré tout. 

Le premier qui dit la vérité
Il doit être exécuté ». Guy Béart

 

Nous avons  lu des critiques élogieuses de ce film, dans le Monde, la 7èmeobsession, Télérama, les Cahiers du Cinéma et des dizaines d’autres critiques.  D’ailleurs, avec ça, la société de distribution escomptait certainement mieux de ce film qui est demeuré  relativement confidentiel en dépit d’une bonne distribution.  Pourtant, voici un film que les cramés  de la bobine, comme beaucoup de spectateurs en France, n’ont pas aimé. Et, pour certains, pas du tout, du tout…Hier soir aussi, certains n’avaient-ils  pas envie de voir ce film, et plus encore, ce « pas envie », allait crescendo de plan en plan. D’ailleurs une spectatrice en a eu assez et a quitté la salle.

Que s’est-il passé ? Tout le monde est d’accord pour dire que Valérie Massadian filme bien. Il y a des plans magnifiques, un regard de grand photographe,  des enchaînements subtils. Des critiques louent sa profondeur de champ.

Nous avons entendu principalement trois reproches à ce film : Le premier, sa longueur, le deuxième son absence de scénario, le  troisième, le jeu de l’actrice, peu expressive et silencieuse. Ces trois arguments se combinant selon chacun.

Je crois qu’une large part de ces reproches tient à l’intransigeance artistique de Valérie Massadian. Mais de notre côté de spectateurs, ne  sommes-nous pas devant l’écran avec nos habitudes, et nos référentiels qui justement font écran à son travail ?   Alors commençons par nous regarder un peu, à travers nos choix de films  :

Considérons seulement quelques films présentés récemment sur la pauvreté, dans la sélection des Cramés de la bobine. Quand nous les passons en revue, nous constatons qu’ils sont souvent  en quelque sorte allégés par des scénarios à rebondissement, des  dialogues et  scènes piquantes,  il y a de l’action et des  sentiments. De sorte que nous les supportons bien.  Je pense par exemple  à « Louise Vimert », « Sans toit ni loi »,  « le Havre », « Rosetta » « Fatima ». Tous remarquables. Repensons un instant  à  « au bord du monde » de Claude Drexel, il s’arrête auprès des clochards, échange avec eux, mais il introduit dans son film, un artifice paysager, un écrin, «  Paris ma bonne ville (presque sans voitures), Paris ville lumière ». Bref, il biaise.

Je n’ai pas souvenir d’avoir vu une fiction qui soit essentiellement « contemplative » sur la pauvreté, c’est à dire qui se satisfait de la regarder et nous la fait regarder en face.  Et Milla est  pour moi le premier.

Mais  revenons un instant  à Valérie Massadian. Nous avons pu lire, qu’elle avait eu une l’enfance esseulée. Comme elle a eu la chance, la volonté et le talent d’être une artiste, elle a su se distancier de cette expérience primitive, quitter les voies toutes faites que cette expérience traçait. On peut dire qu’elle a été sauvée par l’art et par les quelques rencontres clés qu’elle a pu faire dans ce milieu. Elle a été sauvée par les regards qu’on a portés sur elle, les chances qu’on lui a donné. En tout cas par sa volonté première de se placer dans cette configuration.  Et, on se doute  que son premier film, Nana doit affectivement à Nan Goldin. Les belles rencontres, et la sublimation artistique. Mais Valérie Massadian est issue d’une famille d’artistes, ce qui n’est pas le cas de tous, et elle le sait. Son travail consiste à montrer comment ça se passe quand on vient de nulle part ou de pas grand-chose…

Dans Milla, Valérie Massadian  ne cherche pas à expliquer, elle considère qu’on est assez grands,  elle montre, car elle a à montrer. Elle nous montre quoi ? Trois actes de la vie d’une pauvre jeune femme. Elle aime, elle est veuve et enceinte, elle a un enfant.  Et le scénario ? Presque rien, l’effet du temps et des choses de la vie dans le dénuement – rien que ça- Ce dénuement qui se manifeste  par la gaucherie de Milla avec les objets, avec les activités de sa vie quotidienne, avec les mots, avec les autres.  Quant à sa vie relationnelle, marquée (probablement une fois de plus)  du sceau de la perte, elle est rendue  la plus réduite possible. Valérie Massadian sait rendre cette sensation. Milla montre la volonté sourde  de ne pas prendre de place, de ne pas encombrer, ni par les mots, ni par son corps…à n’être qu’à peine. Bref à compter le moins possible.

