« Je ne suis pas là pour être aimé » de Stéphane Brizé (Prades 2025)

Journal de bord de Claude Prades -jeudi 24 juillet, 9 h 30

S’AIMER POUR ÊTRE AIMÉ

« An emotional cripple », selon l’expression de l’écrivain américain Sherwood Anderson dans Winesburg, Ohio (1919), un infirme émotionnel (cela dit évidemment sans jugement de valeur !), tel m’apparaît le personnage de Jean-Claude, huissier de justice de 50 ans, remarquablement joué par Patrick Chesnais dans Je ne suis pas là pour être aimé, le deuxième long métrage de Stéphane Brizé que nous découvrons ce jeudi matin du 24 juillet. La programmation autour du cinéaste oppose la même journée le spleen accablé et sardonique de l’officier solitaire et la puissance collective du combat syndical mené par Laurent Amedeo, leader de la CGT, contre la fermeture de l’usine Perrin – un rôle où Vincent Lindon d’ordinaire si taiseux déploie une intarissable loquacité au service d’une cause et de camarades de lutte. Autre choix – plutôt qu’hasard de la programmation j’imagine ! – les 4 journées Brizé des Ciné-rencontres (après le superbe prélude amoureux et violonistique mardi soir de Mademoiselle Chambon), au-delà du contraste journalier entre films intimistes et films sociologiques, dessinent un monde de solitude, d’incommunicabilité, voire de haine de soi au fil des personnages proposés, tous des anti-héros. À la précarité sociale de Thierry dans La Loi du marché, exacerbée par la marginalité révoltée d’Alain dans Quelques heures de printemps, répondent la désillusion amoureuse de Jeanne, l’héroïne d’Une vie, prolongée par le dégoût de soi de Mathieu, l’acteur pourtant adulé de Hors-saison, qui semble pourtant encore un peu complaisante et burlesque face au désespoir nu, sans fard de Jean-Claude : le désespoir, ce n’est pas forcément la détresse rageuse, ou la souffrance pathétique, c’est comme le disait Kierkegaard, l’absence d’espoir, le refus calme et résigné d’être soi-même, c’est-à-dire de croire tant soit peu en soi. Désespoir explicité par la remarque de Jean, un spectateur averti, membre des Ciné-rencontres, sur la « cuirasse caractérielle » selon le psychanalyste Wilhem Reich : le cynisme, au mieux l’indifférence de Jean-Claude semblent bien le protéger de toute pulsion sexuelle, de toute relation vraie à autrui, et l’enfermer dans des interdits sociaux autant que personnels. Fendra-t-il un jour l’armure ? Et c’est cette carapace que suggère superbement Patrick Chesnais – si tant est que la platitude du quotidien puisse être transmuée par la création littéraire ou cinématographique mais n’est-ce pas cet ennui, ce taedium vitae défini par Sénèque, que tente d’apprivoiser et de sublimer notre cinéaste de film en film, de Jean-Claude à Alain, de Thierry à Jeanne ? Patrick Chesnais, plus subtilement encore que Guillaume Canet dans Hors-saison, se tient sur une ligne de crête entre désespoir et (auto)-dérision et le cinéaste de même entre drame intimiste et comédie sentimentale : l’humour est la politesse du désespoir, selon la célèbre formule de Boris Vian. Et le côté pince-sans rire de Patrick Chesnais, son costume noir, sa silhouette dégingandée mais digne, sa froideur ironique, ses cheveux raides et mi-longs font mouche d’autant que le personnage, arrivé à la cinquantaine et se retournant sur sa vie, ne peut faire qu’un double et triste bilan : le désert sentimental, incarné par sa réticence devant les plantes vertes de son fils et associé Cyril, la glaciale verticalité de ses livres (une bibliothèque de droit uniquement !) et un métier de « merde », comme il finit par le dire à son fils et associé (Cyril Couton) répétant comiquement dans son bureau une décision de démissionner qu’il n’osera finalement pas assumer dans l’étude de son père. Et quel métier effectivement que celui qu’on n’a guère choisi, hérité de son père, qui consiste à accumuler des dossiers de saisie, à consigner les dettes et les meubles des gens, à prendre acte du malheur des autres, telle cette femme noire insolvable obligée de quitter son appartement – l’huissier, si insensible soit-il, a tout de même la décence de tancer un policier qui ricane lors de l’intervention.

