“J’ai toujours aimé les femmes indépendantes, les femmes qui disent ce qu’elles pensent, les femmes excentriques, les femmes drôles, les femmes imparfaites. Quand quelqu’un dit à propos d’une femme : ‘Désolé, mais ce qu’elle fait là, ce n’est pas bien,’ j’ai tendance à penser qu’elle doit sûrement être en train de faire quelque chose de bien.“ Diane Keaton
Diane Keaton Captivante, élégante, drôle, délicate, singulière, lumineuse La grande classe, tout simplement
Le Parrain, Annie Hall, Baby Boom, A la recherche de M. Goodbar, Reds, Meurtre mystérieux à Manhattan, Intérieurs, Tout peut arriver…
Une carrière immense. Cinq décennies de nos vies … Merci de vous avoir rencontrée
« Eh ! frérot », « tu kiffes ces gadji (jeune femme extérieure à leur communauté pour les Gitans), « embrasse pas une prostituée, tu vas attraper l’herpès », « les putes, elles baisent au moins » : Les Filles désir, film cru et poétique de Princïa Car, au titre alléchant et ambigu (les filles qu’on désire ou les filles qui désirent être aimées ? libres ?), nous plonge d’emblée au coeur d’une bande de jeunes du quartier poupulaire de La Thys : ce groupe de six moniteurs de centre aéré (Omar – le chef – Tahar, Ismaël, Ali et Momo) se retrouve autour d’une verre, pour une baignade et une fête foraine mais leur belle complicité, leur jovialité bagarreuse et bavarde va vite se heurter à l’arrivée inopinée de Carmen, amie d’enfance d’Omar, dont le passé de prostituée et l’attitude séductrice, apparemment désinvolte, perturbe et déstabilise les garçons. Il faut dire qu’à la sensualité et à la provoc’ un peu facile elle ajoute un langage encore plus dru que celui des mecs qui, avec leurs préjugés sexistes et virilistes, se disent choqués par sa trivialité et son franc-parler quand elle donne des conseils de « drague » ou assène leurs quatre vérités à ces petits coqs frustrés et maladroits qui n’hésitent pas à interpeller les filles de loin…du bout du quai ou lui rappellent son passé « honteux » : « après la baise, tu restes ou tu ghostes ? » ou « les putes, ça baise au moins »…Ces mots peuvent surprendre le spectateur mais ils disent tout haut ce que beaucoup pensent tout bas et témoignent d’une belle maturité, d’une expérience vraie de la vie et de l’amour – paradoxalement pour une « pute » : l’amour, ce n’est pas qu’une question de physique, c’est d’abord de la tendresse, des préliminaires et de l’attention à l’autre, du dialogue après l’acte. Une telle fraîcheur, une telle spontanéité sans chichis ni fausse pudeur font du bien.
Car ces jeunes gens sont craquants et ce premier film attachant, fruit d’un travail collaboratif de 4 ans de 3 femmes (la réalisatrice, la scénariste Léna Mardi, l aproductrice Johanna Nahon) avec une troupe de théâtre et de cinéma créée il y a 8 ans improvisant sur une vague trame de situations et de rôles prédéfinis, filmés par la cinéaste dérushant ensuite en studio les scènes pour les retravailler le lendemain avec ces acteurs amateurs au prix parfois d’une vingtaine de prises, jusqu’à 4 h de travail pour une scène – le tout tourné en 24 jours à peine (sur septembre-octobre 2024), avec 15 jeunes et un éducateur tous associés à l’écriture (co-auteurs en somme) pour 1000 euros de budget : un film non seulement choral mais surtout collaboratif, sorti en juillet dernier, très remarqué à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes 2025. Un film d’une grande fraîcheur, solaire et amusant, qui, à rebours des représentations misérabilistes ou stérotypées de Marseille (drogue, violence, etc.) célèbre une cité de la mer et du soleil, où il fait bon se baigner – si dur qu’il soit de rendre le bruit des vagues par-delà le tumulte des voix – un microcosme de soin (pour les enfants), d’amitié et de sororité au-delà des incertitudes ou inquiétudes de l’amour et des blessures familiales – deuil d’un père pour une jeune fille du centre tendrement consolée par Omar, départ d’un mari qui inspire à la mère d’Omar la peur que ce schéma ne se reproduise si son fils « marie » Yasmine.
La force et l’originalité de ce film tiennent d’abord à la vision poétique et insolite de Marseille, loin des clichés véhiculés par les media et entretenus par les discours déclinistes en tous genres, même si l’on ne peut évidemment ignorer un contexte de misère et de violence, notamment dans les quartiers Nord, mis en exergue de façon sans doute réaliste et dramatique mais peut-être tendancieuse par un film comme Bac Nord de Cédric Jimenez. Princia Car a choisi de tirer le film du côté de Mektoub, my love d’Abdellatif Kechiche pour la lumière et la sensualité, ou de Bandes de filles de Céline Sciamma, voire du même Kechiche avec L’Esquive pour la fraîcheur et l’authenticité du langage, la camaraderie à la fois si vivifiante et sclérosante – magie et effet de groupe…La violence n’est que suggérée, en arrière-plan (l’oeil au beurre noir de l’amie de Carmen, prostituée niçoise, la peur d’Omar que Chérif, patron du bar, ne joue les proxénètes auprès de Carmen qu’il emploie dans son snack) ou domestiquée, telle cette rixe sur la plage lorsque Chérif veut régler son compte à un moniteur qui a touché sa soeur, laquelle aurait tourné autour de ce dernier…Désir légitime ou séduction un peu trop appuyée ? Jeu innocent ou maladroit qui se heurte au préjugé religieux du grand frère musuman sur la pureté des filles, lesquelles – explique Princïa Car dans son dossier de presse – sont soumises à des injonctions contradictoires, sommées d’être à la fois désirables et respectables, sexy mais pas trop, expérimentées et quelque peu vierges (si l’on ose dire), toujours cette oscillation, cette double postulation à laquelle est soumise la femme, entre « maman » et « putain »…Interrogations et interpellations timides et osées des filles qui passent par les garçons… à distance, pour meiux dissimuler leur gêne et leur inexpérience…Rodomontades d’un moniteur crânement décidé à se dépuceler avec une prostituée vers laquelle le déposent ses amis mais se défilant finalement (peur du sexe ou de sa réputation ?) pour aller acheter des burger avec les 100 euros qu’on lui a avancés !!
Ce premier film n’est donc pas pas aussi léger qu’il y paraît, malgré ses dialogues parfois brouillons, aux répliques en mitraillettes et pas trop articulées de ces ados craquants et frustrés, une psychologie plus complexe que nos représentations de la banlieue ou d’une certaine jeunesse nous le suggèrent, et des thèmes drôlement bien incarnés et subtilement traités par de jeunes acteurs (Housam Mohamed pour Omar, Leïa Haïchour pour Yasmine, Lou Anna Hamon pour Carmen la bien-nommée, femme fatale, insolente, perturbatrice) : la difficile affirmation de soi face au poids du groupe, les stéréotypes sociaux (sur Marseille), sexuels ou sentimentaux (le regard sur l’autre – male gaze ou female gaze – des garçons sur les filles qu’on « baise » ou celles qu’on « épouse », des filles aussi sur leur avenir, leur mektoub, etc.), religieux (sur le mariage et la virginité), le désir surtout et l’amour bien sûr, si proches et si différents, entre peur d’aimer et engagement sentimental, l’amitié fraternelle ou la sororité, nous en parlions…Comment montrer le désir, suggérer la sexualité de ces jeunes gens découvrant (ou jouant ?) l’amour sans les sexualiser, sans donner dans le sexe facile et racoleuse : le film, où pas une scène d’amour charnel n’est montrée, réussit ce pari !
Personne en effet n’est seulement ni vraiment ce que le groupe pense ou attend de lui (car l’assignation identitaire dont souffre globalement notre société commence là pour s’élargir aux communautés) ; personne surtout ne se réduit à l’image qu’il renvoie ou croit renvoyer, à l’étiquette qu’il se donne. Ainsi, Omar (Housam Mohamed) , qui apparaît d’emblée comme un garçon « carré », selon la formule ironique de Carmen, la femme fatale, sauvage et séductrice de Mérimée ou Bizet transposée ici dans les faubourgs marseillais, un responsable de centre aéré aimant at apaisant, prompt et habile à régler les querelles entre bandes, offre une belle façade qui se fissure : on le sent en effet perturbé, voire hostile face au retour de Carmen puis protecteur à son égard contre Chérif et le groupe rejetant cet élément étranger au risque de mettee en danger sa relation avec Yasmine qui se sent négligée, voire oubliée, surtout lorsqu’il cède à la demande de son amie d’enfance de la conduire à Nice pour récupérer ses affaires et en somme solder son passé. Ce faisant, il cède autant à son propre désir qu’au sien et dans une belle scène où il lui a procuré l’appartement d’une cousine, à peine sorti, il revient sur ses pas et se donne à la jeune femme.
Révélatrice et catalyseuse, Carmen l’est aussi avec Yasmine (Leïa Haïchour), jeune Magrébine effacée et timide, quelque peu gênée par ses rondeurs, qui se croit promise à Omar (il veut la « marier ») et ne comprend pas par quels préjugés le jeune homme ne veut pas céder à ses avances sur le pas de la porte (sans doute pour se préserver avant le mariage), se dit choqué quand elle se masturbe (comme…lui) ou la houspille lorsqu’il la surprend s’amusant en jeune femme épanouie à la fête foraine, sans lui, mais avec Carmen, de rivale devenue son… amie… Quant à Carmen, dont le prénom est tout un programme, le métier de prostituée un stigmate pour le moins marquant et infamant aux yeux du groupe, elle impose, grâce au jeu tout en nuances, entre séduction et émotion de Lou Anna Hamon, une tout autre vérité pour le moins paradoxale : fardée, provocante sur la plage ou la jetée, elle est aussi cette jeune femme brisée qui traîne la honte de son passé, la souffrance de ses parents séparés, tombe dans les bras de son amie niçoise, ou, avec son maillot de bain-papillon, incarne elle aussi le rêve commun d’une vie bien rangée – avec maison et mari – que lui inspire la vue de l’appartement prêté par Omar. Il n’est pas jusqu’à la mère d’Omar qui ne nous surprenne lorsque le jeune homme lui présente son amoureuse : long silence gêné, peur que son fils ne la quitte (comme elle a été elle-même abandonnée par son mari), peur d’un mariage, d’une vie commune précoces – tout l’inverse en somme du bonheur et de la bénédiction immédiate d’une mère par-delà la requête émouvante adressée finalement à la jeune femme : « prenez soin de mon fils, c’est le seul qui me reste à présent ».
Comme si dans ce conte poétique et naturaliste, le mektoub – le destin en arabe – demeurait toujours une promesse incertaine ou n’offrait jamais, selon la belle formule de Carmen, que des « rêves périmés » – fût-ce d’escalader un portail, de partir sur la route, direction Barcelone – comme dans le court métrage de 2019 de Princïa Car, avec la même équipe, Barcelona. Une amitié insolite, qui peut sembler un peu tardive, peu vraisemblable, pas assez préparée par le scénario entre les deux « meilleures ennemies » mais qui peut aussi apparaître comme l’échappée naturelle, à la fois inattendue et mûrie des deux jeunes femmes, l’image d’une émancipation féminine enfin assumée, qu’épouse une caméra plus fluide, passant de la caméra à l’épaule ou de plans-séquences laissant advenir le jeu improvisé, retravaillé et débordant des acteurs amateurs,aux plans larges sur la mer, à l’envol de ces deux hirondelles accompagné par la musique de Vendredi-sur-mer :
« J’ai fait une impasse sur les mots doux
Comme une terrasse en plein mois d’août (…)
J’ai loué une voiture j’suis parti à la mer
Toute seule j’te jure voyage en solitaire. »‘
Du désir subi, de femme-objet ou image stéréotypée, au désir de soi, soif de liberté, amour de la vie.
(Au contraire de mon Nokia précédent, je suis obligée de le laisser allumé si je veux avoir la fonction alarme, c’est malin)
… on m’a envoyé un message. Comme je suis entre deux phases de sommeil, je le consulte, on ne sait jamais : « Lauryne ? »
5h 09. « Non » (l’envoyeur du message a de la chance que j’aie un portable à touches : trop long d’en écrire davantage ; sinon, il aurait reçu un truc du genre, Non mais ça va pas la tête d’envoyer des sms à cette heure-ci, y’en a qui dorment).
5h 12. « Pardon, bonne journée ».
7h 15. Sonnerie du réveil. Je ne vais pas à la séance de 9h…
(La Loi du marché de Stéphane Brizé, autre réalisateur invité. Excellent film -vu à Troyes avec JC- mais dont la caméra mouvante m’avait donné mal au cœur : pas envie de retenter l’expérience)
… et reste tranquillement dans ma chambre afin d’écrire.
14h. A l’âge de 20 ans, un DUT électronique en poche, à part des Louis de Funès et des Belmondo le dimanche soir à la télévision, Stéphane Brizé…
(Seul cinéaste que N. T. Binh ait jamais vu venir présenter ses films AVANT la projection en plus d’être là après. Demain, Claire Burger fera de même. Bonne ‶contagion‶ ?)
… n’avait jamais vu de film…
(Quatrième enfant d’une famille qui en compte cinq, il vient d’un milieu modeste -père fonctionnaire-, sans appétence pour le cinéma. Pas d’argent pour y aller. « Ça n’est pas pour nous ». Mais en quoi ça ne l’est pas ?)
… ni (excepté Le Rouge et le noir, pour un cours de français) lu un livre.
