Titre original Ahlat Agaci
Distributeur : Memento Films
Présenté par Georges Joniaux
Synopsis : Passionné de littérature, Sinan a toujours voulu être écrivain. De retour dans son village natal d’Anatolie, il met toute son énergie à trouver l’argent nécessaire pour être publié, mais les dettes de son père finissent par le rattraper…
Le Poirier sauvage, Œdipe, quand tu nous tiens !
Les films sur la relation Père et fils sont innombrables, c’est un sujet inépuisable. C’est en effet une relation particulièrement complexe (d’Œdipe, bien sûr !).Entre autorité et laisser-faire, rivalité, complicité, estime, mépris, que sais-je. C’est un thème que Nuri Bilgé Ceylan aborde comme tous les sujets de ses films, de main de maître. Il y a toujours cette même exigence narrative : « j’aime les histoires ordinaires des gens ordinaires » « Les postures mentent moins que les mots ».
Sur ce genre de sujet nous savons tous d’expérience, qu’il faut aussi pouvoir trouver la bonne distance. Or, Nuri Bilgé Ceylan est toujours proche de sa propre vie lorsqu’il écrit ses scénarios. On a l’impresssion, peut-être l’illusion, que de film en film, on pourrait faire sa biographie. Mais, il a trouvé le moyen d’échapper à la pure autobiographie. Le hasard a placé sur son chemin les personnes par qui allait germer le sujet et se dessiner le scénario :
L’idée de ce film lui vient quand, avec Ebru, il rend visite à un ami dans la péninsule de Gallipoli. Là il rencontre un instituteur du village de son enfance. « Il avait un esprit très vivant, curieux » et dit-il : « j’ai compris qu’il n’était pas respecté par son entourage. J’ai voulu en savoir plus, peut-être car certains aspects de sa personnalité me rappelaient mon père ». « Je suis allé voir son fils, également instituteur, Akin Aksu à Çannakale.
Je lui demande alors d’écrire les souvenirs qu’il avait de son père, Akin Aksu me répond en 80 pages ». « J’ai alors compris que ce fils devait coscénariser le film et que je devais déplacer le film vers le fils ».
Il y a toute sorte de manières de regarder ce film :
On sait que N.B Ceylan est un moraliste. Les questions de la bonne conscience qui recouvre tout, celle qui comme dit Jankelevitch, fait « de la mauvaise conscience à peine une expérience psychologique », donc comme une sorte d’illusion permanente ; le mensonge ; la vanité ; l’égocentrisme ; les petites lâchetés et velléités de la vie quotidienne; les contradictions. Et en effet, tout cela, comme dans l’œuvre entière de Ceylan, existe dans « Le Poirier Sauvage ».
On peut aussi le voir comme un roman d’apprentissage, Sinan, le fils, de retour au village après ses études universitaires qui le préparent à devenir instituteur, et qui projette de devenir écrivain, il rencontre différentes personnes qui sont autant de heurts successifs et de jalons dans sa formation, dans sa compréhension du monde. Et cette approche serait tout aussi valable.
Il y a aussi la psychologie du jeune homme une sorte d’adolescent prolongé qui « se pose en s’opposant », qui donc aime la provocation, on le vérifie avec l’un de ses anciens amis avec qui il finit par se battre. Et plus encore avec Süleyman, l’écrivain, que Sinan gratifie de compliments ambigus, avant de lui rentrer dedans, d’ironie en insolence -Une pertinence impertinente-
Il y a surtout, cette relation père/fils. Ce conflit père/fils, nous en avons eu une répétition générale dans son débat avec l’écrivain Süleyman qui est une sorte de figure paternelle.
Il y a donc Sinan, ce personnage à la Dostoïevski, fougueux, contradictoire et Idris, son père, tout droit sorti d’un roman de Tchékov, (une sorte d’Oncle Vania qui n’aurait pas de beau-frère).Ce père, instituteur, est aussi un joueur, toujours en dette et sans le sou, il n’hésite pas à quémander de l’argent à son fils, peut-être même à lui en dérober. Jouant, il met en danger sa famille. Il se dérobe aux us de ses collègues, il préfère les cafés populaires où il peut jouer aux courses. C’est en effet, un homme peu estimé, les seules personnes qui l’abordent sont ses créanciers et les joueurs désœuvrés. Mais ce père a aussi un jardin secret, un refuge, la campagne de son enfance, où il passe ses jours de repos où il travaille comme un paysan. Il y vit dans le sous-sol humide de la maison de son père, homme un peu acariâtre. Devant la maison de son père, Idris creuse un puit…(à peine perdue). Dans cette campagne, c’est un homme reconnu pour sa serviabilité.
Sinan a de grandes espérances et grand mépris pour ce père, ce petit homme, ce dilettante. Il s’en ouvre à sa mère, lui reproche d’être faible, de ne pas divorcer. Elle ne mord pas à son discours: « Contrairement aux autres jeunes gens, l’argent ne l’intéressait pas, il aimait la nature et il savait en parler, et il l’aime encore maintenant » . Sinan dédicace pour sa mère le livre qu’il vient de publier à compte d’auteur : « le Poirier Sauvage » Mais comment Sinan a-t-il fait pour que son livre soit imprimé? Sinan a aussi ses travers. Les figures oniriques et imaginatives de sa culpabilité (le cheval de Troie, le chien qui se noie, le père endormi) indiquent qu’il se passe quelque chose, qu’il y a des tensions dans l’inconscient de Sinan …Des intrusions dans sa bonne conscience.
Après un bout de chemin, Sinan a pris la voie de son père, désormais retraité, est-il comme lui devenu à son tour instituteur ? Il vient le voir à la campagne.
Là va s’arrêter cet article car vous n’avez peut-être pas vu « Le Poirier Sauvage ». Ce qui serait dommage, et si c’est le cas, ce n’est sans doute pas irrattrapable. D’autant que les deux principaux acteurs sont épatants, Sinan Dogu Demirkol, un beau ténébreux, le père Murat Cemcir dont le sourire évoque Omar Sherif.
…Un dernier mot, on sait bien qu’il faut parfois plusieurs vies pour accomplir une seule destinée, dans ce film, père et fils l’incarnent, comme une figure dans un jeu de cartes.
PS : N.B Ceylan cite souvent Bergman dans ses interviews. En effet « le silence » qu’il a vu à 16 ans a été un choc déterminant. Mais, il me semble qu’il ne sera jamais totalement proche de Bergman, il a de l’humour.
Très beau film et très belle analyse.
Pour ma part, je devrai le revoir pour bien l’assimiler tant les chapitres sont denses.
Et je déplore que, par la durée de ses films, le cinéma de Nuri Bilge Ceylan soit, de fait, élitiste.
30 minutes de moins, personne ne meurt et les portes s’ouvrent plus larges sur son très beau cinéma.