Ironie du sort, ce métier fait écho pour le redoubler au propre état d’esprit de Jean-Claude, lui aussi à l’heure du bilan. Bilan d’autant plus amer que son père, qui vit en Ephad, se montre toujours d’une humeur massacrante, alors même que ses autres enfants ne lui rendent plus visite, et que Jean-Claude ne sait plus quoi faire pour lui procurer un peu de joie et de plaisir : jeux de société (monopoly), promenades dans le parc, rien n’agrée à ce vieil acariâtre, qui n’est plus que reproches injustes, récriminations sur le moindre détail, rumination de son passé – offenses, oublis, occasions manquées…Pour la petite histoire, Georges Wilson, qui incarne magistralement le père – tout en massivité et véhémence – impressionnait beaucoup Patrick Chesnais pendant le tournage, ce qui ne pouvait que rendre le jeu des acteurs plus authentique. Quand l’art rencontre la vie…Si son travail ne peut qu’amplifier son spleen, son père est l’image écrasante, caricaturale, spectaculaire de son propre malaise : comment s’affirmer avec un tel père, image des relations parfois difficiles que Stéphane Brizé dit avoir eues avec sa propre mère qui éprouvait un sentiment de honte sociale, et proclamait sans cesse « ce n’est pas pour nous » ? Manque total de confiance en soi pour prendre non pas seulement sa place, mais UNE place, analysé par Annie Ernaux, et syndrome de l’imposteur qui hante Alain refusant dans Quelques heures de printemps de parler de lui, de vivre une vraie relation avec Clémence après une nuit d’amour arrachée au mépris de soi. Syndrome de l’imposteur aussi dans Un autre monde pour Philippe directeur d’un site industriel pris en étau entre ses employés et sa hiérarchie lui imposant des suppressions d’emploi, et en défaut par une promesse de maintien de l’acticité enregistrée par les syndicalistes en colère…Pour Mathieu l’acteur de cinéma en vogue qui a lâché son metteur en scène de théâtre et se dissout, le vague à l’âme, dans les algues et le brouillard d’une thalasso bretonne…      