1987. Il monte à Paris. Il écrit un long métrage et l’envoie à un producteur qui l’accepte mais lui dit que ça serait bien s’il commençait par faire un court métrage. Ce seraBleu dommage (1993. « Mademoiselle Solange aime son travail, c’est bien dommage… ») de et avec (« J’avais. 27 ans et douze kilos de moins »). Pour faire sérieux, crée un story-board (ce qu’il ne refera jamais). Sur le tournage, il se rend compte que jouer ne l’intéresse pas : sa carrière d’acteur s’arrête au bout de trois jours. Au contraire, à l’instant où il est sur le plateau, il se sent chez lui.
Bleu dommageest suivi de
Quelques heures de printemps…
(2012. « A 48 ans, Alain Evrard est obligé de retourner habiter chez sa mère. Cohabitation forcée qui fait ressurgir toute la violence de leur relation passée. Il découvre alors que sa mère est condamnée par la maladie. Dans ces derniers mois de vie, seront-ils enfin capables de faire un pas l’un vers l’autre ?) »)
… second film de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon.
Le point de départ : un documentaire, Le choix de Jean, qui suit un protocole de suicide assisté. Cependant, le sujet du film est l’histoire d’amour entre un fils et sa mère.
Annie Cordy (elle avait tenu un rôle dramatique dans Les Passagers de la pluie) : pressentie pour jouer le rôle de la mère. Lorsque Stéphane Brizé la rencontre, elle tient un bichon dans les bras et lui dit qu’elle ne comprend pas comment on peut empoissonner son chien…
(Mais si tu n’as pas pigé qu’elle ne le fait pas par mauvaiseté mais que c’est un acte désespéré pour reprendre contact avec son fils sans perdre la face, c’est que tu es conne, Annie)
… alors le cinéaste sait que ce ne sera pas elle.
La mort d’Hélène Vincent. Les six premières prises, ça ne marchait pas. Histoire de timing : elle pleurait trop tôt, Il faut que tu retiennes la vanne et c’est quand tu lui prends la main que tu lâches tout. Seuls les très grands acteurs peuvent faire ça. Et la huitième prise fut magique. La totalité du film repose sur ce moment-là.
Le bébé. Filmer des bébés est très délicat. On ne peut tourner que très peu de temps (une demi-heure ?) avec eux dans une journée. C’est pourquoi on fait appel à des jumeaux. Encore faut-il qu’ils pleurent (si besoin) au moment voulu. Or les bébé pleurent quand ils ont faim → il faut tout calculer pour qu’ils soient affamés et décaler les biberons plusieurs jours avant. L’un d’eux ne pleurant quand même pas, Stéphane Brizé l’a regardé d’un air méchant et ça a marché. Il faut aussi que la mère ne soit pas dans la même pièce afin de ne pas distraire l’enfant.
N.T. Binh, qui anime la discussion, soulève la responsabilité des critiques. Il se souvient qu’au moment d’une projection, Stéphane Brizé lui avait recommandé de dire tout de suite s’il avait aimé son film mais d’attendre six mois dans le cas contraire.
Le cinéaste se rappelle un critique qui lui avait dit du bien d’un de ses films mais l’avait démoli lors d’une émission de télévision. Quand il lui en avait demandé la raison, le critique avait répondu qu’un autre ayant aimé le film il s’était senti obligé d’être négatif afin d’animer le débat.
Autre cas : une critique travaillant pour un journal de gauche lui avait pareillement dit du bien d’un de ses films. Aussi fut-il très surpris de lire un mauvais papier de sa part. Également questionnée, la journaliste avoua qu’avant d’écrire son article elle était allée voir ce qui avait été précédemment écrit sur le cinéaste dans son journal. Ne trouvant que du négatif, elle en avait suivi la ligne éditoriale.
Une mauvaise critique est quelque chose de très violent.
Il pleut.
17h. Fille…
@@(2023. « Nine et Thaïs, deux adolescentes de 16 ans, passent leurs journées au city stade. À l’approche du nouvel an, elles vont devoir faire tomber leur maillot de foot pour leur première soirée en boîte de nuit »).
… de Lili Cazals…
(Originaire de Leucate, a étudié à la Ciné Fabrique, école de cinéma établie à Lyon et Marseille)
… dont Bernard Payen, responsable de programmation à la Cinémathèque française et de Court-circuit sur Arte, dit beaucoup de bien.
Fille est suivi de
Hanami…
(2024. « Sur une île volcanique isolée que tout le monde veut quitter, la petite Nana apprend à rester. Sa mère Nia quitte l’île de Fogo, au Cap Vert, pour trouver une vie meilleure en Amérique du Nord. Nana grandit dans la famille de son père, elle est bien entourée. Un jour, Nia réapparaît soudainement après des années d’absence. La proposition de sa mère de quitter l’île avec elle pousse Nana à se demander où est sa place »)
… coproduction suisse, portugaise et cap-verdienne de Denise Fernandes, en compétition pour le prix Solveig Anspach. Joli film poétique dans lequel un vieil homme de l’île et un vulcanologue japonais conversent sans connaître la langue de l’autre. Note : 3, et je regretterai de ne pas lui avoir attribué un 4.
La projection de Hair…
(1979. Milos Forman. Vu il y a longtemps, je me souviens seulement qu’il y est question de la guerre du Vietnam pour laquelle un jeune s’apprête à partir)
… prévue dans le parc du château Pams, est rapatriée au Lido pour cause de risques d’intempéries. Elle conserve néanmoins son horaire tardif de 21h 30, et je reste sagement dans ma chambre.
Jeudi 24 juillet
9h 30. Je ne suis pas là pour être aimé…
(2005. « 50 ans, huissier de justice, le cœur et le sourire fatigués, Jean-Claude Delsart a depuis longtemps abandonné l’idée que la vie pouvait lui offrir des cadeaux. Jusqu’au jour où il s’autorise à pousser la porte d’un cours de tango »)
… de Stéphane Brizé qui, après avoir tourné Le Bleu des villes, se retrouve avec difficulté. Sentiment d’illégitimité. Tétanie absolue. Il se demande s’il va continuer.
C’est à la vision d’un documentaire sur un hôpital gériatrique qu’il retrouve son chemin, face à des gens qui racontent ce qu’ils n’ont pas fait de leur vie → il va s’accrocher.
Je ne suis pas là pour être aimé: plaisir de revoir ce film dont j’avais oublié des détails, par exemple la présence de Georges Wilson…
(Dont, malgré les années, je garde un souvenir ébloui dans Maître Puntila et son valet Matti au TNP du temps où il était à Chaillot, avec, aussi, Charles Denner -ah ! Charles Denner !- et Judith Magre)
… dans le rôle du père, brutal, de Patrick Chesnais. On retrouve quelque chose de cette rudesse dans la famille du cinéaste : Georges Wilson = son grand-père. A la mort de ce dernier, on a trouvé dans une malle des choses intimes qu’on n’aurait pas imaginé qu’il avait pu conserver (de même, le personnage d’Hélène Vincent dans Quelques heures de printemps est inspiré par sa mère).
Question casting masculin, tous les acteurs cotés à Paris reçurent le scénario et tous refusèrent le rôle…
(Jean-Pierre Bacri prétexta qu’il ressemblait à ceux qu’il avait l’habitude d’interpréter mais répondit dans la semaine quand d’autres mirent des mois à le faire)
… personne n’avait pensé à Patrick Chesnais.
Pour le casting féminin, on a fait danser des actrices avec lui pour voir avec laquelle ça fonctionnait le mieux → choix d’Anne Consigny dont la carrière, qui était au plus bas, fut relancée.
Dans le rôle du fils : Cyril Couton que Stéphane Brizé avait rencontré lors d’un stage. Tragique et drôle à la fois.
Le personnage de Patrick Chesnais exerce une fonction sociale mal aimée : huissier, avec l’idée d’aller voir ce qu’il y a derrière la rugosité affective. Ce sont des gens qui se font insulter dans l’exercice de leur métier : il faut savoir encaisser (une huissière a laissé tomber son boulot pour devenir directrice d’une maison de retraite).
Musique composée par deux des trois musiciens du groupe Gothan Project.
La caméra est toujours très loin des acteurs. Le cinéaste utilise une longue focale pour la faire oublier, ainsi que le dispositif cinéma.
Consignes données à Patrick Chesnais et Anne Consigny : vous allez oublier tout ce que vous avez appris. Se détacher de ce qu’on sait faire. L’important, c’est qu’ils vont bien ensemble.
Importance de la psychanalyse pour Stéphane Brizé. Il en commence une à l’âge de 27 ans, pour survivre, sinon il se serait éteint. C’est le début d’un chemin de liberté. Compréhension des mécanismes de la psyché.
14h. En guerre…
(2018. « Malgré de lourds sacrifices financiers de la part des salariés et un bénéfice record de leur entreprise, la direction de l’usine Perrin Industrie décide néanmoins la fermeture totale du site. Accord bafoué, promesses non respectées, les 1100 salariés, emmenés par leur porte-parole Laurent Amédéo, refusent cette décision brutale et vont tout tenter pour sauver leur emploi »)
… de Stéphane Brizé encore. Je ne l’avais jamais vu, sans doute rebutée par le titre, d’ailleurs le cinéaste avoue que le producteur n’en avait pas voulu (trouvait qu’il n’est pas porteur) → le change, provisoirement, pour Un autre monde, qui sera celui de son film suivant.
En guerre se nourrit du conflit de Continental et de son leader Xavier Mathieu, qui a inspiré le personnage de Vincent Lindon. Stéphane Brizé a rencontré une trentaine de personnes de chaque bord (dont Xavier Mathieu) afin d’avoir le point de vue de chacun.
Dans l’Est, aucune usine n’accepte d’accueillir le tournage. Finalement c’est dans la région d’Agen qu’on trouve une usine de métallurgie qui, après avoir employé plus de 3000 salariés, n’en comptait plus que 18.
Vincent Lindon : le seul acteur professionnel. Pour le casting, 600 personnes furent auditionnées pendant une heure (discussion d’une demi-heure suivie d’une autre demi-heure de bouts d’essai au cours desquels chacun joue ce qu’il est dans la réalité, cadre ou ouvrier). Ce sont deux langages qui s’opposent.
Dans le conflit d’Air France en 2015, les dirigeants se font déchirer leurs chemises. Dans le film, c’est une voiture qu’on retourne. Las ! Un peu avant ce moment-là, j’ai un gros coup de mou, je ferme les yeux (en continuant à entendre ce qui se dit mais alors, tout étant action, il n’a pas dû se dire grand-chose) et je loupe cette scène. Quand je rouvre les yeux, j’apprends que quelque chose s’est passé qui a fait capoter les négociations. Je ne saurai ce dont il s’agit que par le commentaire de Stéphane Brizé. Dommage. Il faudra que je revoie le film.
La caméra documentaire ne peut pas aller partout : le personnage incarné par Vincent Lindon (il pense qu’il ne sert à rien) n’a pas pu convoquer celle du film pour la scène de l’immolation → celle-ci est filmée avec un portable. Jamais personne ne va filmer le suicide de personnes licenciées en sachant ce qu’elles vont faire.
Cynisme du journaliste qui annonce que les personnes qui ont retourné la voiture ne seront pas poursuivies.
Stéphane Brizé pensait que son film allait provoquer une révolution mais rien ne s’est passé, tout comme les films de Ken Loach n’ont pas changé le monde. Il s’attendait néanmoins à un soutien des syndicats, mais son « tort » est d’avoir montré un combattant qui perd. Je ne peux pas me présenter devant les gens et leur annoncer des choses négatives, lui dit un syndicaliste qui joue dans le film.
En guerre n’a pas coûté très cher. Stéphane Brizé (il n’a gardé que le nécessaire pour la vie de tous les jours) et Vincent Lindon ont mis leur salaire dans la production.
17h. Les Talons de ma mère…
(2024. « Josée a dix ans, elle approche doucement de l’adolescence. Sa mère, Gloria, jusqu’ici peu présente, décide de la retirer de son terrain de foot pour l’emmener faire les boutiques dans un centre commercial »)
… court métrage de Lili Cazals, est suivi de
Under the volcano…
(2024. « Une famille recomposée ukrainienne passe les derniers jours des ses vacances sur l’île de Tenerife. Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ils se retrouvent alors coincés sur l’île et se confrontent à l’isolement, à leurs responsabilités, à leurs craintes… De touristes, ils passent à réfugiés »)
… film polonais de Damian Kocur, en compétition pour le prix Solveig Anspach. Note : 3.
Et c’est tout pour aujourd’hui : j’ai vu cette année le film de 21h, Langue étrangère de Claire Burger, troisième invitée des Ciné-Rencontres.
Vendredi 25 juillet
9h. Forbach…
(2008. « Samuel est comédien et vit à Paris. Il est de retour dans sa vile d’origine, Forbach, pour y recevoir une médaille d’honneur du maire -Forbach est une ville de l’Est de la France, qui vivait des mines de charbon et qui fait face à des difficultés économiques et sociales-. C’est aussi l’occasion pour lui de renouer avec sa mère et son frère »)
… ville natale de Claire Burger.
Ce court métrage (préquel de Partygirl) est suivi de
C’est ça l’amour…
(2018. « Depuis que sa femme est partie, Mario tient la maison et élève seul ses deux filles. Frida, 14 ans, lui reproche le départ de sa mère. Niki, 17 ans, rêve d’indépendance. Mario, lui, attend toujours le retour de sa femme »)
… que je revois avec plaisir.
Claire Burger continue à parler de Forbach à travers l’histoire de son père. Ses difficultés après que sa femme l’a quitté.
