RENDEZ-VOUS À KIRUNA, DANIÈLE

                 Danièle, en me proposant avec Henri, en février 2009, ainsi qu’à quelques copains– Françoise, Bruno, Dominique, Érick, Jean-Loup, futurs membres actifs − de créer l’association des « Cramés de la bobine », ce nom improbable et pourtant si porteur, en hommage au livre de Roland Duval, tu as enchanté et réenchanté ma vie qui tanguait un peu en ce temps-là : c’était à Courtepaille, qui allait devenir, avant la salle de réunion d’Alticiné, notre quartier général, le restaurant rapide et pratique, en face du cinéma, et instaurer le rituel familier du mardi soir où l’on se mettait en appétit, disponibles et fiévreux, pour les saveurs épicées, les ragoûts si variés et plantureux que tu avais testés, que nous allions avec toi mijoter avec amour. Le service n’était pas toujours rapide et tu manifestais parfois quelque impatience auprès du serveur : tu ne voulais pas faire attendre les invités de la grand-messe culturelle que tu présidais, de ta voix nette, de ton élocution posée, impeccable − articulation parfaite, texte rédigé, tiré au cordeau, que tu disais avec une simplicité impérieuse, sans effet de manche ni expressivité surjouée (comme dans un film, l’émotion vient après, pas Avant l’aube et sans Coup d’éclat ; elle n’a pas à être prise par la main ni même suggérée !) ; élégance morale et vestimentaire – veste noire, foulard joliment noué – discipline pour soi-même et suprême politesse pour les autres − tu lisais avec ton autorité tranquille, ta passion maîtrisée et minutieuse, un long discours : tout y était prévu, encadré, du rappel des missions et activités de notre association à la présentation organisée du film, du réalisateur, des acteurs principaux, du contexte historique ou de thématiques éclairant la compréhension du film, pour entrer en douceur, sans effraction, dans la salle obscure. Oh que j’aimais, que j’appelle encore de mes vœux ces minutes d’attente, de palpitation bavarde entre habitués, d’agitation pourtant déjà concentrée sur le spectacle, le lever de rideau qu’Henri et toi avez su rendre à la fois un peu magique et faussement désinvolte ! Ce rituel aussi, après la présentation, du silence, de l’attente, quelques minutes avant de lancer le film, Henri se levant, silhouette féline et souriante, pour prévenir l’opérateur que la séance peut vraiment commencer – va-et-vient furtif mais discret, entre l’art, déjà souverain, et la vie, la réalité à nouveau entrevue mais vite congédiée pour 2 ou 3 heures. Et, attention, tu veillais au grain, pas plus de 10 mn de présentation, pour aller à l’essentiel, ne pas ennuyer le spectateur, ne pas déflorer surtout son plaisir, ne pas lui raconter la fin – Henri le rappelle souvent. Règle dure pour les exaltés que nous sommes parfois, l’exubérance généreuse de Françoise, ou mon souci maladif, encore scolaire, d’une impossible exhaustivité. Ça nous a parfois agacés, en commission de programmation, enfin quoi, la littérature triomphante, la passion débridée contre le respect du public, les règles de la communication qu’en professeur d’économie-gestion, tant aimés de vos BTS Force de Vente (à l’époque), vous connaissiez pourtant et gériez au mieux. Nous étions déjà depuis longtemps collègues au lycée en forêt où nous partagions des BTS ; nous nous voyions et nous discutions assez souvent mais je te connaissais encore assez peu. Je te trouvais déjà à la fois impériale et familière au milieu de tes étudiants, qui vous appelaient, je crois, par vos prénoms, et passaient chez vous aussi parfois : ayant toujours rêvé une alliance funambulesque d’autorité et de proximité avec les élèves, je fantasmais un peu, dans ma matière générale mais pas…principale, le français, sur la relation que vous aviez su instaurer avec vos élèves ; vous passiez beaucoup d’heures avec eux, alliez les voir en stage…Déjà, sans le savoir peut-être, tu te préparais d’autres disciples et amitiés : vous filmiez les actions de vente et en débattiez  avec Jean-Mi, je crois…