Valérie Massadian montre aussi ce que trop de critiques ont appelé la résilience.  Par instinct, par expérience et par lecture, je n’aime pas ce mot et je n’y crois pas.  Sauf si l’on entend par là, la capacité à rebondir et à vivre socialement en dépit  ses vieilles plaies, blessures, parfois inguérissables.  On voit bien que Milla porte les stigmates de ce qu’elle est : Son look, sa gestuelle maladroite, son rapport aux objets,  la pauvreté de son expression faciale. En accentuant le regard, on voit aussi qu’elle utilise toute son énergie psychique à vivre et tenir debout. On distingue l’élan vital d’une personne  tendue vers un devenir incertain, pour elle et pour son enfant. Et avec Ethan, c’est une symbiose, toute maladroite et  angoissée. La réalisatrice a choisi une actrice dont le vécu était voisin de celui de son personnage. Elle qui est une artiste, supposait l’effet cathartique de son travail avec elle. On peut parier que Séverine Jonckerre sera après ce film  délivrée, elle pourra s’ouvrir au monde. Valérie Massadian, qui sait de quoi elle parle, a voulu nous montrer à la fois l’écrasement et la résistance. Nous ne voulons pas voir l’écrasement, nous ne comprenons pas la résistance en question car elle nous est étrangère. Le pauvre n’est pas seulement celui qui n’a pas, c’est aussi celui qui plus que personne paie le prix de vivre.

Avouons qu’il y a plus reposant.

Ajoutons la poétique de  Valérie Massadian, ses cadres, sa bande-son,  mais aussi tout comme les textes qu’elle a choisis,  le poème de Léo, celui de Marie Ravenel par Léo et Milla, Add it up, de Ghost Dance, et la tendre chanson de Fréhel « Où sont mes amants ».

Certainement, je ne vous étonnerai pas de mon opinion, j’aime ce que nous montre Valérie Massadian, j’aime son parti-pris et son courage. Un courage de ne pas être aimée qui ferait frémir n’importe quel acteur du domaine social.  Je pense qu’elle réalise une œuvre de cinéaste. C’est parfois aussi une solitude, souhaitons la brève.

Georges

PS : Je viens de lire l’article de Marie-No, qui comme d’habitude m’a réjoui. Toutefois, je ne partage pas son histoire de bobo, car si les bourgeois existent bel et bien qui sont  les bobos ?  Une catégorie floue et pratique, mais c’est une autre histoire.

…En revanche, Candeloro ! j’en ris encore. 

 

The Third Murder – Kore-Eda

Nominé à la Mostra de Venise et au Festival du film policier de Beaune
Du 24 au 29 mai 2018
Soirée débat mardi 29 mai à 20h30

Film japonais (vo, 2018, 1h43) de Hirokazu Kore-eda avec Masaharu Fukuyama, Koji Yakusho et Suzu Hirose

Titre original : Sandome no Satsujin
Distributeur : Le Pacte

Présenté par Georges Joniaux

Synopsis : Le grand avocat Shigemori est chargé de défendre Misumi, accusé de vol et d’assassinat. Ce dernier a déjà purgé une peine de prison pour meurtre 30 ans auparavant. Les chances pour Shigemori de gagner ce procès semblent minces, d’autant que Misumi a avoué son crime, malgré la peine de mort qui l’attend s’il est condamné. Pourtant, au fil de l’enquête et des témoignages, Shigemori commence à douter de la culpabilité de son client.

Le film commence par un assassinat, Misumi tue un homme en lui assénant un coup de clé à molette sur la nuque et brûle son corps avec de l’essence. Sa culpabilité ne fait aucun doute, d’ailleurs il a tout avoué. Son récit est conforme aux images que nous avons vues. Misumi a déjà fait 30 ans de prison pour deux assassinats. Cette fois il est accusé de vol et d’assassinat. Il risque la peine de mort.

C’est une vérité simple, il a tué pour voler.  La peine de mort existe au Japon, il devrait être pendu, c’est plié. Or, Shigémori, l’avocat de la défense, un homme à la fois cynique et sagace, observe des faits plutôt contradictoires avec la version officielle et  se met à douter des faits.

Nos convictions de spectateurs avancent un peu en même temps que les découvertes de l’avocat Shigémori… nous les remanierons constamment car ce film est aussi un thriller. Du coup nous nous demandons quel est le statut de ces premières images ? Nous montrent-elles le crime ou une version plausible du crime, telle que de Misumi l’a avoué, et telle qu’elle convient à la procureur ?

