Journal de bord des Ciné-rencontres de Prades (par Claude)
Dimanche 20 juillet, 21 h 00

Le douzième long métrage d’Emamnuel Mouret, Trois amies, co-écrit avec Carmen Leroi, met en scène, à travers la figure du triangle, les méandres du désir, la surprise ou le délitement de l’amour et les ambiguïtés de l’amitié : amitié féminine entre Joan (India Hair, toute de tendresse apeurée), Alice (Camille Cottin, en femme aimante mais refusant d’être amoureuse), Rebecca (Sara Forestier), amoureuse sensuelle et passionnée et amie fidèle d’Alice dont le mari est pourtant son amant ; coup de foudre de Joan, qui se sent coupable de la mort de son mari, pour Martin (Mathieu Metral), dont le meilleur ami et colocataire Thomas (Damin Bonnard), successeur de son époux sur le poste de professeur de lettres, ne cesse – en vain – de la courtiser par enfants et week-ends campagnards interposés ; fascination artistique d’Alice pour le peintre Stéphane (Eric Caravaca) mais relation amoureuse finalement avec Antonin (Hugues Perrot). A moins que le propos ne soit philosophique et ne nous entraîne du côté de Platon et des trois versions de l’amour : philia (l’amitié des 3 femmes), eros (incarné surtout par Rebecca) et agapé, cet amour universel qui unit les héros de Mouret et anime le cinéaste pour ses personnages. Ce dernier orchestre une fois de plus des chassés-croisés amicaux et amoureux étourdissants, au prix de maintes infidélités ou trahisons par-delà les confidences apparentes mais avec la bienveillance qui anime ses personnages habituels, de Changement d’adresse à Chronique d’une liaison passagère, cet art de concilier ses désirs fluctuants avec le souci de l’autre, la peur de le faire souffrir – toujours l’agapè ? La gravité de l’histoire de Joan est tempérée par la légèreté des aventures vécues par ses « deux amies. »

Le film est d’autant plus savoureux que, porté par une interprétation remarquable et une superbe mise en scène dans le décor du vieux Lyon et du Beaujolais, il adopte un point de vue pour le moins original qui pourrait le tirer vers le fantastique si le réalisateur, s’interrogeant sur sa création, ne demeurait dans les limites de la comédie sentimentale et du réalisme magique : admirateur de Woody Allen et d’Ernst Lubitsch, Mouret emprunte en effet au Scoop du premier et au Ciel peut attendre du second le récit d’un fantôme. En annonçant à son mari Victor (Vincent Macaigne) qu’elle ne l’aime plus, ou moins – comme elle l’explique d’emblée à ses deux amies au nom de son honnêteté sentimentale – Joan provoque indirectement sa mort malgré ses propres pleurs et scrupules : si toutes les séparations pouvaient se passer avec la même douceur et la même noblesse ! Bien que Victor ait tout tenté pour sauver son couple – discuter sans fin, s’effacer le temps d’une pause salutaire, lui offrir un nouvel appartement – il se voit quitté par Joan sous l’arche d’une porte médiévale et désespéré, se tue en voiture après avoir bu plus que de coutume. Et c’est lui, un mort donc, qui raconte cette histoire en voix off, d’où ce début étonnant où le narrateur ne sait (et pour cause, on le comprendra plus tard) par où commencer, par sa disparition ou le départ de Joan, bouleversante de retenue et de déchirement coupables, dans son parcours sentimental « à petits pas apeurés » (pour reprendre une expression du site Webeustache).
C’est le même fantôme de Victor qui reviendra conseiller son épouse Joan tiraillée entre la fidélité à son passé et son désir d’aimer à nouveau. Avec le thème du deuil, deuil de l’être aimé et de l’amour – Joan se refusant à aimer pour ne pas trahir la mémoire d’un homme qu’elle pense avoir poussé au suicide – le film ne devait-il pas initialement s’intituler Une femme honnête ? – Trois amies revêt une dimension mélancolique plus marquée que dans les autres films de Mouret : il se teinte, plus positivement cette fois, d’onirisme avec le rêve d’Alice à qui un numéro de téléphone est apparu en pleine nuit, celui d’un peintre fantasque, Stéphane. On se souvient que le père d’Emmanuel Mouret est expert et marchand d’art : les personnages de Mouret, enseignants rompus aux entrelacements marivaldiens, fréquentent le musée gallo-romain et les abbayes du Beaujolais autant que les quais de Saône ; Rebecca est professeur d’arts plastiques.

D’une morale indécidable, Trois amies offre aussi une belle réflexion sur les rapports entre l’amour et la passion refusée par Alice qui n’y voit que souffrance et aliénation : ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le film devant lequel elle retrouve au cinéma son mari Eric est un Bergman, Scènes de la vie conjugale, comme pour mieux conjurer ce schéma auquel s’opposent les comédies sentimentales de Mouret. Elle milite pour une relation plus douce, plus stable – sans éclat ni angoisse – croyant Eric très amoureux d’elle alors qu’il la trompe avec sa meilleure amie Rébecca. Et il suffira qu’elle réponde à l’appel virtuel du peintre Stéphane pour prendre conscience de son amour véritable pour son époux et que celui-ci, piqué au vif par l’émancipation sentimentale de sa femme, se rapproche d’elle et renonce à sa maîtresse Rébecca. Comme si le désir avait besoin d’une médiation pour se réinventer – une tierce personne, la jalousie, une référence littéraire ou cinématographique – principe du « désir triangulaire » théorisé par René Girard.

Le titre enfin ne rend peut-être pas suffisamment justice au jeu et aux rôles émouvants des hommes, qui doutent et offrent une image déconstruite de la masculinité dans l’univers de Mouret. Si Vincent Macaigne trouve des accents déchirants face au désamour d’India Hair, oscillant entre la dignité et l’accablement, Damien Bonnard excelle en ami prévenant mais discret, s’appuyant sur sa fille pour tenter de conquérir Joan à travers la complicité des enfants, attendant patiemment son heure…Ses efforts ne seront hélas pas récompensés, comme le laissait craindre ce mélange en lui d’épagneul fidèle et de chien battu. L’amitié reste pure amitié, pour une fois chez Mouret : aurait-il médité cette maxime de La Bruyère dans ses Caractères : « l’amour commence par l’amour ; et l’on ne saurait passer de la plus forte amitié qu’à un amour faible » ?