Quelques années après, ces soirées-débats, prévues dans le moindre détail, comme tu sauras les présenter, cultiver l’écoute dans un exercice difficile où l’animateur doit ménager un équilibre subtil entre sa parole avisée, plus ou moins érudite et les questions ou interventions spontanées des spectateurs ! Apprendre à écouter, il me semble que c’est aussi cette faculté rare, à travailler sans cesse, que tu nous as léguée, en intervenant toi-même assez peu, ou en fin de débat, pour recadrer, compléter, ouvrir une perspective… J’imagine que Delphine, Laurence, Maïté, Marie-No, Pauline, Sylvie, Arthur, Georges ou Jean-Loup me rejoindront mais je n’ai jamais animé une soirée-débat sans éprouver un… petit pincement au cœur à la fin du film, au moment où les lumières se rallument, instant de flottement, rêverie du spectateur comme à la fin d’une nouvelle fantastique de Barbey d’Aurevilly ou silence respectueux de la parole à venir qui attend parfois pour se décanter (timidité ou travail de l’autre en soi ?) l’entrée de la salle, le hall, voire la sortie d’Alticiné. Comment faire émerger cette parole sans la parasiter par un discours univoque ou la poursuite inavouée d’une présentation qu’on estime à tort ou à raison incomplète ? Comment ne pas trop prolonger pourtant ce silence si personne ne se décide à intervenir ? Plus d’une fois, j’ai regardé vers toi et Henri, à vos places habituelles, à droite aux premiers rangs mais pas tout à fait devant : se mettre de côté en apparence pour mieux être avec nous, mais avec le recul, voire l’effacement nécessaires. Plus d’une fois, j’ai quêté ton regard, ton assentiment pour savoir si ça allait, si ma parole était à la fois assez ferme, présente et discrète, même s’il est vrai, Henri, que je ne parle pas assez fort ni vraiment dans le micro…Eloigné de Montargis par mon nouveau poste et en retrait des Cramés ces dernières années, je craignais un peu d’avoir perdu la main : mais à chaque fois, je rencontrais ton sourire radieux et apaisant. 

            Que de rendez-vous amicaux et culturels cette année fondatrice de 2009 n’avait-elle pas inaugurés ! Il Divo, glacé et majestueux chassé-croisé politique – reflets infinis, longs couloirs − sur le trouble Andreotti, ex-président du Conseil italien, Jaffa, bouleversant « Roméo et Juliette » entre une jeune femme israélienne et un mécanicien palestinien, The Square, thriller australien que Martine Nicolas avait projeté, en séance spéciale… pour nous deux, que je devais présenter et auquel je…n’ai jamais rien compris ! Bonjour l’angoisse…Oh, le choc de Doute de John Patrick Shanley, de La Journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfeld, parmi nos premières programmations de mars, une vérité prétendument pédophile qui se dérobe, une violence folle qui éclate, l’école pateline ou explosive ! Une directrice d’institution religieuse mielleuse et perverse, un proviseur dépassé dans un collège sensible : un enseignant traîné dans la boue, un autre prenant ses élèves en otage. Le doute persistant pourtant sur le père Flynn, la certitude terrible de l’irréparable pour Sonia : deux destins brisés incarnés par Philip Seymour Hoffman et Isabelle Adjani ! J’étais rivé à mon fauteuil : j’en prenais plein les yeux, plein l’esprit, plein le cœur. 