Il nous sera suggéré différents mobilesdu crime dont deux qui excluent  le supposé coupable.

-Misumi a tué pour voler car il était endetté, dettes de jeu. C’est la version admise (extorquée ?). L’avocat découvre qu’il a 50 000 yens sur son compte et pas l’ombre d’une dette. Nous y reviendrons.

– Il a tué son patron par vengeance. 2 mobiles, il venait d’être licencié ou son patron commettait des actes délictueux.

– Il a tué son patron sur commande de l’épouse qui voulait toucher l’assurance vie.

– Il a tué son patron parce qu’il était incestueux, qu’il aimait  cet enfant un peu comme sa propre fille (qu’il n’a plus revu depuis qu’elle avait 8 ans)

(Si on ne sait pas qui a tué, une certitude, tous les plans de Misumi consistent à protéger cette enfant, y compris contre elle-même)

-Le patron a été tué par n’importe qui

-Il a été tué par sa propre fille et le Misumi endosse ce meurtre.

Koré-Eda a pris soin de rendre la culpabilité ou l’innocence de Misumi indécidable, il s’est arrangé pour que nous ne soyons sûrs de rien.

La défense du coupable ( ?)  Est  l’occasion de voir le fonctionnement de la justice et de la défense et les attitudes des protagonistes. Si l’on se rappelle bien le jeu cynique de Shigemori l’avocat de la défense, on doit se rappeler que la procureure ne l’est pas moins, qui veut refuser l’enregistrement d’un argument parce qu’il contredit sa version. De même elle a retenu l’endettement au jeu comme cause de meurtre alors que Misumi a un compte créditeur récent, confortable, de source obscure. Bref de part et d’autre la vérité ne sort de son puits. Du côté du  représentant du juge, ce n’est pas mieux : « On ne recommencera pas un procès, ça coûte cher  et ça entacherait sa réputation ».

Du côté de l’investigation,  l’avocat bouge lui aussi et faute de percer les mystères de  l’affaire, il découvre des choses intéressantes sur la femme de la victime  et sur sa  fille. L’une, la mère affecte une attitude peinée, que viennent contredire ses magouilles et son silence coupable lors des rapports incestueux de son époux avec leur fille. La fille plus authentique et sensible, est proche de Misumi, « l’assassin » de son père.  L’avocat mesure   le  mystère de cet assassinat et surtout,  le mystère Misumi.  Ce dont témoigne la gradation des plans  de rencontre de ces deux hommes, chacun d’un côté derrière la vitre du  parloir.

Remarquable cheminement de l’avocat. Comment marquer les mouvements de son âme, lui qui prétend justement ne pas avoir d’état d’âme, « l’empathie est inutile pour défendre un accusé, dit-il au début du film ».Pour être plus juste, il faudrait dire : remarquable la manière de Koré-Eda pour montrer l’évolution de l’avocat. Tout se passe dans la relation duelle du parloir. À chaque fois il cadre d’une manière nouvelle, et toutes les variantes de prise de vue sont utilisées, du simple champ contrechamp en passant face à face, un face-à-face avec effacement de la cloison, jusqu’à la fusion, superposition des images de l’un et de l’autre. Il y a même un dialogue, ou le reflet de Misumi le fait paraître tel un spectre. Mais revenons à l’avocat, il ne sortira pas indemne de ces confrontations. Il y a entre lui est Misumi un mouvement progressif  qui rappelle la philosophie de Lévinas, une relation de visage à visage, une relation à autrui, chaque fois plus authentique et qui oblige.

Misumi « La coquille vide » ?  Un prêt à penser.

Le policier qui avait arrêté Misumi il y a 30 ans témoigne à l’avocat :  « cet homme changeait  de version à chaque fois, c’était une coquille vide ».C’est une réflexion qui a de l’allure, même si on ne sait pas trop ce que cela signifie. Dans le dernier dialogue, Shigémori reprend, « Êtes-vous une coquille vide !? ». L’attitude de Misumi montre l’inanité de la formule, la coquille vide est ce qui reste d’un être qui a été vivant, il n’y a pas de génération spontanée de coquille. Une coquille vide est aussi un réceptacle, et Misumi a été le réceptacle de tout ce qu’on a échafaudé à sa place. Il est le meurtrier par toutes les versions à la fois, même les plus contradictoires. Il en arrive même à plaider coupable pour être sûr d’être condamné.