Elle recrée une famille avec des gens de milieux sociaux différents (l’interprète d’une des filles a des parents producteurs, l’autre vient d’un milieu plus modeste) et s’apparente à la plus jeune sœur, Frida.
Thèmes de prédilection : les bouleversements intimes et la société (la famille est une société).
Le père : un peu autiste (tout le monde se moquait de lui). Féru de culture. Mélomane et goût pour le théâtre. Emmenait ses filles à des expositions. N’expliquait rien mais leur a transmis quelque chose.
La culture : sa dimension sociale (elle crée des liens).
Bouli Lanners : a quelque chose d’enfantin. Il a voulu que la cinéaste et lui se rencontrent non pas à Liège ou à Paris mais à Forbach, dans la maison même où a elle grandi, avec son père à côté. Claire Burger brouille les frontières. Les femmes peuvent être fortes et les hommes avoir une part féminine.
Le spectacle final. Découverte du talent des gens → leur fierté. Dimension sociale : crée du lien. La chorégraphie est inspirée de Le Parc d’Angelin Preljocaj.
Il y avait des gens de toutes tendances politiques, dont le RN. Créer une utopie dans un film : envie que des habitants de la ville s’embrassent.
Envie aussi de faire dialoguer la poésie du réel et la poésie de la fiction. Claire Burger n’a pas envie de militantisme au premier degré.
Un film : ne peut pas changer le monde mais peut changer des personnes.
Le titre : manque peut-être un point d’interrogation. L’amour n’est pas la même chose pour tout le monde.
15h 45. Table ronde avec Claire Burger, animée par Bernard Payen.
Originaire, donc, de Forbach, ville minière de Moselle. Après la fermeture des mines, elle a vu le basculement de ses habitants dans le désœuvrement ce qui, ajouté à ses problèmes familiaux, lui a créé une enfance et une adolescence angoissées → son envie de partir.
Elle apprend à tourner en faisant des reportages pour une télé locale. Elle choisit de faire du cinéma pour creuser ses sujets. Etudie le montage à la Femis mais n’a pas envie de faire des films parisiens. Cherche à être authentique : propose aux gens de se représenter eux-mêmes.
Découvre John Cassavetes qui faisait des films avec sa famille et ses amis → elle tourne Forbach avec son ami Samuel Theis…
(Il donne des cours de théâtre à des enfants et monte avec elle à Paris afin de ne pas stagner à Forbach)
… et Party girl (projeté à 14h,
je ne le revois pas : je m’en souviens bien) qui s’inspire de l’histoire de la mère de Samuel et pour lequel on lui disait, Isabelle Huppert sera formidable dans le rôle, mais elle ne lui plaisait pas.
Party girl : difficile pour les comédiens non professionnels de dire un texte appris par cœur, il n’y a pas de spontanéité → Claire Burger leur expliquait les enjeux de la séquence et ils utilisaient leurs propres mots.
Angélique s’est comportée comme une star. Ainsi elle refusa que la demande en mariage de Michel se fasse au micro dans le car qui les emmenait à Strasbourg (c’était pourtant une bonne idée).
17h. Perla…
(2025. Autriche-Slovaquie. « Au début des années 1980 à Vienne, artiste et mère célibataire, Perla a reconstruit sa vie avec sa fille, Júlia, et son partenaire, Josef, un tibétologue. Vivant en exil, elle a essayé de laisser derrière elle les traumatismes de sa jeunesse en Tchécoslovaquie communiste »)
… d’Alexandra Makarova, elle-même slovaque-autrichienne qui a déménagé à Vienne pour vivre avec sa mère artiste.
Mais la mère du film est une idiote. Bien qu’ayant fait un mariage heureux avec un Autrichien, elle revient en Tchécoslovaquie pour revoir (ça peut se comprendre) le père de sa fille qui a été libéré du camp où il a été enfermé suite à leur tentative avortée de fuir le communisme. Il prétendait avoir un cancer mais dès qu’ils se retrouvent il lui annonce, Je suis guéri. Ça devrait lui mettre la puce à l’oreille mais, après un premier mouvement de révolte, elle s’obstine à le revoir et laisse mari et enfant repartir à Vienne pour aller retrouver le menteur dans leur village (ils font l’amour furieusement) sous le prétexte de rapporter les urnes de ses parents (deux gros trucs pas faciles à transporter).
Lors d’une fête (?), les filles sont poursuivies par les mecs (société de merde où ils ont tous les droits) qui, après avoir sonné dans une trompe, les aspergent d’eau en plein hiver (ça a l’air d’être une tradition). Alors qu’elle s’apprête à repartir malgré tout, Perla est rattrapée par son ‶amoureuxʺ. Il sonne à son tour dans une trompe pour appeler les aspergeurs qui lui mettent la main dessus et la portent jusqu’à un ruisseau dans lequel ils la jettent. Furax, elle récupère sa valise et s’en va (l’‶amoureuxʺ la suit sur la route et la supplie de rester) prendre le car afin de rentrer pour de bon à la capitale.
De retour dans sa chambre d’hôtel, elle téléphone à son mari pour lui dire qu’elle va prendre le train pour Vienne. A peine a-t-elle raccroché qu’on frappe à la porte, mais au lieu de la femme de chambre annoncée c’est une commissaire du peuple qui est là, encadrée par deux policiers. Qui m’a dénoncée ? Devinez.
J’entends un spectateur dire qu’elle n’est pas idiote, elle est naïve. Mais, parfois, quelle est la différence entre naïveté et bêtise ? (« … capable d’être aussi la première ado nunuche venue prête à prendre n’importe quelle mauvaise décision par désir et égoïsme » peut-on lire sur le site « Le Polyester »).
Note : 2.
Perla sortira en salle dans une quinzaine de jours et Le Canard enchaîné le classera dans « les films qu’on peut voir cette semaine ». « Tout est réussi dans ce film, fort bien accueilli dans les festivals où il a été présenté : scénario, construction, cadrage, musique, décor, costumes et interprétation d’un quatuor d’acteurs tout simplement impressionnants » Pourquoi pas.
19h et des poussières. Je rentre à la villa Lafabrègue et, pour la première fois depuis que nous venons, trouve la porte fermée. Je passe le bip devant la lumière rouge qui clignote au-dessus d’un digicode sans code connu : une lumière verte s’allume quelques secondes à côté de la lumière rouge mais j’ai beau pousser la porte, elle reste obstinément fermée. Après plusieurs tentatives…
(Jamais eu l’occasion de me servir du bip. Toujours trouvé la porte ouverte même de retour d’une séance à minuit et si Nick m’a un jour montré comment ça marche, j’ai oublié)
… je vais à l’Hostalrich où les copains doivent être en train de se restaurer afin d’emprunter un portable…
(J’ai laissé le mien dans la chambre. Le soir, Annie m’enverra un sms : « Puis-je me permettre de te recommander de prendre ton portable chaque jour avec toi même si on le ferme pendant le cinéma. Actuellement c’est un outil indispensable. Ce soir par exemple tu aurais pu appeler avec devant la porte sans être obligée de revenir jusqu’ici ». D’accord, ma cocotte, mais où ailleurs que là pouvais-je satisfaire l’envie de faire pipi qui me tenaillait les entrailles ? Et j’ai trop peur d’oublier d’éteindre mon portable au ciné, comme ça m’est arrivé le 5 juillet à la Cinémathèque où, cinq minutes avant le début de la séance, dring dring il a sonné -farfouiller dans mon sac afin de le trouver et l’éteindre- c’était toi qui m’appelais, heureusement que le film n’était pas commencé, ça aurait été la honte)
… et composer le numéro de mes hôtes. Personne ne décroche et je me vois déjà passer la nuit à l’Hostalrich où il doit bien rester une ou deux chambres libres.
Afin d’essayer de trouver ce qui cloche, Georges (je ne saurai jamais s’il aurait trouvé le truc, dommage) m’accompagne jusqu’à la villa. Mais entretemps Nick et Kate sont revenus. Nick me montre comment faire : après avoir passé le bip devant la lumière rouge, le descendre le long du digicode, voilà à quoi sert ce dernier !…
21 h. Je ne retourne pas voir Une Vie de Stéphane Brizé et le regretterai un peu.
Samedi 28 juillet
Ayant vu tous les films du matin (Hors saison et Un autre monde de Stéphane Brizé dont je me souviens bien), je ne vais pas au Lido avant
15h 45. Animée par N. T. Binh, table ronde avec Stéphane Brizé au cours de laquelle nous sont projetés des extraits de Le Bleu des villes, son premier long métrage.
1ère séquence : une contractuelle essaie de glisser un PV sur le pare-brise d’un très haut véhicule. Forme de cocasserie, de ridicule. Le cinéaste prête attention au travail des gens…
(Il raffole des émissions de télévision où on voit des gens passionnés par leur métier, qu’ils soient mécaniciens ou boulangers, même si lui-même n’y connaît rien)
… à ceux qui acceptent d’occuper une fonction dans laquelle ils ne sont pas aimés.
2ème extrait : présence de la mort. Il y a toujours quelque chose de trivial dans le fait de mettre un corps dans une boîte (voir aussi celui d’Hélène Vincent dans Quelques heures de printemps) puis le cercueil dans la tombe : nous ne sommes que « ça ». Fragilité de notre condition.
3ème extrait : la contractuelle retrouve une amie d’enfance devenue présentatrice météo. Se demandant si elle n’est pas passée à côté de sa vie, elle envisage de devenir chanteuse et, croyant que son amie a ses entrées dans le monde du spectacle, lui demande de l’aider à percer. Stéphane Brizé nous apprend qu’il a lui-même été sollicité et qu’il s’est trouvé bien embêté.
Une fois son DUT en poche, le cinéaste travaille trois mois à FR3 Le Mans. Il écrit des sketches et touche 2000 euros par mois, ce qui rassure son père. Puis il va à Paris où il a son premier choc en voyant Les Aventures de Reinette et Mirabelle d’Eric Rohmer. Quelque chose résonne en lui. Il s’inscrit au cours Florent et essaie ensuite toutes les écoles en tant qu’acteur. Refusé partout. Il écrit un scénario qu’il envoie par la poste à un producteur (voir le 23 juillet).
Il dit qu’il n’a pas beaucoup d’imagination mais a un grand sens de l’observation.
Je renonce également au film de 17h, Lumière, l’aventure continue (2025, Thierry Frémaux) parce que je l’ai vu cette année et que je me réserve pour ce soir.
21h. Soirée de clôture où sont annoncés :
• Le coup de cœur du jury jeunes : Une Vie de Stéphane Brizé qui, ému, vient recevoir son prix.
• Le prix du court métrage : Wesh Rimbaud…
(2024, France. « Arthur habite dans une ville de banlieue où tout le monde le surnomme Rimbaud, car il a toujours été un élève brillant. Il vient d’ailleurs d’être admis en hypokhâgne. Au cours d’un examen oral, son accent va trahir ses origines sociales »)
… de Dimitri Lucas. C’est mérité.
• Et le prix Solveig Anspach est attribué à :On vous croit. Bravo. L’un des deux réalisateurs, en vacances dans le sud de la France, fait le déplacement pour recevoir son prix. Sa co-réalisatrice, restée en Belgique, nous envoie une vidéo.
Après l’annonce des dates des prochaines Ciné-Rencontres (18-25 juillet 2026), place au film de clôture, la Palme d’or de Cannes :
Un simple accident…
(« Iran, de nos jours. Un homme croise par hasard celui qu’il croit être son ancien tortionnaire. Cependant, face à ce père de famille qui nie farouchement avoir été son bourreau, le doute s’installe »)
… de Jafar Panahi dont N. T. Binh nous retrace les problèmes (plusieurs arrestations, interdiction de quitter le territoire) qu’il a eus avec le régime iranien.
N. T. Binh nous dit aussi avoir fait partie du jury qui lui a attribué la Caméra d’Or à Cannes pour Le Ballon blanc en 1995.
Un simple accident : si le contexte et le traitement sont très différents, le sujet est le même que celui de La Jeune fille et la mort de Roman Polanski.
Surprise (et bonheur) de voir une femme dans la rue sans foulard.
Lilja Ingolfsdottir : Chef monteur, Chef costumier, Chef décorateur Sur Allociné, sur Loveable quand on clique sur le nom de la réalisatrice du film , c’est ce qui apparait en face de « métier ». Elle est réalisatrice désormais. Loveable est son premier film. Six ans pour trouver le financement ! Petit budget donc elle doit de facto assurer plusieurs postes : le montage, les costumes (les acteurs portent leurs vêtements perso), le décor (tourné chez des amis), mais confie la photo au chef op Øystein Mamen (à retrouver prochainement pour Cuidado con los ninos) et le son à Bror Kristiansen Le titre original est Elskling. Amour en norvégien. Amour c’était déjà pris. Loveable, le titre français, pipe les dés.
« Lilja Igolfsdottirr en avait assez des représentations idéalisées des rencontres amoureuses dans la pop culture. Elle a donc décidé d’en prendre le contre-pied (…) » En effet, la rencontre amoureuse n’est pas idéale puisque c’est un coup de foudre unilatéral … Maria flashe sur Sigmund qui ne la calcule pas. Elle s’obstine, s’acharne, le traque pendant des semaines et bingo finit par l’avoir. Il se laisse faire. Elle est légère et gaie, aimable a priori, il se love dans son moule, s’y colle et aime tout de suite les deux enfants qu’elle a d’une union précédente. Le bonheur.