Avec l’émotion d’une jeune épousée, j’attendais le film du mardi soir, les rétrospectives de novembre, hommage à un réalisateur encore vivant, le week-end printanier des jeunes réalisateurs, promesse bénie par l’ami critique, le facétieux Alain Riou, et bientôt le film du patrimoine du dimanche soir qui accueillerait les rares fidèles d’entre les fidèles (dur de sortir une veille de reprise mais c’est quand même mieux qu’Arte, non ?), le documentaire du lundi soir, attirant un large public…Des rendez-vous multiples et réguliers, bien plus variés qu’il n’y paraît, avec leur lots de surprises et leurs valeurs sûres, estampillées « Ciné-Culte » comme un cinéma de minuit. Georges allait ajouter le week-end de cinéma italien avec le critique et universitaire Jean-Claude Mirabella rencontré à Prades, qui deviendrait aussi un ami. Dans cette soif insatiable de culture, d’émotions, de rencontres amicales que tu nous as insufflée, tu as été à la fois d’une profonde modestie, invitant critiques, acteurs et réalisateurs à venir à notre rencontre, comme un insigne honneur que tu nous faisais, pour délivrer une parole de spécialiste mais aussi et surtout d’une ambition dévorante : car, outre la régularité métronomique des séances, la multiplication des événements, soigneusement répartis en films français, étrangers, primés et « coup de cœur », tu as apposé, sinon imposé, le label « Cramés » sur toute la culture montargoise, prêtant ainsi notre voix à maintes associations, telles Femmes solidaires ou l’Association Agir pour la Palestine , pour présenter un film et animer un débat. 

Mais l’aventure des Cramés s’est aussi déplacée, enrichie, et comme recréée en migration saisonnière, en transhumance étonnée dans les Pyrénées-Orientales, non plus en animateurs avertis, mais en spectateurs étonnés et privilégiés du festival international de Prades, 10 jours de rêve fin juillet pour les Ciné-rencontres. La première année, on avait loué tous les 5 une maison avec Françoise, Jean-Loup, Henri et toi, La Belle équipe en somme pour Quatre nuits avec Anna et tant de promesses de Nuit américaine (le baquet d’eau froide sur tes reins, Françoise, par-dessus la porte de la douche, c’était pas Jean-Loup, c’était…moi !) : on logea ensuite à la pension Hostalrich où Annie, Éliane, Marie-No, Martine, Marie-Annick et Georges nous rejoignirent par la suite ; avec le déjeuner rapide dans le jardin et le dîner à la pizzeria, on retrouvait, mais en plus détendu, en plus classe (attention !), les émotions, attente et impatience mêlées, de Courtepaille : arriver assez tôt pour avoir une bonne place, ne pas rater la présentation du film. Entrés au Lido, les irréductibles Cramés, avec leur présidente et leur secrétaire quasiment officiels et salués par les organisateurs, s’y muaient en aficionados d’une culture plus populaire, moins guindée qu’à Cannes sans doute, des admirateurs… en résidence, en somme, qui avalaient, un peu groggy parfois en sortant de la salle, leurs 4 films quotidiens, sans oublier les courts métrages (avec le choix final du public, il ne fallait pas les prendre à la légère !), les présentations et débats, souvent animés, ponctués de brillantes interventions. On se régalait aussi de l’affichage critique abondant du hall, de la salle au dernier étage, où se désaltérer et contempler des expositions, du frôlement subit et inopiné d’une silhouette connue et pourtant irréelle (Jean-Pierre Darroussin, Lucas Belvaux) dans le jardin de l’Hostalrich où Nanou attendait ses fidèles pour un repas associatif : on y mangeait, faussement naturels, franchement émus, sur un coin de table, pas trop loin du cubi de rouge ou de rosé tout de même, en lorgnant avec une admiration gênée ou une timidité farouche sur la table centrale où Robert Guédiguian plaisantait avec Dominique Blanc. On rêvait d’échanger avec eux quelques mots, mais comme par inadvertance, en interlocuteur avisé, voire détaché bien sûr près de la fontaine ou du laurier-rose, pas en groupie transie ou confite en émotion cinéphilique. Quand on avait obtenu, n’est-ce pas Françoise ?, griffonnée au coin d’une carte postale, une petite dédicace, mazette !, de l’invité d’honneur du festival, Atom Egoyan, on n’était pas peu fier ! Au milieu des bénévoles qui travaillaient avec les viticulteurs et maraîchers du coin, il paraissait bien difficile de trouver le circuit court pour aborder  − affronter ? – une légende vivante du cinéma – et pourtant, après tout, on était aussi un peu venus pour faire incidemment notre marché d’invités montargois à la saison prochaine, pas vrai ? N’avait-on pas pris langue gâtinaise avec le truculent Jean-Pierre Darroussin, avec la lumineuse Solveig Anspach ? Tu y vas ? Ou on attend la séance de 14 h 00 ? On peut aussi profiter de la cohue et de la fébrilité du hall à la sortie du film, entre la caisse et la table des dédicaces attendues. Une rencontre, ça se provoque, non ? On attend, nous disais-tu fermement, Danièle ; et effectivement, plus tard, dans l’impromptu d’une conversation, dans l’échange spontané sur la séance, de l’air de rien, contact était pris, adresses ou numéros notés, par toi ou Henri.