Shigémori découvre progressivement que cet homme avait préparé sa mort. Payé son loyer, tué ses oiseaux (sauf un, qu’il a laissé s’envoler) avant d’aller se constituer prisonnier et d’avouer tout ce qu’on veut.  Il découvre aussi que ce n’est pas le hasard qui l’a conduit à le défendre. Lui qui pensait avoir choisi son client en vient à penser qu’il a été choisi par lui.

Misumi a joué avec les avocats et la justice comme un joueur de go, en stratège,  quelquefois en tacticien ( changer de stratégie de défense et plaider non coupable est un coup tactique). Shigémori qui était dans les pas de son père, le Juge  qui 30 ans plus tôt, avait gracié Misumi retrouve et adopte salutairement une démarche qui fut celle  de son père par Misumi interposé. L’effort de Shigémori pour comprendre son client est quelque chose de nouveau chez lui. La rencontre entre ces deux hommes dans la prison cette fois, après la condamnation à mort  laisse penser qu’il a compris quelque chose de Misumi. Cette tentative de compréhension tout intellectuelle, assez dépourvue d’affects, vaut pour de la compassion. Et, après cette affaire, on suppose que Shigémori ne sera plus exactement le même  homme.

Le rapport des enfants avec les pères est abordé d’une manière récurente dans les films de Kore-Eda. Ici deux exemples, celui d’un père violeur, et de son côté,   le père de l’avocat en vieillissant qui  a perdu de son humanité, ses présupposés sur les criminels se résument ainsi : « Il y aurait des natures criminelles ». Avec la rencontre de Misumi, le balancier semble aller dans l’autre sens pour le fils.

Misumi est condamné à mort. Quittons le film un instant pour dire que la peine de mort a l’assentiment de 80 % de la population japonaise. Nous avons vu que la justice  produit un système qui veut juger en dehors de la vérité (sincérité) et  choisi, au Japon comme ailleurs, de mettre en place un jeu où les faits ne valent pas pour leur valeur « vraie ou fausse », mais pour leur « tarif », c’est-à-dire   la sanction encourue par le prévenu. Kore-Eda, montre que ce  jeu   a ses valeurs propres et n’inclut nécessairement la vérité mais l’usage (l’instrumentalisation)  qu’on en fait. L’approximation, le caractère douteux du jugement peut aboutir à la peine de mort qui elle, n’est pas une approximation.

Avec Misumi, Koré-Eda nous présente un personnage qui est un assassin idéal qui arrive à point nommé en tant que coupable, et peu importe qu’il le soit ou non. D’ailleurs il n’est peut-être « qu’un simple candidat au suicide judiciairement assisté ». En France par exemple, en son temps, l’affaire Buffet/Bontemps avait révélé un homme (Buffet) qui a utilisé la justice pour mettre fin à ses jours et plus encore. … Il existe d’autres exemples similaires aux USA.(1)

Avec ce film, Koré-Eda va à  contresens  de l’opinion dominante Japonaise sur la justice et la  peine de mort.  Il  réalise une fois de plus un très bel fiction et en même temps un bon documentaire.

 

PS : En revanche les prisons au Japon, si elles sont bien reproduites dans le film, semblent moins ignobles qu’en France, il est vrai que ce n’est pas très difficile.

(1) Je crois me souvenir que cet usage de la peine de mort comme moyen de  suicide a été décrite et documentée dans « la compulsion d’avouer » de Théodor Reik. (psychanalyste 1888/1969) 

(1 bis) Se souvenir de la fascination pour la mort de Gary Gilmore dans « le chant du Bourreau » de Norman Mailer ou encore de « l’instinct de mort » de Mesrine.

 

 

 

 

L’ordre des choses- Andréa Segré (2)

 


Avec la participation d’Amnesty International
Soirée débat mardi 8 mai à 20h30
Film italien (vo, mars 2018, 1h55) de Andrea Segre 
Avec Paolo Pierobon, Giuseppe Battiston et Fabrizio Ferracane

Titre original : L’Ordine delle cose
Distributeur : Sophie Dulac

animé par Jean-Claude Samouiller, membre de la Commission Personnes Déracinées d’Amnesty International France

Synopsis : Rinaldi, policier italien de grande expérience, est envoyé par son gouvernement en Libye afin de négocier le maintien des migrants sur le sol africain. Sur place, il se heurte à la complexité des rapports tribaux libyens et à la puissance des trafiquants exploitant la détresse des réfugiés. 
Au cours de son enquête, il rencontre dans un centre de rétention, Swada, une jeune somalienne qui le supplie de l’aider. Habituellement froid et méthodique, Rinaldi va devoir faire un choix douloureux entre sa conscience et la raison d’Etat : est-il possible de renverser l’ordre des choses ?