Sept ans plus tard, rien ne va plus. On retrouve Maria à la caisse d’une superette, épuisée, flanquée de deux nouveaux enfants, ceux qu’elle a eus avec Sigmund, jeunes donc et ingérables (Caroline Goldman est traduite en Norvège ?), sa carte de crédit qui ne passe pas, une autre qui ne passe pas non plus. C’est chaud ! Obligée d’appeler Sigmund pour lui demander un virement pour pouvoir sortir de là. Maria semble être devenue une autre femme, dépassée par la charge familiale, dans une situation financière tendue, les nerfs à vif, éreintée, négligée. Le cadre est posé. Et il est où son Sigmund ? Parti. Six semaines absent, toujours musicos comme quand il se sont connus et qu’il lui chantait des airs sans doute, parti en tournée. Pas fou, Sigmund, il n’a rien lâché, il n’a pas renoncé à sa vie, à son identité, il n’a pas fait la concession d’abandonner sa passion, bien, mais ils avaient convenu qu’il ne voyagerait plus … Non ? Maria, elle, s’est mise entre parenthèses. On observe que c’est monnaie courante : la femme renonce à beaucoup, l’homme renonce à moins. Tant que ça tient. Quand Sigmund rentre au bercail, la bouche en coeur, le torchon brûle
Maria essaie de prendre sur elle, de se raisonner mais elle est au bord de la crise de nerfs, fatiguée, triste au fond de ne pas s’en sortir sans lui, de devoir s’en sortir sans lui, qu’il la laisse s’en sortir sans lui. La gestion des enfants, à la maison, à l’école … elle est désespérée de ne plus pouvoir penser à ses projets professionnels. C’était son tour pourtant mais il a repris un contrat, alors … il ne voit pas qu’elle est en train de se noyer ? Elle se rebelle (et Sigmund l’enregistre à son insu, au cas où !) Elle lui demande comment il imagine la suite. Il se tait et finit par répondre par sms. Courageux, son Sigmund ! Grande classe ! Elle part, il ne la retient pas. Elle s’enfonce, le menace, lui en veut de ne pas la retenir et lui en veut encore de l’encourager à rentrer. Et d’accord, il lui laisse les enfants ! Tu m’étonnes … Il a compris ce que c’était de s’en occuper H24 ! C’est autre chose que de donner un coup de main quand il a le temps et qu’il est là, surtout. L’histoire est à charge : c’est Maria le problème. C’est le problème. Maria avait toutes les raisons de se mettre dans un tel pétrin. Marquée par son histoire, même « à vide », sans mari ni enfants, elle était déjà bien chargée. C’est ce qu’on comprend dans les scènes, tellement caricaturales, avec sa mère. Le thé, la boite, l’autre thé, l’autre boîte, son image dans les yeux de sa mère … Maria est en colère depuis toujours. OK on a saisi : il faut qu’elle fasse un bon nettoyage, qu’elle se pose les bonnes questions, qu’elle s’aime pour pouvoir être aimable. Et qu’elle arrête son cirque. Ni une ni deux, un bon coup de psy, faire son mea culpa, s’explorer et se repasser les scènes clés de sa vie conjugale, se regarder dans une glace et se dire les mots bleus, les mots qui vont guérir son âme, et finir par se déclarer aimable. Tu verras Maria, si tu t’aimes, tu seras aimable. Si tu dis à ta fille que tu la comprends et que tu acceptes qu’elle te traite comme un chien, miracle, en deux deux, elle te serrera dans ses bras. A l’échelle du film, la thérapie est quand même rudement vite efficace … Mais les dés sont jetés. Ne me quittte pas, l’anti chanson d’amour, arrive à point : quand c’est trop tard. Sigmund part quand même mais Maria sait pourquoi et l’accepte, convaincue qu’elle l’a mérité et que la balle est bien dans son camp. Touché.
Insupportable.
Quid de Sigmund et de sa propension à la passivité, de son incapacité à regarder les choses en face, de sa faculté à fuir, à quitter les lieux, sans cesse. Même dans la dernière scène : pas même la courtoisie de prendre le temps de boire un café avec elle. Il se lève et part. Autre chose à faire.
Ce n’est pas à lui qu’il faut tendre la main. Lui ne lui tendra pas la sienne. Il ne faut pas vouloir changer les gens.
Film modeste qui raconte un amour ordinaire, pas l’anatomie d’une chute. Mais le travail est soigné donc, sans le conseiller, sur mon barème, je mettrais la moyenne.
Ilja Inggolsdottir a eu bien des difficultés pour réaliser son film, et certainement beaucoup de travail et de plaisir à le faire car elle y est de toutes les fonctions, réalisatrice, scénariste, décoratrice, elle a même choisi les costumes… et enfin monteuse. Son film n’était pas « bancable » et il a fallu 7 ans à son producteur pour le financer. Je ne sais pas si c’est une bonne affaire commerciale, mais le producteur peut se consoler en songeant que le film a obtenu le prix spécial du jury de Karlovy Vary. (Tchequie)
Son scénario, elle l’a écrit très rapidement, et si l’on juge de la complexité de l’histoire de Maria, son personnage principal devait lui trotter dans la tête depuis longtemps.
Maria est interprétée par Helga Guren. Pouvait-on rêver meilleur casting, meilleure interprétation ? Le jury du festival international de Karlovy Vary ne s’y est pas trompé, elle y a obtenu le prix de la meilleure interprétation féminine.
C’est une histoire de vie, également un film d’humeur, disons que les événements de vie de Maria impriment sur son visage spontanément tout ce qu’elle éprouve. Alors on remarque son expressivité, les rides d’affliction et de colère ou de tristesse sur son front, ou encore plus fugaces, ses sourires ébauchés souvent réprimés, souvent en demi-teinte, rarement radieux. Jusqu’à ce beau sourire au milieu de la peine, celui d’une femme qui dépasse sa souffrance et assure que sa vie sera belle, mais nous y reviendrons.
Mais ça commence par un coup de foudre, rapidement réciproque, et une belle histoire d’amour, pour nous emmener sept ans plus tard.
Sur cette séquence, dont une partie est en plan séquence, caméra portée, Ilia, la réalisatice dit :
J’étais un peu fatiguée de ce type de représentation issue de la pop culture, de ces histoires d’amour basées sur des récits dignes d’un Disney avec cette idée galvaudée : deux êtres humains trouvent enfin la personne qui va devenir le centre de leur vie. Je pense que tout ceci est faux, que c’est une grande blague.
Cette remarque lapidaire signifie que ce sentiment amoureux, on peut l’éprouver autant que le coeur nous en dit. Ce qui importe c’est l’engagement, l’acceptation de l’autre.
Ilja a voulu présenter une situation de femme, donc une situation complexe. Et c’est certainement ça qui lui tenait à coeur. Non qu’aucune situation humaine ne le soit, mais il y a une spécificité de la situation féminine et de celle de Maria. Ici, il s’agit de héroïsme ordinaire d’une femme mère de quatre enfants. Maria a un vécu frustrant et douloureux. Après sept ans de vie commune avec Sigmund son second époux, elle est devenue à son corps défendant irritable, colérique, explosive, conflictuelle. Sigmund devient une sorte de sparing partner dans le combat que Maria mène contre sa condition … Qu’elle mène durement par Sigmund interposé. Nous sommes au coeur de l’engagement et l’acceptation qui sont à ce moment mis à l’épreuve.
Sigmund son époux est un homme affectueux, joyeux, impliqué, il partage les tâches ménagères, fait ce qu’il sait faire, pas toujours bien, en tous les cas pas bien du point de vue de Maria. Et puis, il est absent, autant que son travail l’exige, mais absent avant toute chose. Surtout, contrairement à Maria qui ne réussit pas(*1), il a des contrats de travail. Il avait bien promis à Maria de ne plus voyager. Mais nécessité fait loi, un autre contrat devrait contre toute promesse, l’éloigner encore.
Alors la dissonance enfle dans le couple et la mécanique implacable de la séparation en plusieurs actes vaguement analogiques aux phases d’une maladie mortelle : déni, colère, marchandage, dépression et …l’acceptation. Mais cette mort annoncée du couple devient pour Maria, l’occasion de tout repenser, de ne pas être seulement victime d’une charge de travail et d’un burn-out flottant. Maria en cela aidée par une bonne psychologue familiale va pouvoir revisiter sur son histoire familiale, une histoire qui se répète … trois générations de femmes devenues seules, élevant seules leurs enfants. « Nous, nous sommes des femmes dures dit sa mère, ta grand-mère, moi, toi, Alma également ». Et si le rapport que Maria a avec sa mère qui pratique le « double lien *2», peuvent sembler caricaturaux, il est pourtant assez probable que ce soit du vécu.
Les rapports de Maria avec Alma sa fille aînée adolescente ne sont pas meilleurs. Alma la méprise, la dégoute presque, elle la trouve chiante… elle en a honte. Maria se regarde dans la glace et imagine qu’elle parle à sa fille, elle lui dit qu’elle l’aime, qu’elle est quelqu’un de bien. Et nous comprenons qu’elle s’adresse aussi à elle-même. Et plus tard dans un face à face avec Alma qui lui dira, je ne veux pas te ressembler, tu es une ratée, Maria accueillera ses mots de « jeune femme dure » avec douceur, et compréhension. Elles vont se rapprocher et s’aimer. C’est un peu comme si, à travers sa mère, Alma qui détestait la situation féminine qui lui était promise, voyait enfin l’amour et la vulnérabilité de sa mère. Alors, l’une et l’autre en rompant cette lignée de femmes dures, s’ouvrent à d’autres possibles.
Nous n’avons pas parlé de Sigmund cet homme un peu effacé et gentil, de bonne volonté, mais qui veut vivre sereinement, en fait, il faudrait revoir ce film encore, il semble qu’il soit particulièrement évitant et d’une manière inconsciente passif agressif, c’est à dire qu’il laisse l’autre avancer pour mettre en œuvre, en confort, son projet de se libérer !
C’est tout le talent de Ilja Ingolsdottir de tisser ensemble, la charge mentale d’une mère de famille, l’héritage familial avec la répétition des situations de génération en génération, les femmes et le travail, les rapports hommes femmes dans une société qui n’est pas neutre, une société capitaliste avec tout ce qu’elle comporte et dont la sociologue Eva Illouz parle mieux que quiconque.
La fin du film, c’est une dernière rencontre entre Maria et Sigmund, ils se parlent affectueusement, sans ressentiment. Elle lui dit, sourires et larmes, qu’elle accepte leur séparation, qu’elle ne l’a pas voulu, mais qu’elle est là, elle finit comme une promesse : « ma vie sera belle ». Et c’est une sorte de happy end en demi teinte et mieux que ça, ses enfants, Alma la première seront mieux protégés contre le retour du même…
*(1) Internet fournit moult études, qui indiquent les désavantages professionnels des femmes.
* (3) Double lien, forme de communication comportant pour l’essentiel des injonctions contradictoires (la plus simple et paradoxale : soit libre !)…
Journal des Ciné-rencontres de Prades 2025 par Claude
Samedi 26 juillet, 14 h 00
UN MONDE SANS PITIE
« Un autre monde », voilà un titre apparemment prometteur pour le dernier opus de Brizé programmé cet après-midi, sélectionné à la Mostra de Venise 2021, pour nous appeler au rêve de la passion ou d’un univers social un peu plus humain, si tant est qu’on puisse l’espérer pour ce troisième volet de cette trilogie non préméditée (nous dit-on) qui, après un chômeur devenu agent de sécurité dans La Loi du marché puis un leader syndical se battant pour empêcher la fermeture d’une usine, s’intéresse à un cadre, directeur d’une usine alsacienne d’électro-ménager Elsonn, sommé par sa hiérarchie de supprimer 58 emplois pour en sauver paraît-il 500…Avec Vincent Lindon dans le rôle principal, toujours aussi impérial de sensibilité, de rage et d’énergie. Un homme ici pris entre le marteau et l’enclume, entre ses ouvriers qu’il « manage » avec humanité (même s’il a dû déjà consentir à quelques licenciements) et la directrice France (jouée par une Marie Drucker cynique et implacable), elle-même soumise au dirigeant européen, Cooper, interprété par un vrai chef d’entreprise américain, Jerry Hickey. Le refus donc d’un schématisme marxiste, d’un manichéisme moral que les rares détracteurs de Brizé pensaient pouvoir lui reprocher au vu de ses sympathies ouvrières. Ce refus, cette neutralité en somme étaient pourtant déjà en germe dans les deux films précédents avec la fissuration du front syndical ou le rôle difficile de syndicaliste jaune ou de « méchant » patron qu’avaient accepté d’incarner des acteurs non-professionnels, un vrai cégétiste et un expert conseiller juridique des travailleurs. Sa rencontre avec des cadres dans différents domaines (luxe, publicité, banque, etc.) qui lui avaient avoué leurs scrupules et leur malaise face à des décisions contraires à leur conscience et sa collaboration avec Christophe Desjours, spécialiste de la souffrance au travail, n’ont pu que confirmer le cinéaste dans son dessein de mettre en scène cet entre-deux du responsable aux mains liées, situation cardinale pour scénariser et dramatiser un dilemme moral : comme au terme d’En guerre, peut-on accepter une situation scandaleuse ou ne doit-on pas résister, voire se sacrifier, ou tout au moins jeter l’éponge ?
Un autre monde ? Titre parodique, antiphrase assurément pour cette chronique sociale sans concession plus fictionnalisée que les deux précédentes bien que très documentaire – comme son pendant amoureux pour Je ne suis pas là pour être aimé. On pense à la chanson de Jean-Louis Aubert et du groupe Téléphone Je rêvais d’un autre monde qui nous a bercés dans les années 80 mais on n’a pas franchement envie de la fredonner : un monde sans pitié bien plutôt ! À moins que Brizé n’appelle à une utopie nouvelle mais laquelle et comment l’atteindre tant le système semble verrouillé, le travailleur réduit à une variable d’ajustement, et les actionnaires voués à s’enrichir sur le dos de la bête ? Message simpliste ? Peut-être mais la réalité ne s’embarrasse pas de finasseries langagières !
