Le Capitaine Volkonogov s’est échappé-Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov.

Le « Capitaine Volkonogov » film magistral, interprété par Yuriy Borisov comme toujours remarquable, prend pour trame l’Histoire Russe de 1938, (comme l’indique cet énorme Aérostat qu’on voit dans le film.)

Pour mémoire, nous sommes au comble de la terreur stalinienne, les goulags sont saturés, on enregistre pour cette période « 681 692 peines de mort » Staline à juste titre persuadé que la guerre contre les Allemands est inéluctable,  décide alors d’éliminer par anticipation les personnes qu’il juge non fiables, des tranches de population dont il suppose qu’elles se placeront du côté Allemand. De plus « Staline a accouché d’une théorie suivant laquelle on ne pouvait démasquer l’ennemi que par interrogatoire ». Alors commence une tuerie nationale qui joint l’arbitraire à l’absurde. (1*)

Au début du film, les bruits d’un ballon, puis l’image. D’insouciants et beaux sportifs, crânes rasés, vêtus de pantalons rouges jouent au volley dans leur QG qui semble être un palais, avec ses moulures et son superbe lustre… Ensuite, on les verra lutter en imitant un combat de chiens, pratiquer le cheval d’arçons… Bref, nous voyons une ambiance de franche camaraderie virile.

Ces personnages figurent le redoutable NKVD, mais pour le film, ils sont accoutrés d’uniformes rouges, une tenue aussi virile qu’ironique et grotesque. Elle rappelle celle des petits soldats d’opérette, mais pour la population elle est signe de pouvoir et de terreur.

Plan suivant, un commandant est assis derrière son bureau, on frappe violemment à sa porte, ouvrez commandant ! Le commandant se lève tranquille, se dirige vers la fenêtre, il l’ouvre posément puis… se jette dans le vide, s’écrase sur les marches majestueuses en bordure de rue. Le capitaine Volkonogov qui venait juste de sortir du QG se retourne au bruit de la chute, voit son commandant mort et le sang se répandre ; trois hommes de la fenêtre l’invitent au silence.

Le groupe de joyeux jeunes gens a maintenant rejoint son espace de travail, l’un d’entre eux dit, il y a un message du commandant : « il n’y aura pas de réunion aujourd’hui ». Mais déjà l’un d’eux est appelé pour une « réévaluation »… puis un autre. Jamais ils ne regagneront leur place.

Le Capitaine Volkonogov comprend confusément qu’il y a eu un ordre d’éliminer la section et donc lui-même, cela ne saurait tarder. Le travail de cette section consistait à arrêter, interroger et s’ils étaient récalcitrants, à torturer des personnes désignées, afin d’obtenir d’elles les aveux de crimes fantaisistes, (dans leur jargon, il s’agit d’appliquer une « méthode spécifique » (*2) car… « on n’élimine pas les gens sans cause dans un état de droit ». Les « coupables » sont ensuite dirigés vers une zone d’abattage rapide et méthodique.

Le capitaine réussit à sortir du QG et à filer secrètement chez Raia sa petite amie qui plutôt que de lui trouver un refuge le dénonce « afin que pense-t-elle naïvement, qu’après la prison, ils puissent tous deux vivre ensemble ». Alors commence « une fuite sans fin » « au cœur des ténèbres », dans une ville aux habitats pouilleux, sinistres, avec ses autobus charriant les habitants tristes et vides.

Pour des raisons qui sont le cœur du récit, le Capitaine est convaincu qu’il doit pour sauver son âme, pour éviter l’enfer éternel, obtenir le pardon d’un proche d’une de ses victimes. Et le film alors, sans cesse, entrelace deux fils de récit, celui palpitant d’une chasse à l’homme par la machine stalinienne et… puisqu’il n’est pas possible d’échapper à l’enfer sur terre, celui d’une fuite et d’une recherche un peu dérisoire et ironique de rédemption du Capitaine…

Et chaque rencontre avec les proches des victimes ouvre une fenêtre sur la vie sous Staline et sur les basses œuvres du Capitaine. Une fenêtre à barreaux pourrait-on dire, car ces proches sont en outre victimes d’une société apeurée qui les ostracise.

L’avant-dernière scène du film est superbe. Le Capitaine réussit à être mis en contact avec la mère d’une victime, rejetée de sa communauté, se laissant mourir de faim sur un grabat. La voyant ainsi, il la prend délicatement dans ses bras, (et c’est comme une Piéta inversée me dit Martine), et il la porte délicatement, (cette image rappelle Mère et Fils d’A.Sokourov (3). Puis, il la baigne et c’est comme un baptême du christianisme primitif, il la lave tendrement, attentivement et elle le bénit en posant sa pauvre main décharnée sur son crâne.

Arrive la dernière scène qui nous laisse un peu perplexe :  Poursuivi sur le toit où il s’est enfui, le Capitaine est blessé par balle, c’est la fin de sa cavale. A l’officier poursuivant qui l’ajuste il dit :

« – Tue-moi j’irai tout de suite au Paradis…

-Tu crois toujours au Paradis ?

– Croire ou pas, ce n’est pas la question, c’est comme si je n’avais pas le droit d’y aller. »

Peut-être qu’« aller au Paradis » qu’il existe ou non, dans ce monde totalitaire où chacun se doit d’être l’agent de la grande cause stalinienne ou disparaître, faire quelque chose de digne,  faire un geste d’humanité,  prendre cette ultime liberté, c’est un peu de paradis.

On imagine facilement que les dirigeants du pouvoir russe actuel qui entendent réécrire une histoire nationale toute neuve ne pouvaient pas tolérer ce film, d’ailleurs ils étaient tenus de ne pas le tolérer.

Et pour les spectateurs que nous sommes, ce film est une expérience prenante, on a l’impression de voir à la fois un authentique chef-d’œuvre et une abomination.

Georges

*1 Timothy Snyder : Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline Gallimard 2012

*2 Méthode spécifique est un terme qui rappelle « traitement spécial » des nazis.

*3 Alexandre Sokourov : Mère et Fils 1997

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