L’Etabli-Mathias Gokalp

« L’établi » c’est d’abord un livre de Robert Linhart paru aux Éditions de Minuit à la fin des années soixante-dix. Sans doute Robert Linhart, normalien, puis docteur en sociologie savait qu’il savait écrire mais il ne se doutait pas que son livre-témoignage paru quelque dix ans après aurait un tel succès et serait traduit en plusieurs langues. Serait joué au théâtre, deviendrait un film. L’Etabli nous montre une histoire singulière, celle de Robert, dans une histoire plus générale, celle du mouvement « d’établissement » des maoïstes, dans le cadre plus général encore de l’industrie fordiste des « trente glorieuses » et du « progrès pour tous ». Un grand livre.

C’était un pari d’oser faire de ce livre un film et c’est pourtant ce qu’a fait Mathias Gokalp. Il y a bien entre le film et le livre des différences qu’Henri nous a exposé mais l’impression générale est que sans atteindre la beauté du livre, le film en respecte l’esprit.

Choisir Swann Arlaud pour le rôle principal nous apparaît (a posteriori) comme l’évidence même. On n’arrive pas à imaginer qui d’autre. C’est un acteur qui ne fait aucune concession, n’accepte que les rôles qui lui parlent, qui parlent à sa conception du monde et de la société. Lui confier le rôle de Robert était parfait. Le casting général est d’ailleurs excellent, Olivier Gourmet en prêtre-ouvrier CGT, Denis Podalydes en Chef du Personnel (quel rôle !), Mélanie Thierry en Nicole l’épouse de Robert, elle-même militante.

Il y a des choses qu’il faut vivre et éprouver pour les comprendre disent tous les reporters et chercheurs qui travaillent en infiltrant des milieux, il faut être acteur pour être témoin. Mais pour les maos, il s’agissait de l’être doublement , être celui qui partage la peine et en même temps l’acteur d’une révolution en marche et ainsi selon le précepte de Mao Ze Dong, de servir les masses ouvrières et paysannes afin qu’elles s’émancipent

Nous sommes en 1967, Robert qu’une brillante carrière universitaire attend y renonce. Maoiste, il est convaincu d’une seule solution, la révolution ! Il décide de se faire embaucher chez Citroën, une entreprise où l’on travaille à la chaîne, (un fordisme mâtiné de bricolage) afin de contribuer avec d’autres en d’autres lieux, à réveiller les masses laborieuses aliénées par leur travail et injustement traitées, d’y provoquer une grève. Pour lui, choisir Citroën, avec la dureté de son mode de production à la chaîne, son racisme institutionnel, ses rapports d’autorité martiaux , avec aussi son cortège de brimades et petites vexations, elles aussi institutionnelles…c’était si l’on peut dire « du pain béni ».

Comment déclencher une grève ? Il suffit d’attendre. Sur ce fond de dureté du travail avec ses souffrances et frustrations, il suffit d’attendre la mesquinerie de plus et de saisir au vol les expressions de colère, de les fédérer et de leur donner un sens. Au fond, même si la cause est bonne, il y a quelque chose d’assez instrumental et manipulateur dans cette démarche.

Et c’est un mérite de ce film de ne rien cacher des limites de l’exercice, tout autant de la stratégie de répression adverse, l’usure des grévistes et l’échec. Mais tout de l’échec ne peut figurer dans le film, particulièrement la culpabilité de Robert, pourtant elle est dans chaque ligne du livre. Robert Linhart sans doute parce que fils de rescapés juifs et rescapé lui-même se sent coupable de tout… De l’injustice du Monde, jusqu’à la naissance même de ces usines, coupable de l’indignité de la condition humaine qui en résulte. Il est donc coupable de l’échec, page 94, mais on pourrait trouver bien d’autres exemples : « à cet instant précis, l’idée de la défaite m’est insupportable. Les raisons se bousculent dans ma tête. Les demi-sourds des presses, les gazés de la peinture, les mouchards de la CFT, les fouilles des gardiens… » Le maoïsme pour quelqu’un comme lui, c’est l’espérance d’un monde meilleur où il serait par la même occasion, soulagé de cette foutue culpabilité.

Nous connaissons la suite, elle n’est pas dans le film, il y a eu Mai 68, à peine plus tard, des livres dénoncent le maoïsme en chine(1), à peine plus tard, à la contestation du travail aliénant se substitue un discours écologique antiproductiviste et anti-consommation(2)… Trois discours et bien davantage encore, réduits à autant d’épiphénomènes…

Mais il est bon qu’un film nous rappelle l’existence d’un Robert Linhart et de tous ceux qui à son image voient en premier chef l’injustice de l’ordre établi.

Hier à Paris,  j’ai recherché un ouvrage en librairie, je ne l’ai pas trouvé mais partout où je suis passé, il y avait des petites piles « d’Établi » en poche, rutilants comme les 2 chevaux neuves figurant sur leurs couvertures. Le cinéma, c’est ça aussi…

Georges

  1. Les habits neufs du président Mao et Ombres Chinoises de Simon Leys
  2. https://www.radiofrance.fr/franceculture/les-eco-intellectuels-100-penseurs-pour-comprendre-l-ecologie-4374606

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