Un autre monde, titre ironique assurément si l’on songe au contexte dans lequel le film a été tourné : on sortait à peine du Covid en 2021 et on nous avait bassinés, après avoir rendu de vibrants hommages aux travailleurs invisibles sans lesquels la vie n’aurait pu continuer et l’économie aurait été totalement asphyxiée (les soignants, les livreurs de pizzas), sur la perspective du « monde d’après », un monde plus humain, rendant justice aux plus modestes, réduisant les inégalités sociales. Après cette vertueuse parenthèse, il n’a plus été vraiment question de ce rêve éveillé. Tout est affaire de slogan et comme dans En guerre, le langage est affaire de rhétorique, de pouvoir de persuasion en jouant sur les affects, les peurs, les rancunes – surtout de la part de ces décideurs sans âme qui étouffent toute sensibilité, surtout dans les entreprises anglo-saxonnes selon Brizé pour ne plus viser que « l’employabilité » ou la sacro-sainte « rentabilité ». Littéralement stupéfiante est la demande du patron de Philippe Lesmesle de supprimer 58 emplois ou plutôt la forme anecdotique, allégorique qu’elle prend et qui en dit long sur la déshumanisation de ce milieu : lors d’une âpre discussion où il s’agit de savoir qui serait le moins utile des quelques noms avancés, le directeur de l’usine (joué par Guillaume Draux) demande qui on aimerait voir passer sous un… train ou de qui la mort nous affecterait le moins !! Autre exemple des torsions du langage ou des significations opposées que l’on peut donner à un même mot selon ses filtres, ses valeurs, son statut social : le mot « courage ». Là où la directrice France, dont Philippe a bien subodoré les ambitions européennes, trouve courageux de faire socialement ce qu’on réprouve intimement – virer des hommes de leur emploi – le responsable du site ne voit que lâcheté, trahison et indignité : il ne se fera pas faute de l’écrire noir sur blanc dans une superbe lettre en réponse à la proposition de le garder finalement, malgré la décision initiale de le remercier pour faute grave – à condition qu’il dénonce et lâche son collaborateur, le directeur des opérations, trop proche des ouvriers (Olivier Lemaire), viré à sa place… La dignité commande d’autant plus à Philippe de démissionner qu’il s’est trouvé confondu par l’enregistrement à son insu d’une discussion informelle avec les délégués du personnel inquiets des rumeurs de licenciement et que, pressé de s’expliquer, il leur a menti en leur promettant qu’il n’y aurait pas de suppressions d’emploi. Enregistrement diffusé devant ses grands chefs lors d’une réunion, honte pour lui…Le courage enfin, dans sa vie privée comme dans sa profession, ce peut être de partir, de quitter l’autre quand la vie à deux n’est plus possible, que le contrat tacite – matériel, moral, sexuel, que sais-je encore ? – semble rompu.
Et, de fait, et c’est la force de ce film, ce en quoi il nous touche peut-être le plus, le social et l’intime sont inextricablement liés dans un moment de bascule induite comme dans tous les films de Brizé par une rencontre, une prise de conscience, le cercle vicieux de l’échec, etc. Que le film commence sur un triste travelling sur des photos de famille épinglées sur le mur nu d’un pavillon en dit long sur l’écroulement d’un homme : tout se tient dans la vie comme le suggérait en 1982 sur le mode d’une comédie douce-amère La Crise de Colline Serreau où une séparation entraînait la perte de l’emploi, qui provoquait elle-même la perte de l’appartement… Et dans le rôle principal déjà un certain Vincent Lindon. La deuxième scène de notre film nous plonge dans le bureau d’un juge, avec deux avocats, Philippe (Vincent Lindon) et Anne (Sandrine Kiberlain) qui se séparent. L’épouse, digne, entre douleur et protestation, fêlure et revendication (puisqu’il s’agit de négocier un divorce puis la vente d’une maison) explique que son mari n’était jamais à la maison, qu’il passait tout son temps dans l’entreprise, qu’elle devait même assumer quasiment seule l’éducation de leur fils – combien de week-ends ensemble dans une année !? Et de lancer, plus brisée qu’ulcérée : « je suis mariée à Elson ! » Au point que l’avocat de Philippe doit le défendre en rappelant qu’il s’est sacrifié pour sa famille autant que pour ses employés…Quelle tendresse pourtant dans cette séparation où un regret infini semble l’emporter sur la haine et les rancœurs : témoins ces scènes où les deux ex-époux se retrouvent dans la voiture pour discuter de leur fils dépressif, et devenu quasiment autiste après cette fracture familiale : il a dû être interné ; un autre moment où front contre front les ex-époux apaisent et conjurent leur désamour. Et si le couple ne se recrée finalement pas, la famille demeure après la démission du père, dans une promenade en pleine nature qui le ressource. Comme un fil ténu qui les relie toujours, dans des moments de rire aussi, tel le fil des marionnettes par quoi le garçon (remarquable Anthony Bajon) a peu à peu retrouvé un sens à son existence et nous émeut lors d’un spectacle réparateur. Le handicap comme image et double de la souffrance sociale, déjà présent dans La Loi du marché…
Un autre monde, un vrai monde que la famille – si décomposée soit-elle. Rien à voir avec la brutalité du monde du travail où un big boss américain, visible uniquement sur le grand écran d’une visioconférence, tel le Big Brother d’Orwell dans 1984, vous scrute avec intensité, vous couvre d’éloges pour votre initiative destinée à sauver des emplois (renoncer à ses primes de cadres et de chefs d’entreprise) avant de vous asséner un méprisant « Il don’t give you a fuck » (« Je n’en ai rien à foutre » ! ») et de se réfugier derrière « la loi du marché », Wall Street en l’occurrence. Un monde où l’on ne se résigne pas, où l’on ne prend pas acte cyniquement de la précarité en affirmant comme la cruelle Marie Drucker : « Tout est précaire dans la vie…l’amour, la santé et donc pourquoi pas le travail ? » La réalité sociale est terrible au point que le réalisateur a dû en atténuer la violence pour écrire la fiction…La possibilité d’un bras-de-fer, d’une lutte sociale aurait-elle disparu, comme le pense Ken Loach selon Brizé ?
Une ultime émotion avec ce dernier film programmé avec une mise en scène au cordeau : des cadrages serrés des visages, des interlocuteurs filmés seuls, au centre, ou côte à côte lors des réunions, rarement en champ-contrechamp comme pour mieux signifier l’impossibilité du dialogue, nouveau sport de combat, la multiplicité des axes aussi dans certaines scènes pour suggérer une sensation d’encerclement et d’enfermement… Un travail énorme lors du tournage doublé du sacrifice de certaines scènes comme celle où Vincent Lindon devait traverser tout l’espace de l’entreprise, traverser des bureaux pour se retrouver auprès de sa secrétaire et tout casser…Cette scène fonctionnait bien certes, elle était même spectaculaire mais Stéphane Brizé ne la sentait pas : la violence de Philippe semblait prématurée, et trop forte…Il n’y aurait plus eu assez de suspense et d’enjeux ensuite pour justifier la décision finale. Tout est affaire d’intuition et d’équilibre, d’effacement autant que de surenchère.
Un mot pour terminer sur le jeu exceptionnel de Vincent Lindon que nous empruntons au Magazine Bande à part : « dans son œil vif, ce qui de l’éclair de colère passe soudain à la buée d’émotion, est indescriptible » ; et d’évoquer aussi ce « léger affaissement de la mâchoire » par quoi s’annonce l’orage d’une parole brute et drue. Emotion, déchirement et colère qui caractérisent « les gens qui doutent » – comme le rappelle la belle chanson d’Anne Sylvestre qui conclut le film sur une note d’espoir, comme « Septembre » de Barbara ou « Trois petites notes de musique » d’Henri Colpi dans Mademoiselle Chambon et Hors-saison. « J’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer / J’aime les gens qui disent et qui se contredisent et sans se dénoncer » : Philippe Lesmesle, déchiré par son divorce et l’impossible choix socio-professionnel qui lui est imposé, est bien de ceux-là…
En guerre enfin tant attendu, le point d’orgue de cette rétrospective Brizé, la violence non plus passionnelle de Mademoiselle Chambon, mais sociale et collective, le désespoir actif non plus d’un homme solitaire comme dans Je ne suis pas làpour être aimé mais d’une communauté d’ouvriers de l’usine Perrin d’Agen (image de Continental, Goodyear Whirlpool, etc.), qui se battent contre les responsables de leur entreprise et le lointain directeur allemand de l’usine Dimke pour tenter de sauver les 1100 emplois menacés. Un film encore plus fort pour moi que Ressources humaines de Laurent Cantet ou Violence des échanges en milieu tempéré.
En guerre : un uppercut, le coup de fouet de l’après-midi, pas de sieste possible, pas de défaillance somnolente indécente pour un film si prenant, si puissant, et surtout face au maelström d’émotions qui m’assaillent : la colère face aux promesses non tenues de la direction – un accord bafoué sur le maintien de l’emploi pour 5 ans en échange d’un allongement du temps de travail pour un même salaire (40 heures payées 35) et le renoncement aux primes. L’incompréhension face aux réponses des « patrons » rappelant qu’ils ne maîtrisent pas la situation internationale et ne peuvent qu’appliquer les directives d’outre-Rhin, que la rentabilité est insuffisante, le taux de marge trop bas. L’admiration pour ce leader syndical Laurent Amedeo qui ne se démonte pas et rappelle, chiffres en main, que l’entreprise est bénéficaire avec 25 % de dividendes, que les actionnaires ont été largement arrosés ces derniers temps. Et Vincent Lindon de se muer presque en professeur chaussant ses lunettes et réfutant une à une les tristes explications, les prétextes fallacieux des dirigeants – avec un niveau de langage qui le hausse au niveau de ses interlocuteurs, la force de conviction en plus – tandis que le Vincent Lindon de La Loi du marché avait l’air un peu accablé avec sa moustache et son dos voûté. Une vraie métamorphose : de taiseux, un leader intarissable, un flot de paroles, on n’ose dire une logorrhée dans ce contexte dramatique. (L’acteur dans les 10 premières minutes parle plus que dans ses trois autres films avec Brizé). Une longue focale, peu de profondeur de champ, un arrière-plan flou : tout est dramatisé et focalisé sur les acteurs de cette enième table ronde. Qu’importe que la parole soit rude, les mots parfois triviaux, l’œil acéré et l’écume aux lèvres ! Les pisse-froids de l’intelligentsia, les brillants énarques sans âme pourront bien lui expliquer, lénifiants et condescendants, qu’il faut rester poli, ne pas s’énerver ! Diantre ! La forme serait donc plus importante que le fond ? On n’a pas peur des choses (par exemple de mettre des gens sur le carreau, on le voit assez actuellement avec la multiplication des plans sociaux chez Michelin ou Carrefour) mais on aurait peur des mots ? Reproche stupide adressé déjà à Zola qui montrait enfin le peuple dans Germinal et L’Assommoir, fût-il parfois ivrogne et trivial avec la déchéance matérielle et morale qu’il subissait, ou à Annie Ernaux pour oser parler crûment de sexualité, de honte sociale ou de choc des cultures. Le fond me semblera toujours plus important que la forme : que n’ai-je pas entendu au moment des législatives de juillet 2024 pour avoir poussé dans un mail un cri d’alarme accusateur certes assez virulent mais me semble-t-il lucide et légitime face au risque de voir arriver le RN au pouvoir ? Il ne fallait pas parler de la « racaille facho » ou de « la saloperie polie et ripolinée » ? Et pourquoi pas ? Je préfèrerais toujours – écrit André Comte-Sponville – « une brute généreuse » à « un salaud poli » (il parlait des Nazis). Surtout quand il s’agit de filmer, pou reprendre le titre du film de Jean-Marc Moutout, « la violence des échanges en milieu tempéré », faussement poli et tempéré.
Honte en effet (sans faire bien sûr d’amalgame car Brizé ne juge ni ne foudroie quiconque même s’il exalte le combat ouvrier) à ce directeur expliquant froidement aux leaders syndicaux réunis autour de la table que les ouvriers au chômage devront s’adapter à cette nouvelle donne, voire déménager – énormité dont il se rend compte et s’excuse un peu tard. Toute honte bue aussi visiblement chez la directrice France d’Un autre monde, jouée par l’implacable et cinglante Marie Drucker : « que voulez-vous, tout est précaire, le travail, la vie, le couple » : quand le cynisme se donne des allures de morale, de maxime d’expérience et de sagesse…
Exaltation aussi quand la lutte, si désespérée soit-elle, prend des allures d’épopée palpitante et finalement tragique avec l’immolation par le feu d’Amédéo : des plans-séquences et un cinémascope vertigineux, une narration comme en temps réel, et parfois ces images muettes, au ralenti, qui nous emportent et nous soulèvent d’un espoir rageur – eût-on déjà vu le film – grâce à la musique percutante de Bernard Blessing. Épopée aussi bien lors de réunions tendures avec la direction requérant parfois 3 caméras que lors de scènes de rue ou de grève. Épopée sur fond de musique rock d’une rare énergie – les 23 jours de tournage semblant épouser le dynamisme combatif des ouvriers – dont on suit toutes les étapes comme dans un documentaire mais avec une force fictionnelle et une dimension dramatique plus marquées que dans La Loi du marché, consacrée il est vrai à un parcours individuel avec ses doutes et ses errances. Ici, avec les divisions syndicales, l’occupation musclée du siège parisien du MEDEF, le ralliement au combat d’une autre usine du groupe, l’emballement violent qui conduit au renversement de la voiture du PDG allemand, Martin Hauser, Stéphane Brizé nous raconte une histoire que l’on vit comme une sorte de thriller social, alors que le travail de casting préliminaire et la présence d’acteurs non-professionnels, tous très crédibles, témoignent d’un effort documentaire impressionnant : la lecture de maints textes de lois sur les plans sociaux, l’attention à l’actualité (la sidérurgie sinistrée à Fumel, dans le Lot-et-Garonne où le film a été tourné), Xavier Mathieu, le syndicaliste de Continental au scénario, plus de 600 personnes rencontrées, ouvriers, syndicalistes, chefs d’entreprise, sociologues, etc. – les 16 vignettes sur les figurants dans le livre Stéphane Brizé (Festi-cinéMeaux 2025, p. 134-142) le montrent bien.