« Je ne suis pas là pour être aimé » : un titre en forme d’antiphrase, qui suggère par-delà la résignation ou la peur de l’amour le désir d’être enfin aimé pour apprendre à s’aimer. Comme Un autre monde en appelle, par-delà l’ultra-libéralisme destructeur de notre époque, à une entreprise plus humaine, au respect des travailleurs. C’est ainsi que va se produire pour Jean-Claude une prise de conscience de l’absurdité kafkaïenne de cette vie sans amour ni même empathie, à moins que ce ne soit le monde autour de lui qui l’appelle à sortir de lui-même, à vivre enfin ! Quelques pas lourds, machinaux, dans son cabinet, une fenêtre ouverte, des silhouettes graciles perçues de l’autre côté de la rue, un cours de tango auquel Jean-Claude décide de s’inscrire et où il rencontre Françoise, jouée par Anne Consigny, lumineuse de tendresse souriante et d’inquiétude altruiste, son premier grand rôle au cinéma qui lui vaudra une nomination aux Césars 2006 dans la catégorie « meilleure actrice ». elle envisageait même de changer de métier et ce film l’a relancée ! Françoise, conseillère d’orientation timide dont la vie semble pourtant prendre un tournant décisif avec son mariage imminent, tombe amoureuse de cet homme taciturne et tourmenté qu’elle retrouve régulièrement pour danser le tango : elle lui redonne goût à la vie, comme à une dernière chance, même si un sourire éclaire rarement son visage, tant il semble surpris d’être aimé – et elle-même a besoin de sa médiation pour prendre conscience de ses vrais sentiments. Deux « coeurs simples », deux « coeurs en hiver » qui se dégèlent, pour parodier Flaubert et Claude Sautet. Si le violon et le piano suscitent le sentiment amoureux respectivement dans Mademoiselle Chambon et Hors-saison, c’est ici la danse qui rapproche et unit les personnages : l’une des scènes les plus émouvantes est celle du spectacle de tango, Rouge désir, auxquels ils assistent éblouis. Le cinéaste, qui a travaillé avec 2 musiciens de Gotan Project – Eduardo Makaroff et Christoph H. Müller créateurs d’un thème musical spécifique pour le film – effleure aussi la satire sociale dans deux scènes marquantes : le choix de la robe de mariée et une longue et houleuse discussion sur le plan de table proposé par la mère de Françoise, dont la vanité et le formalisme font pleurer en silence la future mariée…Elle prend conscience qu’elle n’aime plus (ou pas assez) son futur mari et se libère, comme Jean-Claude s’émancipe enfin de l’autoritarisme acariâtre et humiliant de son père en explosant de colère pour lui dire sa lassitude, son exaspération devant son sale caractère, sa rage aussi de n’avoir jamais été valorisé, d’avoir vu toutes ses coupes gagnées au tennis disparaître une à une ! Du moins le croit-il jusqu’à l’ouverture d’une armoire après l’enterrement de son père… Triple libération même puisque Jean-Claude invite son fils, jusqu’ici enfermé dans une compulsion de répétition générationnelle, à quitter ce métier où non seulement il ne s’épanouit pas mais se nourrit surtout du malheur des autres !!

Il faut lire l’ouvrage de Festi-ciné Meaux Stéphane Brizé – des extraits du dossier de presse et le passionnant et circonstancié carnet de bord du cinéaste (p. 40-69) – pour mieux comprendre le parcours du combattant que furent pendant 2 ans, d’avril 2023 à avril 2025, le casting puis le tournage de ce film – plusieurs acteurs pressentis pour le rôle de Jean-Claude s’étant retirés – et des techniciens (coiffeuse, ingénieur du son, professeur de tango), ou producteurs comme Arte ou France 3 désengagés au vu des risques pris ou des restrictions budgétaires. Période et tournage d’autant plus compliqués que Stéphane allait être papa de deux jumeaux le 18 novembre 2004…Pour comprendre aussi comment deux acteurs, associés plus pour l’osmose qui se crée entre eux (par effleurements et rapprochements timides) que pour leur notoriété (notamment pour Anne Consigny) ou leur technique, doivent apprendre à danser, prendre trois mois de cours qui leur permettent de progresser mais semblent remis en cause par un autre tournage pendant lequel Patrick Chesnais semble avoir beaucoup oublié. À moins qu’il ne faille justement oublier la perfection ou même la compétence techniques pour se laisser aller, improviser un pas de danse qu’on ne filmera que de loin, au milieu de 20 personnes, et plutôt en plan taille ou épaule. Et le miracle se produira le jeudi 16 décembre 2004 : les deux acteurs ont tout oublié ou presque, et jouent « sans filet », faisant « monter les larmes aux yeux » du metteur en scène démiurge (ibid. p. 65)…

Apprendre à s’aimer, apprendre à aimer en écoutant l’autre, fût-il un acteur secondaire de notre vie, telle la secrétaire de Jean-Claude qui écoute aux portes la conversation tendue de l’huissier et de Françoise dont un danseur jaloux lui a révélé le mariage prochain. Et elle ose frapper à la porte de son patron : « si je puis me permettre, ne laissez pas passer votre chance, je me retrouve toute seule dans mon appartement, avec mon chien… »

   Claude                     

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