Être Cramé, et surtout responsable des Cramés, ce n’est pas un hobby, ni même une passion de retraité, c’est un métier à plein temps, même en vacances, où l’on anticipe et prépare commissions de programmation, week-ends-événements ou assemblée générale : cette vigilance culturelle, cette acuité intellectuelle se doublait chez toi d’une autorité tranquille qui aurait pu passer pour cassante, d’un calme souverain qui pouvait sembler un peu hautain à qui n’eût pas connu ta sensibilité à fleur de peau, ton exigence morale, ta haine de la tiédeur et de la médiocrité. Les scenarii cousus de fil blanc, le rire gras des comédies un peu beaufs, les stars fourvoyées dans des nanars qui attirent tant de spectateurs au détriment du cinéma d’art et d’essai ? Pas son genre à notre Danièle ! Une programmation élitiste, dans le cadre grand public mais financièrement sécurisant d’Alticiné que nous a offert Martine Nicolas ? Que ou presque que des sujets graves ? Sans doute mais tu assumais parfaitement : c’était le prix d’une émotion vraie et subtile, un Beau soleil intérieur qui nous éclairait, des Gouttes d’eau sur pierres brûlantes du quotidien, pour parodier deux de tes cinéastes-fétiches : Claire Denis et François Ozon. Féminisme et intimisme qui te seyaient si bien, complexité d’une double culture ou des relations familiales…      

            Tout récemment, j’ai fait un étrange rêve, que je ne vous raconterai pas – ni n’interpréterai. (J’ai déjà du mal à comprendre comment je fonctionne en mode veille !). Un film, en fait, est revenu à ma mémoire : des images douces et amères de Quelques heures de printemps, de Stéphane Brizé, ont ressurgi, avec Vincent Lindon, ce garçon si maladroit, si taiseux, ex-routier et taulard qui retrouve sa mère – leur relation est si conflictuelle ! – et qu’il accompagne sur son dernier chemin de vie en Suisse, dans un établissement spécialisé. Quitter la vie avant qu’elle ne se dérobe lentement et lâchement…Vincent Lindon, cet acteur immense, farouche et instinctif, que nous avions programmé, si je puis dire, dans Mademoiselle Chambon, du même grand cinéaste, et que nous allions retrouver dans ces chroniques sociales, d’une grande force,  chères aux Cramés : La Loi du marché et En guerre. Aujourd’hui, nous sommes un peu cet enfant qui n’a pu t’accompagner, que tu as dû quitter si vite, trop vite : tu lui as laissé moins une culture, un héritage impressionnants (on approchera fin 2020 les 1000 films en 11 ans de Cramés), que des milliers d’étincelles qui crépitent en nous, des images qui se bousculent ou papillonnent, de la perfection glacée de Kubrick à la folle exubérance d’Almodovar en passant par l’âpreté sociale de Ken Loach ou les tourments familiaux de Kore-Eda.  

            Rendez-vous à Kiruna, Danièle, toi qui es partie, la même semaine que Michel Piccoli et Jean-Loup Dabadie – on rediffusait dimanche soir Les Choses de la vie de Claude Sautet et je n’ai pu m’empêcher de penser à toi, à la classe toute de mélancolie de ces monstres sacrés du cinéma, chacun dans son domaine. Oui, tu nous quittes pour une étrange Rumba ou une Échappée belle à l’ombre des Acacias. Veillée par les Trois singes tutélaires de Nuri Bilge Ceylan que tu aimais tant, avec cette distinction, ce sourire de sphinx, ce port de tête altier digne du Guépard, tu sais, avec Visconti, que, si tout a changé, en fait, rien n’a changé. Tu es toujours là auprès de nous.  

Claude

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