Lucidité toutefois et compréhension des enjeux si l’on veut bien considérer tous les points de vue, pour inconciliables qu’ils soient : « ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons », disait Renoir dans La Règle du jeu. Jamais le cinéaste ne tombe dans le manichéisme ou ne cherche à donner une leçon de morale : s’il a clairement choisi son camp, il essaie de com-prendre, c’est-à-dire d’embrasser de l’intérieur les tenants et aboutissants de ce conflit social, les motivations et les arrière-pensées de chacun. La pensée élargie qu’évoque Hannah Arendt dans La Crise de la culture, que représenterait ici le conseiller social de l’Élysée, Jean Grosset dans son propre rôle (il a été questeur du Conseil Économique, Social et Environnemental) : élégant et flegmatique, il intervient régulièrement pour réunir les belligérants de cette casse sociale, calmer les esprits, « élever » les débats mais ne pourra guère apporter aux ouvriers que son soutien moral, du reste retiré après les violences contre Martin Hauser. Après tout, les responsables économiques à tous niveaux subissent la pression de leur hiérarchie et peut-être cèderions-nous de même à leur place. On peut croire Jacques Borderie, le directeur de l’usine agenaise, sincère quand il explique qu’il ne se lève pas tous les matins en se demandant combien d’ouvriers, ni lesquels, il va licencier… Le troisième volet de la trilogie sociale, Un autre monde, ne met-il pas en scène justement un directeur de site pris en étau entre ses employés et ses propres chefs, un homme déchiré, qui plus est en plein divorce ? C’est le système qu’il faudrait dénoncer et remettre en cause, nous expliquait Stéphane Brizé, toujours simple et accessible, lors d’une discussion informelle à la sortie du Lido, ajoutant que notre société manque de narratif, – et que c’est d’ailleurs sur ce terreau, avec leurs récits nationalistes et xénophobes que prospèrent aujourd’hui les extrêmes droites européennes ou américaines. Récits auxquels la fiction cinématographique fait pièce pour notre plus grand bonheur.
Ecœurement pourtant quand une solution intelligente et humaine est trouvée par les ouvriers et pourtant refusée par la direction, comme dans Un autre monde la proposition des directeurs de sites de renoncer à leurs primes pour sauver des emplois : ici, un repreneur local se manifeste mais les patrons de Perrin refusent de vendre (rien dans le Code du travail ne les y obligeant) au prétexte que le projet ne serait pas viable, bien plutôt sans doute par crainte d’avoir un concurrent direct !
Mélange de colère et d’empathie pourtant quand le front syndical se divise entre les idéalistes et les réalistes, les jusqu’au-boutistes et les tièdes, les fidèles et les traîtres – on présentera selon son prisme moral et politique cette épopée dans l’épopée, ce dilemme tragique qui exacerbe autant qu’il l’affaiblit le combat devenu complexe et si l’on peut dire tripartite. Il faut dire que quand on est épuisé par des mois de lutte et qu’on vous promet une prime super-légale de départ, on peut être tenté de jeter l’éponge ! Et l’on vibre de colère et d’angoisse lors d’une réunion finale des grévistes qui ressemble fort à un règlement de comptes : Laurent Amédéo qui a pourtant tout donné, qui trouve à peine le temps d’appeler sa fille sur le point d’accoucher, épaulé par sa collègue Mélanie Rover, soudeuse dans la vraie vie, dont le couple tangue sous la tempête sociale, se voit mis en accusation et tenu pour responsable des violences syndicales, qui ont entraîné la fin des négociations et l’arrestation de 13 militants…Combat fratricide comme dans une tragédie antique entre le leader de la CGT, le meneur en chef (Vincent Lindon) et le syndicaliste indépendant du SIPI, joué par Olivier Lemaire.
« Sentiment d’exaltation et d’impuissance que procure la découverte d’une vérité pour soi » dans un…film, pour parodier l’éloge de la lecture que déploie Annie Eranux dans Les Années. Le traitement des media par le cinéaste dans ce film ne peut que faire écho à la révolte qui m’habite depuis longtemps face à la spectacularisation souvent obscène de l’actualité, mode talk-show, à la dramatisation (au double sens du terme) du moindre fait divers, à la sidération produite par des images-choc ou à l’imprégnation subliminale de l’information en boucle. D’où ces moments de télévision que propose d’emblée le film, qu’on pourrait croire tirés de vrais actualités mais qui sont autant de réel reconstitué, de « documenteur » : on ne saurait imaginer plus subtile dénonciation des media que ce pastiche des nouvelles fort réussi et comme fondu dans la fiction. Le cinéaste explique d’ailleurs bien lors du débat et dans les entretiens ou dossiers de presse que cette idée lui est venue après l’effet désastreux pour les grévistes d’Air France de l’image en boucle de deux cadres poursuivis par des employés en colère, de la chemise déchirée d’un DRH le 5 octobre 2015. Image d’autant plus terrible lorsqu’elle est ainsi décontextualisée et assénée au prix d’une interprétation univoque : ce sont les victimes de plans sociaux qui paraissent violents alors que la vraie violence est feutrée, et froidement statistique avec les licenciements en série…Si au moins un reportage venait expliquer comment on en est arrivé là, retraçait la genèse d’une colère qui a débordé, le public pourrait vraiment comprendre le conflit, comme les spectateurs d’En guerre épousent sans la juger l’exaspération qui mène aux violences autour de Martin Hauser dont la voiture est renversée et le visage ensanglanté… La fiction sonne ici comme un retour au réel, comme la quête et la « fabrication de l’image manquante » occultée par les media – pour restituer une vérité complexe et multiple.
Sidération aussi avec cette fin terrible que Stéphane Brizé ne se sent pas le droit de filmer avec sa caméra mais qui est suggérée par un autre medium, le portable, l’image horrible (selfie ? témoin extérieur ?) de Laurent Amédéo s’immolant par le feu pour protester contre la direction allemande de Dimke. Décence et mise à distance, suggestion réaliste qui n’est que plus expressive et bouleversante car il n’y a jamais de caméra de télévision pour filmer un suicide, ou la mort d’un ouvrier atteint d’un cancer ! On pense à la tentative de suicide sur son lieu de travail de Letitia Storti, ouvrière de l’usine pharmaceutique UPSA, représentante FO, retrouvée morte dans un fossé près de Marseille. Anne Plantagenet a retracé son histoire dans Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans.
Déception aussi que nous partageons en cet après-midi formidable avec Stéphane Brizé, malgré le succès du film, quant aux réactions ou plutôt aux non-réactions dans les milieux politiques et syndicaux. Non que le cinéaste ait jamais eu la naïveté ou la prétention de changer le monde, peut-être toutefois de faire bouger les lignes ou de modifier un peu les mentalités. Les syndicats ont paru gênés par le film notamment la CGT, sans doute parce que le combat se termine mal, et que pour eux on ne montre pas un échec.
En guerre, nous sommes en guerre, plus que jamais, il faut le dire, et Brizé n’a pas cédé sur le titre, sur les mots vrais, même si, pendant le tournage, il en avait proposé habilement « Un autre monde » pour amadouer les producteurs.
Il ne faut pas désespérer Billancourt, disait Sartre. Certes, mais le générique du film rappelle cette phrase de Brecht : « celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. »
Entre la passion inaugurale de Mademoiselle Chambon hier soir et le désamour vaincu in extremis de Quelques heures de printemps, je reçois bien avec La Loi du marché le coup de poing auquel je m’attendais, après pourtant deux visions, au cinéma à sa sortie en 2015 et à la télévision depuis lors. Je ne suis pas déçu et pourtant avec quelle impatience mêlée de colère et d’amour pour ces invisibles érigés en héros de cinéma je brûlais depuis le début des Ciné-rencontres de revoir cette trilogie sociale dont En guerre, épopée collective et tragique qui m’a laissé le souvenir le plus vif, le plus délicieusement douloureux ! Je suis à nouveau saisi par le cynisme des hommes, la stupidité d’un système économique, d’un engrenage où les victimes ne manifestent pas seulement une forme de servitude volontaire aux puissances de l’argent mais s’entredévorent ou, à tout le moins, se désolidarisent. On le voit assez dans cette scène du séminaire de mise en conformité (euphémisme humiliant pour le conformisme social, le langage officiel, aseptisé, vidé de toute émotion, on parlerait aujourd’hui d’ « éléments de langage ») organisé par Pôle emploi et auquel participe Thierry (51 ans, joué par Vincent Lindon) au chômage depuis 20 mois : les autres participants, pas mieux lotis que lui, lui font remarquer qu’il se tient mal, les épaules voûtées, l’air un peu rogue, que, lors de son intervention dans le tour de table, il n’est pas souriant, ne s’exprime pas de manière claire et alerte, en cherchant à capter, sinon captiver son auditoire. Ce sont d’autres chômeurs qui font son procès en communication et le responsable du stage semble ne faire que recueillir la parole qu’il a suscitée : mais lui vient-il à l’esprit, dans cette salle froide au mobilier minimal que le powerpoint, la vidéo n’est qu’un leurre, la rhétorique un luxe, l’éloquence une belle apparence que peuvent seuls se permettre des gens heureux, ou les classes dites supérieures qui possèdent la culture, l’argent, le prestige et l’aisance qui en découlent ? Est-il même capable d’intuition, de compréhension et d’empathie pour le parcours du chômeur, ses compétences sociales, son énergie farouche par-delà la destructuration sociale induite par une longue période d’inactivité ? La seule chose qui compte pour lui est qu’il soit « job ready », « employable » – il n’est que de voir le documentaire de Claudine Bories et Patrice Chagnard Les Règles du jeu sur les stages de préparation aux entretiens d’embauche ou de lire la farce sociale Par-dessus bord de Michel Vinaver pour comprendre en quoi le néologisme et le franglais dissimulent (mal) sous l’apparence d’un management moderne et interactif une violence sociale inavouée et inédite : non plus seulement la lutte des classes mais la guerre de tous contre tous.
Plus grave, au terme de son long parcours pour trouver un emploi, entre réunions inutiles, rendez-vous avilissants avec sa banquière (lui conseillant carrément de vendre son appartement) ou un lointain recruteur potentiel en visioconférence, Thierry accepte de travailler comme vigile dans un supermarché : mal lui en prend car s’il a d’abord l’impression de faire œuvre utile et surtout morale, en apprenant à surveiller des clients indélicats qui volent subtilement un vêtement ou un produit alimentaire – se mutant en véritable panoptique dans une salle de 80 caméras – il en arrive au mépris de sa propre dignité, et du respect dû aux autres employés, en fliquant les caissières, les autres vendeurs, et de préférence cette femme noire que les zooms de la régie TV vont traquer pendant 10 à 15 mn. Comme un mauvais scénario de cinéma fondé sur la discrimination, la suspicion et la délation, même si in fine l’agent de sécurité en chef, Big Brother du commerce, fait preuve d’autant d’intuition que James Stewart dans Fenêtre sur cour d’Hitchcock pour imaginer à partir de fragiles indices un crime qui s’avèrera bien réel…Quand l’éthique affronte la morale supposée et la dépasse, l’individu retrouve l’honneur – et le héros de cette triste quête (un Vincent Lindon plus attristé et pourtant plus fier que jamais) n’a d’autre choix que de démissionner (comme Philippe dans Un autre monde), sans tambour ni trompette, en remisant sa tenue au vestiaire, en plongeant dans une nuit purifiante… Il ne veut plus de ces scènes dégradantes où une employée-modèle, à qui on n’a jamais rien pu reprocher, est filmée en train de dérober un produit cosmétique, où une autre, convoquée par la direction, finit après avoir longtemps nié par reconnaître qu’elle a récupéré quelques bons d’achat laissés par des clients : en quoi cela représente-t-il une vraie ou une grosse perte pour le magasin ? Qu’on me le dise quand des cols blancs mettent des ouvriers au chômage, quand certains financiers ou hommes politiques détournent des sommes folles ? Le suicide d’une employée (responsable d’un commerce de détail), s’il traumatise ses collègues, ne semble pas davantage ébranler les certitudes ni les pratiques de ces monstres froids : il ne s’agit pour eux que d’un épiphénomène, la pauvre (familièrement appelée par son prénom) avait des problèmes personnels dans sa vie, la direction ni personne ne doit se sentir responsable. Soyons clair : il n’y a pas de harcèlement institutionnel qui tienne. Bonne conscience et fatalisme plein de componction, le chef a réuni tout le monde car on est « solidaires » et on aimait bien la défunte dont la mort, bien entendu, nous « bouleverse »…
Rupture technique (avec la caméra à l’épaule, les écrans de télévision qui semblent se substituer à la caméra dans les dernières 40 mn du film) et politique (le premier à aborder un problème de société comme le chômage ou la précarité), La Loi du marché est né de la passion scopique de Stéphane Brizé : regarder, observer sans fin, même et surtout – nous explique-t-il – quand on ne sait pas danser, qu’on n’a jamais osé inviter une fille à danser, qu’on a peur d’entrer dans un café de peur d’être observé. La danse est pourtant salvatrice : un cours de rock de Thierry avec son épouse lui permet d’oublier un peu leurs soucis, leurs craintes pour leur fils handicapé dont la baisse inquiétante des résultats explique leur convocation par le proviseur. Alors, oui, le cinéaste se venge, se redécouvre en observant : des mois à recueillir des témoignages, à discuter avec tous les acteurs de cet hypermarché, à en examiner le fonctionnement en bout de caisse, dans le bureau du directeur.