Mais qui est Rinaldi ?

Tout d’abord un grand remerciement à Marie Christine Diard et à Jean-Claude Samouiller d’Amnesty-Internationale.   C’est en effet toujours un plaisir de recevoir des invités pour discuter un film.  Et c’est aussi une chance lorsqu’ils produisent  un débat, des informations et des commentaires éclairants pour apprécier un film. C’est le cas Marie Christine Diard pour sa présentation et de Jean-Claude Samouiller qui a animé  le débat autour du film et de son actualité.

Il y a une forte similitude entre la trame historique et sociale de l’Ordre des Choses écrit 3 ans avant le rapport d’Amnesty Internationale  2017 :  « UN OBSCUR RÉSEAU DE COMPLICITÉS VIOLENCES CONTRE LES RÉFUGIÉS ET LES MIGRANTS QUI CHERCHENT À SE RENDRE EN EUROPE » dont voici la citation d’ouverture :

« En Libye, c’est soit la mort, soit la prison, ou l’Italie. Tu ne peux pas faire marche arrière, tu ne peux pas faire demi-tour » 

Et Andréa Segré dans le dossier de presse de l’Ordre des Choses dit à peu près  ceci : La politique confinement/refoulement livre des hommes et des femmes (considérés comme des parasites) aux mains de dictateurs sanguinaires et corrompus que nous payons pour qu’ils emprisonnent ces réfugiés. On chasse plus loin leur mort, nous acceptons qu’ils meurent sans que nous le sachions.

Mais ce film ne vaut pas seulement pour son côté documentaire. Il nous place dans la position de Rinaldi, un  policier de haut vol que le synopsis présente très bien. Et ça marche. Qui est Rinaldi ?  Dans le Dossier de Presse Andréas Segré, nous livre quelques détails sur ce personnage : Avant le tournage, l’acteur a dû longtemps s’entraîner à l’escrime. Rinaldi la pratique, elle exige concentration, précision et connaissance de soi et, ajoute Segré,   j’ai conseillé au comédien de lire « Heichman à Jérusalem de Hannah Arendt ».

Dans ce  livre d’Hannah Arendt nous  dit qu’Heichman a déclaré « Je n’ai pas été mêlé à l’assassinat de Juifs –je n’ai jamais tué un Juif, ni d’ailleurs un non-juif,  je n’ai jamais tué un être humain… plus tard, il déclara « naïf » et ambigu « il se trouve que je n’ai jamais eu à le faire (1)  ».  Les mécanismes de la bonne conscience et de la mauvaise foi ont été exposé mille fois par les psychologues ». Heichman se considérait comme un simple agent (sans libre arbitre) et dans son essai,  Hannah Arendt  parlait de la Banalité du mal, c’est-à-dire, si j’ai bien compris, du renoncement d’un individu à penser. Penser c’est être en dialogue sérieux avec soi-même. (Quelque chose comme examiner et s’examiner à la fois.)

Quel rapport entre le personnage Rinaldi et ce qui précède ?  Bien peu, il n’est certainement pas Heichman,  mais il  a cette propension à renoncer à son libre arbitre, cette « soumission à l’autorité » (2) du parfait serviteur de l’Etat, mais  jetons un coup d’œil sur le personnage :

Rinaldi est comme on dit, « propre sur lui », chic, distingué. Visage fin et fines moustaches, cheveux bien coupés qui donne l’impression d’être complété d’un toupet haut de gamme, costume de bonne façon, à veste courte et pantalon discrètement slim. Il est raffiné, son cadre de vie est « luxe », épuré, très Zen comme on le prétend maintenant. Il se détend devant sa télé avec un simulateur d’escrime, car il est demeuré sportif, et il travaille avec un Mac Book Pro. Ses enfants sont charmants et  comme peuvent l’être les enfants, juste un peu abusifs. Quant à sa femme,  elle est une belle et brillante urgentiste. Visiblement il l’adore. L’un et l’autre cloisonnent leur vie professionnelle et leur vie privée, on ne mélange pas tout. Monsieur a ses rituels, il est méticuleux. Il a une distance élégante et courtoise avec ses amis, mais on le sent fidèle. Avec ses supérieurs, il est précis et persuasif. Et nous le découvrirons, obéissant, fiable.