Le film est aussi le fruit d’une certaine honte sociale que le cinéaste a toujours ressentie chez ses parents avec le sempiternel « Ce n’est pas pour nous » de sa mère et une découverte tardive de la culture, grâce aux seules lectures scolaires, tremplin pourtant un peu dérisoire face à l’appropriation personnelle du monde qu’effectuera le jeune stagiaire de fin d’IUT à Rennes puis le pigiste de FR3 Le Mans. Ceci explique peut-être que Stéphane Brizé, qui ne se pose pas en donneur de leçon mais en témoin engagé et en humaniste jamais manichéen (sa trilogie sociale et notamment les 2 films suivants montrent bien que « chacun a ses raisons »), ait mis longtemps, 4 films, pour s’estimer légitime à traiter des problèmes sociaux : sa modestie et sa créativité s’accommodent mal d’une implication citoyenne directe, de l’appartenance à un parti ou de la signature de pétitions, même s’il n’en refuse pas le principe. Et s’il choisit de centrer sur propos sur son acteur fétiche (Vincent Lindon) excellent dans l’énergie accablée pour un propos proche du documentaire avec des acteurs pour le reste non-professionnels et un budget modeste (1,2 millions d’euros), il me semble injuste et stupide de lui reprocher, comme Libération, Chronic’art ou Critikat je ne sais quel cabotinage de son comédien porte-parole ou un soi-disant misérabilisme complaisant dans l’humiliation sociale. Que ces critiques condescendants se laissent plutôt interroger et émouvoir par le plan-séquence d’ouverture, ce début in medias res comme au théâtre, cette amorce gauche sur l’écran, Vincent Lindon de profil répondant on ne sait d’abord à qui mais on le comprend vite, à un conseiller de Pôle emploi. Il explique dans une pièce blafarde qu’il a fait un stage de grutier mais s’entend dire qu’il n’y a pas de débouché dans ce domaine, qu’on ne prend que des gens qui ont travaillé « en bas ». C’est dans ce réalisme cru de la parole, cette intensité aussi des visages, et le choix d’un cadrage serré pour une situation inhumaine et absurde que Stéphane Brizé s’apparente le plus sans doute à Ken Loach : on pense au début de Sorry we missed you où Ricky se’entend expliquer par son futur employeur, une plate-forme d’ubérisation pour le transport de colis, qu’il sera enfin un « collaborateur » indépendant, avec de vrais garanties et des horaires…décents. Une chance, dira-t-on ? Un leurre et une souffrance sur quoi est bâti tout le scénario pour cette famille en galère de Newcastle – et qui ne vaut guère mieux que la fin de non-recevoir essuyée par Thierry, rôle pour lequel Lindon a reçu le prix d’interprétation à Cannes !
On entre en douceur et pourtant de plain-pied dans le vécu du personnage, on s’infuse de sa douleur immense comme un cinémascope face au discours lénifiant et technocratique. De sa parole drue, de sa colère rentrée et de sa dignité bafouée, qu’il ne marchandera pas davantage, pas même dans sa vie privée, fût-ce pour un mobil-home exigu et un peu vétuste dont on lui propose un prix indigne. Et qu’il refuse : le prix de la liberté !
(d’après le roman Une vie de Guy de Maupassant, publié en 1883)
Journal de bord de Prades 2025 par Claude
Vendredi 25 juillet 21 h 00
« LE TEMPS D’APPRENDRE À VIVRE IL EST DÉJÀ TROP TARD »
(ARAGON, « IL N’Y A PAS D’AMOUR HEUREUX ». LA DIANE FRANÇAISE, 1944)
Les allées régulières d’un potager, le geste lent et sûr de Jean-Pierre Darroussin plantant ses légumes, le crépitement d’un feu de cheminée, le crissement dans la boue des bottes de Judith Chemla salissant le bas de sa robe tandis qu’elle verse un arrosoir appliqué sur cette bonne terre du pays de Caux, le bruissement du vent dans les arbres, de la houle contre les rochers, le rituel folâtre des jeux de croquet, ou de cache-cache – tout marque dans cette deuxième adaptation romanesque de Stéphane Brizé l’enracinement dans la terre, la fusion des êtres avec les éléments, la symbiose de cette famille aristocratique, baron et baronne du Perthuis des Vaud, avec son cadre de vie, son château enchanté où la richesse et le prestige comptent pourtant moins que l’amour et la sublimation du quotidien, le bonheur pur de cœurs simples – et bientôt le choix pour leur fille d’un mari aimant et aimé. Le réalisme ou plutôt le naturalisme épanouis de cette évocation semblent s’accorder avec le rêve, pour la jeune Jeanne sortie du couvent à l’âge de 17 ans et retrouvant dans la jouissance du présent la bonhommie de son père et la douce nostalgie de sa mère relisant de vieilles lettres – Yolande Moreau bien campée et comme évanescente. Pas de lyrisme romantique pourtant à la manière d’Emma Bovary, l’héroïne de Flaubert, de « méandres lamartiniens, de harpes sur les lacs, de chants de cygnes mourants, de vierges pures qui montent au ciel ou la voix de Dieu discourant dans les vallons ». Non, une vraie transparence au monde, sans attente diffuse ni abandon délirant à des rêves sans fin. Le choix pour l’image d’un format quasiment carré (1.33) n’est pas étranger à ce « parti-pris des choses » (Francis Ponge), à ce goût du détail en même temps qu’il suggère l’enfermement de Jeanne dans ce monde de l’enfance insouciante et nous donnera accès à l’intériorité de la jeune femme dont on suivra le parcours sur 27 années, aux pulsations du sentiment et aux tremblements de la désillusion également restitués par la caméra à l’épaule.
Le rêve dès lors pourrait ou devrait n’être que le prolongement du réel (comme si semer était toujours récolter) dès lors que Jeanne épouse un jeune noble du voisinage, le comte Julien de Lamare dont la cour assidue et la délicatesse timide ne laissent guère deviner le mari cupide, infidèle et violent qu’il sera bientôt après la parenthèse enchantée du voyage de noces en Corse, développé en un long chapitre dans le roman de Maupassant, condensé ici en images heureuses de canotages éblouis au cœur des embruns et de baisers étonnés au creux des rochers. Le rêve va pourtant s’étoiler et s’étioler au fil des déceptions, des infidélités de Julien qui le conduiront à une mort terrible – la carriole où il retrouve sa maîtresse Gilberte de Fourville étant précipitée par le mari jaloux du haut d’une falaise. Scène que Stéphane Brizé, après avoir recherché une falaise, songé à l’effet romanesque de corps déchiquetés, a choisi finalement de ne pas montrer (si ce n’est à travers les plans rapides des deux cadavres ensanglantés et de l’époux un trou au côté), ni le suicide probable de M. de Fourville, curieusement occulté par Maupassant pour une raison simple qui fait toute la force et la subtilité du film : le cinéaste a choisi de tout montrer du seul point de vue subjectif de Jeanne, souvent à sa fenêtre, invitée par ses parents à se marier, et incarnée par une Judith Chemla tout en finesse – accroche-cœur candides et cheveux follets sur la délicate nuque (cette nuque qui dit tout des émois et des larmes comme le dos de Vincent Lindon ou de Sandrine Kiberlain dans Mademoiselle Chambon), peau diaphane, regard noir dont l’intensité et la profondeur suggèrent plus la richesse de la vie intérieure qu’une réflexion lucide ou une connaissance vraie de la vie.
Cette actrice de théâtre excelle d’autant mieux à rendre l’évolution et les états d’âme de Jeanne que, pour traduire cette focalisation interne sur l’héroïne dont le spectateur épouse le regard, Stéphane a choisi d’occulter non seulement la mort de Julien mais jusqu’à ses infidélités qui eussent constitué une matière romanesque un peu facile mais stimulante et palpitante. On ne voit jamais en effet les infidélités de Julien, ni même des scènes de sexe avec son épouse – que des moments de tendresse, de baisers furtifs ou des abandons langoureux. Le seul passage où la tromperie est avérée est remarquablement scénarisé et filmé : souffrante et inquiète, Jeanne se lève une nuit pour aller chercher sa servante Rosalie ; la porte entrouverte et le tremblement effaré de la jeune femme, qui refusent au spectateur toute vision explicite de l’intérieur de la chambre, suggèrent d’autant mieux le spectacle surpris de Rosalie et Julien partageant le même lit que la scène suivante, au prix d’un montage accéléré après ce procédé de caméra subjective, suit la course éperdue dans la campagne de Jeanne poursuivie par Rosalie et Julien qui tente de lui expliquer, de justifier l’irréparable…Filmer l’effet de l’adultère plutôt que l’adultère lui-même, le bouleversement plutôt que sa cause. Irréparable que tente de conjurer un prêtre un peu pharisien, assisté des parents de Jeanne et devant qui Julien reconnaît tout, promet de s’amender…jusqu’à la prochaine liaison sans doute. Le cadrage serré, la faible profondeur de champ et les gros plans sur les visages éclairés à la bougie et saisis de profil ou de biais dans l’atmosphère ouatée d’une antichambre (ou du presbytère) donnent beaucoup de force à cette scène où chacun joue sa partition un peu hypocrite : Jeanne désireuse d’oublier, Julien de dos faisant amende honorable et les parents soucieux d’un arrangement rapide et officiel – là ou l’homme d’Église est beaucoup moins patelin chez Maupassant où il défend la jeune femme et dénonce à M. de Fourville l’adultère de son épouse. À cette condensation de l’image s’ajoute un travail remarquable sur le son qui pour mieux concentrer l’attention sur Jeanne préfère la mono à la stéréo, le son venant du centre et non plus du cadre extérieur.
Cinéaste de l’intériorité, et de la maturation spirituelle, Brizé relève ici, comme dans Mademoiselle Chambon, Quelques jours de printemps ou Hors-saison, le difficile pari de filmer le temps intérieur, étalé au tournage sur trois saisons et au montage sur dix-sept semaines, ce temps de la vie aussi avec le vieillissement des proches (fruit bien plus d’un travail d’acteur que du maquillage ou des costumes), la perte des êtres proches (ses deux parents) et la faillite des illusions au fil des ans, Rosalie couchant avec Julien, Julien ne cessant de la tromper tout en la réprimandant vertement pour ses dépenses en bois et en vêtements soi-disant inconsidérées, son fils Paul ne réalisant pas davantage ses rêves puisqu’il part à Londres, ne revient jamais et loin d’y trouver un travail, se lie à une prostituée dont il aura un fils et accumule les dettes de jeu que sa mère doit rembourser inlassablement au prix de sa propre ruine et de la vente du domaine familial. À la question plus générale de la transposition cinématographique d’une œuvre littéraire (par un récit fidèlement linéaire, la voix off ou une grammaire comme ici spécifique) s’ajoute ici la difficulté de restituer l’ennui, la pesanteur des jours, l’accumulation des déconvenues qui sont on ne peut moins romanesques. Comment rendre la richesse du roman, des attentes et désillusions de cette perdante sans éclat, sans multiplier les séquences qui dilueraient la conscience de la jeune femme dans un flux d’événements ? Comment dire l’ennui sans céder au statisme, à de longs plans-séquences qui seraient autant d’étapes vers une lente et silencieuse descente aux enfers, d’autant que Brizé a préféré l’empathie avec son héroïne au regard un peu sardonique du romancier ? Le cinéaste a choisi, pour reprendre une expression de N. T. Binh, co-directeur de la revue Positif et animateur de la séquence Brizé, pour ce film minimaliste, un « montage mental » faisant écho sur le plan temporel au point de vue unique de Jeanne : des associations d’idées et un va-et-vient permanent entre le présent, le passé et le futur, des ellipses, des flash-back ou flash-forward, qui nous plongent dans la conscience de cette éternelle victime en appelant à des souvenirs d’enfance face à la morsure du réel ou espérant avec candeur, contre toute évidence, des lendemains qui chantent. Ce feuilletage serait l’équivalent en somme du flux de conscience cher à Virginia Woolf ou du monologue intérieur charriant sensations, méditations, réminiscences chez les romanciers français du XIXe siècle comme Flaubert, Stendhal ou Maupassant. Une des plus grandes expériences de montage, pour le cinéaste, a été celle d’Une vie. « Un moment de travail qui a ouvert des espaces complètement fous. C’est au montage que j’ai trouvé la clé du film, explique-t-il dans Stéphane Brizé (Fest-ciné Meaux 2025, p. 175). Je savais intuitivement, dès le tournage, que le film ne se monterait pas de la manière dont il était scénarisé (…) Je dis à ma monteuse qu’il va falloir bousculer la chronologie. On a alors utilisé la salle de montage comme un laboratoire. J’avais la sensation qu’il fallait superposer des temporalités, entendre des choses qui n’étaient pas au même moment que ce que l’on voyait. Et, un jour, sur une scène, on a superposé une image et un son qui n’avaient normalement rien à faire ensemble. Cela a été comme une épiphanie. J’avais eu raison d’écouter mon intuition. »
Comme il l’explique dans le même ouvrage (p. 107-121), le cinéaste a voulu moins transposer un roman que faire une œuvre singulière, un film répondant à une nécessité intérieure – le livre eût-il été découvert il y a bien 27 ans grâce à sa scénariste Florence Vignon mais le temps de la maturation d’un livre en nous, de son appropriation, de sa transsubstantiation est long, surtout quand on en diffère le projet pour réaliser juste avant La Loi du marché. Et il est vrai qu’ici à partir d’un matériau on ne peut plus littéraire, Brizé réalise une film unique par son refus du classicisme, de l’adaptation fidèle, d’une plate chronologie : si Je ne suis pas là pour être aimé, Mademoiselle Chambon ou Hors-saison médiatisent leur propos à travers la danse, la musique ou la chanson, les références poétiques au début du film – les poèmes un peu naïfs du « Dieu créateur » de Maupassant et « J’avais froid » de Marceline Desbordes-Valmore – illustrent plus avec une pointe d’ironie les rêveries amoureuses de Jeanne qu’elles n’accompagnent vraiment son parcours – comme s’il s’agissait pour l’héroïne aussi de convertir les mots en images mentales et poétiques, bercées par le piano forte d’Olivier Baumont. Et non de se payer de mots et de s’abreuver d’images comme Madame Bovary. Adapter une œuvre, explique Stéphane Brizé, ce n’est pas seulement s’en imprégner, la laisser descendre en soi, se décanter pour créer une œuvre personnelle dans ce travail d’« innutrition » cher à Du Bellay dans sa Défense et illustrationde la langue française (1649), il faut oublier les situations et les personnages pour mieux les retrouver et les recréer, lutter même contre le modèle, la source, pour être soi. Et s’infuser dans Jeanne, image de la naïveté, de la pureté et de la désillusion qui seraient un peu celles du cinéaste lui-même, comme de ses autres créatures, Thierry dans La Loi du marché ou Philippe dans Un autre monde.
Dire le rêve, la désillusion, l’acceptation aussi (sinon la résignation) de l’ordre du monde, de la nature (humaine) par quoi Stéphane Brizé rejoindrait in fine Maupassant dans l’ultime phrase du roman prononcée par la servante Rosalie qui prend grand soin de sa maîtresse : « la vie, voyez-vous, ça n’est jamais ni si bon ni si mauvais qu’on croit. »
Journal de bord de Claude Prades -jeudi 24 juillet, 9 h 30
S’AIMER POUR ÊTRE AIMÉ
« An emotional cripple », selon l’expression de l’écrivain américain Sherwood Anderson dans Winesburg, Ohio (1919), un infirme émotionnel (cela dit évidemment sans jugement de valeur !), tel m’apparaît le personnage de Jean-Claude, huissier de justice de 50 ans, remarquablement joué par Patrick Chesnais dans Je ne suis pas là pour être aimé, le deuxième long métrage de Stéphane Brizé que nous découvrons ce jeudi matin du 24 juillet. La programmation autour du cinéaste oppose la même journée le spleen accablé et sardonique de l’officier solitaire et la puissance collective du combat syndical mené par Laurent Amedeo, leader de la CGT, contre la fermeture de l’usine Perrin – un rôle où Vincent Lindon d’ordinaire si taiseux déploie une intarissable loquacité au service d’une cause et de camarades de lutte. Autre choix – plutôt qu’hasard de la programmation j’imagine ! – les 4 journées Brizé des Ciné-rencontres (après le superbe prélude amoureux et violonistique mardi soir de Mademoiselle Chambon), au-delà du contraste journalier entre films intimistes et films sociologiques, dessinent un monde de solitude, d’incommunicabilité, voire de haine de soi au fil des personnages proposés, tous des anti-héros. À la précarité sociale de Thierry dans La Loi du marché, exacerbée par la marginalité révoltée d’Alain dans Quelques heures de printemps, répondent la désillusion amoureuse de Jeanne, l’héroïne d’Une vie, prolongée par le dégoût de soi de Mathieu, l’acteur pourtant adulé de Hors-saison, qui semble pourtant encore un peu complaisante et burlesque face au désespoir nu, sans fard de Jean-Claude : le désespoir, ce n’est pas forcément la détresse rageuse, ou la souffrance pathétique, c’est comme le disait Kierkegaard, l’absence d’espoir, le refus calme et résigné d’être soi-même, c’est-à-dire de croire tant soit peu en soi. Désespoir explicité par la remarque de Jean, un spectateur averti, membre des Ciné-rencontres, sur la « cuirasse caractérielle » selon le psychanalyste Wilhem Reich : le cynisme, au mieux l’indifférence de Jean-Claude semblent bien le protéger de toute pulsion sexuelle, de toute relation vraie à autrui, et l’enfermer dans des interdits sociaux autant que personnels. Fendra-t-il un jour l’armure ? Et c’est cette carapace que suggère superbement Patrick Chesnais – si tant est que la platitude du quotidien puisse être transmuée par la création littéraire ou cinématographique mais n’est-ce pas cet ennui, ce taedium vitae défini par Sénèque, que tente d’apprivoiser et de sublimer notre cinéaste de film en film, de Jean-Claude à Alain, de Thierry à Jeanne ? Patrick Chesnais, plus subtilement encore que Guillaume Canet dans Hors-saison, se tient sur une ligne de crête entre désespoir et (auto)-dérision et le cinéaste de même entre drame intimiste et comédie sentimentale : l’humour est la politesse du désespoir, selon la célèbre formule de Boris Vian. Et le côté pince-sans rire de Patrick Chesnais, son costume noir, sa silhouette dégingandée mais digne, sa froideur ironique, ses cheveux raides et mi-longs font mouche d’autant que le personnage, arrivé à la cinquantaine et se retournant sur sa vie, ne peut faire qu’un double et triste bilan : le désert sentimental, incarné par sa réticence devant les plantes vertes de son fils et associé Cyril, la glaciale verticalité de ses livres (une bibliothèque de droit uniquement !) et un métier de « merde », comme il finit par le dire à son fils et associé (Cyril Couton) répétant comiquement dans son bureau une décision de démissionner qu’il n’osera finalement pas assumer dans l’étude de son père. Et quel métier effectivement que celui qu’on n’a guère choisi, hérité de son père, qui consiste à accumuler des dossiers de saisie, à consigner les dettes et les meubles des gens, à prendre acte du malheur des autres, telle cette femme noire insolvable obligée de quitter son appartement – l’huissier, si insensible soit-il, a tout de même la décence de tancer un policier qui ricane lors de l’intervention.
Ironie du sort, ce métier fait écho pour le redoubler au propre état d’esprit de Jean-Claude, lui aussi à l’heure du bilan. Bilan d’autant plus amer que son père, qui vit en Ephad, se montre toujours d’une humeur massacrante, alors même que ses autres enfants ne lui rendent plus visite, et que Jean-Claude ne sait plus quoi faire pour lui procurer un peu de joie et de plaisir : jeux de société (monopoly), promenades dans le parc, rien n’agrée à ce vieil acariâtre, qui n’est plus que reproches injustes, récriminations sur le moindre détail, rumination de son passé – offenses, oublis, occasions manquées…Pour la petite histoire, Georges Wilson, qui incarne magistralement le père – tout en massivité et véhémence – impressionnait beaucoup Patrick Chesnais pendant le tournage, ce qui ne pouvait que rendre le jeu des acteurs plus authentique. Quand l’art rencontre la vie…Si son travail ne peut qu’amplifier son spleen, son père est l’image écrasante, caricaturale, spectaculaire de son propre malaise : comment s’affirmer avec un tel père, image des relations parfois difficiles que Stéphane Brizé dit avoir eues avec sa propre mère qui éprouvait un sentiment de honte sociale, et proclamait sans cesse « ce n’est pas pour nous » ? Manque total de confiance en soi pour prendre non pas seulement sa place, mais UNE place, analysé par Annie Ernaux, et syndrome de l’imposteur qui hante Alain refusant dans Quelques heures de printemps de parler de lui, de vivre une vraie relation avec Clémence après une nuit d’amour arrachée au mépris de soi. Syndrome de l’imposteur aussi dans Un autre monde pour Philippe directeur d’un site industriel pris en étau entre ses employés et sa hiérarchie lui imposant des suppressions d’emploi, et en défaut par une promesse de maintien de l’acticité enregistrée par les syndicalistes en colère…Pour Mathieu l’acteur de cinéma en vogue qui a lâché son metteur en scène de théâtre et se dissout, le vague à l’âme, dans les algues et le brouillard d’une thalasso bretonne…
« Je ne suis pas là pour être aimé » : un titre en forme d’antiphrase, qui suggère par-delà la résignation ou la peur de l’amour le désir d’être enfin aimé pour apprendre à s’aimer. Comme Un autre monde en appelle, par-delà l’ultra-libéralisme destructeur de notre époque, à une entreprise plus humaine, au respect des travailleurs. C’est ainsi que va se produire pour Jean-Claude une prise de conscience de l’absurdité kafkaïenne de cette vie sans amour ni même empathie, à moins que ce ne soit le monde autour de lui qui l’appelle à sortir de lui-même, à vivre enfin ! Quelques pas lourds, machinaux, dans son cabinet, une fenêtre ouverte, des silhouettes graciles perçues de l’autre côté de la rue, un cours de tango auquel Jean-Claude décide de s’inscrire et où il rencontre Françoise, jouée par Anne Consigny, lumineuse de tendresse souriante et d’inquiétude altruiste, son premier grand rôle au cinéma qui lui vaudra une nomination aux Césars 2006 dans la catégorie « meilleure actrice ». elle envisageait même de changer de métier et ce film l’a relancée ! Françoise, conseillère d’orientation timide dont la vie semble pourtant prendre un tournant décisif avec son mariage imminent, tombe amoureuse de cet homme taciturne et tourmenté qu’elle retrouve régulièrement pour danser le tango : elle lui redonne goût à la vie, comme à une dernière chance, même si un sourire éclaire rarement son visage, tant il semble surpris d’être aimé – et elle-même a besoin de sa médiation pour prendre conscience de ses vrais sentiments. Deux « coeurs simples », deux « coeurs en hiver » qui se dégèlent, pour parodier Flaubert et Claude Sautet. Si le violon et le piano suscitent le sentiment amoureux respectivement dans Mademoiselle Chambon et Hors-saison, c’est ici la danse qui rapproche et unit les personnages : l’une des scènes les plus émouvantes est celle du spectacle de tango, Rouge désir, auxquels ils assistent éblouis. Le cinéaste, qui a travaillé avec 2 musiciens de Gotan Project – Eduardo Makaroff et Christoph H. Müller créateurs d’un thème musical spécifique pour le film – effleure aussi la satire sociale dans deux scènes marquantes : le choix de la robe de mariée et une longue et houleuse discussion sur le plan de table proposé par la mère de Françoise, dont la vanité et le formalisme font pleurer en silence la future mariée…Elle prend conscience qu’elle n’aime plus (ou pas assez) son futur mari et se libère, comme Jean-Claude s’émancipe enfin de l’autoritarisme acariâtre et humiliant de son père en explosant de colère pour lui dire sa lassitude, son exaspération devant son sale caractère, sa rage aussi de n’avoir jamais été valorisé, d’avoir vu toutes ses coupes gagnées au tennis disparaître une à une ! Du moins le croit-il jusqu’à l’ouverture d’une armoire après l’enterrement de son père… Triple libération même puisque Jean-Claude invite son fils, jusqu’ici enfermé dans une compulsion de répétition générationnelle, à quitter ce métier où non seulement il ne s’épanouit pas mais se nourrit surtout du malheur des autres !!
Il faut lire l’ouvrage de Festi-ciné Meaux Stéphane Brizé – des extraits du dossier de presse et le passionnant et circonstancié carnet de bord du cinéaste (p. 40-69) – pour mieux comprendre le parcours du combattant que furent pendant 2 ans, d’avril 2023 à avril 2025, le casting puis le tournage de ce film – plusieurs acteurs pressentis pour le rôle de Jean-Claude s’étant retirés – et des techniciens (coiffeuse, ingénieur du son, professeur de tango), ou producteurs comme Arte ou France 3 désengagés au vu des risques pris ou des restrictions budgétaires. Période et tournage d’autant plus compliqués que Stéphane allait être papa de deux jumeaux le 18 novembre 2004…Pour comprendre aussi comment deux acteurs, associés plus pour l’osmose qui se crée entre eux (par effleurements et rapprochements timides) que pour leur notoriété (notamment pour Anne Consigny) ou leur technique, doivent apprendre à danser, prendre trois mois de cours qui leur permettent de progresser mais semblent remis en cause par un autre tournage pendant lequel Patrick Chesnais semble avoir beaucoup oublié. À moins qu’il ne faille justement oublier la perfection ou même la compétence techniques pour se laisser aller, improviser un pas de danse qu’on ne filmera que de loin, au milieu de 20 personnes, et plutôt en plan taille ou épaule. Et le miracle se produira le jeudi 16 décembre 2004 : les deux acteurs ont tout oublié ou presque, et jouent « sans filet », faisant « monter les larmes aux yeux » du metteur en scène démiurge (ibid. p. 65)…
Apprendre à s’aimer, apprendre à aimer en écoutant l’autre, fût-il un acteur secondaire de notre vie, telle la secrétaire de Jean-Claude qui écoute aux portes la conversation tendue de l’huissier et de Françoise dont un danseur jaloux lui a révélé le mariage prochain. Et elle ose frapper à la porte de son patron : « si je puis me permettre, ne laissez pas passer votre chance, je me retrouve toute seule dans mon appartement, avec mon chien… »