Et dans l’exercice de son métier : Avec ses interlocuteurs Libyens, chefs de clan mitigés miliciens corrompus et cruels, il est « droit dans ses bottes », ne cille pas, mais sait se salir un peu les mains, il sait aussi respirer les odeurs fétides des prisons et des morgues improvisées sans broncher. Bref, il a du sang froid, parfait. On sent qu’on est en présence d’un grand serviteur. L’élite.

Or,  il arriva que visitant un camp de rétention,  il rencontrât Swada une femme, et qu’il eut l’instant de faiblesse d’accepter de transmettre une clé USB à un oncle d’Italie.

 Pour être un grand flic, Rinaldi n’en est pas moins homme. D’ailleurs on sentait quelques craquements dans sa cuirasse. Andréas Segré nous en indique deux, le départ de Gérard, son homologue français et  la contemplation pensive du portrait de Béatrice Cenci, noble italienne « parricide  exécutée au 16ème siècle. Plusieurs fois violée par son père. Elle symbolise la rebélion. Ses complices eurent la tête écrasée à coup de pierre, quant à Béatrice, elle fut décapitée à l’aide de la Manaya (une ancêtre de la guillotine) ».Mais revenons à Swada, son oncle a payé la rançon, elle est libre quelque part dans Tripoli. Elle communique avec Rinaldi par skype, elle est heureuse. Elle rêve de rejoindre son époux en Finlande…elle sera reprise.

Le passage  du film qui révèle le mieux Rinaldi tient en deux réunions avec le ministre de l’intérieur :

Lors de la première, Rinaldi fait la proposition d’agrandir un camp de rétention tenu  par un groupe de miliciens, sadiques et corrompus, avec pour argument, « ils existent, ils trafiquent faute de fonds ». La seconde, donner aux garde-côtes libyens des moyens techniques et de formation pour arraisonner les bateaux des passeurs. Le dispositif proposé par Rinaldi comporte donc 2 axes : Arraisonner et Retenir. Le clan de garde-côtes  et celui des camps de rétention sont ennemis. L’un et l’autre sont corrompus. Le premier torture et rançonne, le second s’arrange avec certains passeurs.

Entre-temps, Rinaldi peut constater que Swada a été  reprise. Il échafaude des actions pour la libérer. Le Chef  milicien s’aperçoit de l’intérêt de Rinaldi pour elle.  Depuis une première visite dans le centre de rétention, l’un et l’autre se connaissent et s’estiment peu (c’est une litote). Ce Chef milicien fait comprendre à Rinaldi que si elle l’intéresse, il lui faudra payer. Rinaldi lui dit simplement : « faites attention ». Entre ces deux hommes, il n’y a pas seulement de la tension. Rinaldi n’est pas habitué à être traité avec arrogance.

La seconde réunionavec le Ministre. Rinaldi comprend que l’Etat n’est  pas disposé à payer davantage pour les camps de rétention,  mais qu’il veut des  garde-côtes opérationnels. Et faute d’obtenir les moyens d’investissement dans les camps de rétention, il dit à Rinaldi :   » trouvez-moi un scoop ».

Rinaldi a 3 missions : Obtenir des résultats des garde-côtes, gérer le camp de rétention, trouver un scoop.

Rinaldi a un dilemme, s’il fait libérer Swada, il tombe sous les fourches caudines du chef de camp de rétention.  Que faire ?

Il choisit de sacrifier Swada, et de faire un dossier contre le Chef du camp de rétention.  Il lui faut au passage sacrifier un indicateur exposé. Qu’importe !….Ce sera le scoop. Une pierre deux coups. Avec un scoop comme ça, véritable écran de fumée, le ministre peut gagner du temps : « ce n’est pas seulement une question de moyens, mais d’abord de  bon usage des moyens »  pourra-t-il dire.

Rinaldi, n’obtient pas la libération de Swada, il oubliera.  En revanche, il s’est débarrassé d’une personne qui ne valait pas grand-chose qui lui tenait tête et qu’il n’aimait pas. Ce faisant,  il a donné à son ministre le scoop qu’il attendait et obtenu un meilleur fonctionnement des brigades côtières. Très fort  ce Rinaldi, et les petits arrangements avec  sa conscience soumise se nomment Intérêt supérieur de l’État.

 

  1. Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem Folio1997, page 43
  2. Soumission à l’autorité est le titre d’un ouvrage de Stanley Milgram