(d’après le roman Une vie de Guy de Maupassant, publié en 1883)
Journal de bord de Prades 2025 par Claude
Vendredi 25 juillet 21 h 00
« LE TEMPS D’APPRENDRE À VIVRE IL EST DÉJÀ TROP TARD »
(ARAGON, « IL N’Y A PAS D’AMOUR HEUREUX ». LA DIANE FRANÇAISE, 1944)

Les allées régulières d’un potager, le geste lent et sûr de Jean-Pierre Darroussin plantant ses légumes, le crépitement d’un feu de cheminée, le crissement dans la boue des bottes de Judith Chemla salissant le bas de sa robe tandis qu’elle verse un arrosoir appliqué sur cette bonne terre du pays de Caux, le bruissement du vent dans les arbres, de la houle contre les rochers, le rituel folâtre des jeux de croquet, ou de cache-cache – tout marque dans cette deuxième adaptation romanesque de Stéphane Brizé l’enracinement dans la terre, la fusion des êtres avec les éléments, la symbiose de cette famille aristocratique, baron et baronne du Perthuis des Vaud, avec son cadre de vie, son château enchanté où la richesse et le prestige comptent pourtant moins que l’amour et la sublimation du quotidien, le bonheur pur de cœurs simples – et bientôt le choix pour leur fille d’un mari aimant et aimé. Le réalisme ou plutôt le naturalisme épanouis de cette évocation semblent s’accorder avec le rêve, pour la jeune Jeanne sortie du couvent à l’âge de 17 ans et retrouvant dans la jouissance du présent la bonhommie de son père et la douce nostalgie de sa mère relisant de vieilles lettres – Yolande Moreau bien campée et comme évanescente. Pas de lyrisme romantique pourtant à la manière d’Emma Bovary, l’héroïne de Flaubert, de « méandres lamartiniens, de harpes sur les lacs, de chants de cygnes mourants, de vierges pures qui montent au ciel ou la voix de Dieu discourant dans les vallons ». Non, une vraie transparence au monde, sans attente diffuse ni abandon délirant à des rêves sans fin. Le choix pour l’image d’un format quasiment carré (1.33) n’est pas étranger à ce « parti-pris des choses » (Francis Ponge), à ce goût du détail en même temps qu’il suggère l’enfermement de Jeanne dans ce monde de l’enfance insouciante et nous donnera accès à l’intériorité de la jeune femme dont on suivra le parcours sur 27 années, aux pulsations du sentiment et aux tremblements de la désillusion également restitués par la caméra à l’épaule.

Le rêve dès lors pourrait ou devrait n’être que le prolongement du réel (comme si semer était toujours récolter) dès lors que Jeanne épouse un jeune noble du voisinage, le comte Julien de Lamare dont la cour assidue et la délicatesse timide ne laissent guère deviner le mari cupide, infidèle et violent qu’il sera bientôt après la parenthèse enchantée du voyage de noces en Corse, développé en un long chapitre dans le roman de Maupassant, condensé ici en images heureuses de canotages éblouis au cœur des embruns et de baisers étonnés au creux des rochers. Le rêve va pourtant s’étoiler et s’étioler au fil des déceptions, des infidélités de Julien qui le conduiront à une mort terrible – la carriole où il retrouve sa maîtresse Gilberte de Fourville étant précipitée par le mari jaloux du haut d’une falaise. Scène que Stéphane Brizé, après avoir recherché une falaise, songé à l’effet romanesque de corps déchiquetés, a choisi finalement de ne pas montrer (si ce n’est à travers les plans rapides des deux cadavres ensanglantés et de l’époux un trou au côté), ni le suicide probable de M. de Fourville, curieusement occulté par Maupassant pour une raison simple qui fait toute la force et la subtilité du film : le cinéaste a choisi de tout montrer du seul point de vue subjectif de Jeanne, souvent à sa fenêtre, invitée par ses parents à se marier, et incarnée par une Judith Chemla tout en finesse – accroche-cœur candides et cheveux follets sur la délicate nuque (cette nuque qui dit tout des émois et des larmes comme le dos de Vincent Lindon ou de Sandrine Kiberlain dans Mademoiselle Chambon), peau diaphane, regard noir dont l’intensité et la profondeur suggèrent plus la richesse de la vie intérieure qu’une réflexion lucide ou une connaissance vraie de la vie.
Cette actrice de théâtre excelle d’autant mieux à rendre l’évolution et les états d’âme de Jeanne que, pour traduire cette focalisation interne sur l’héroïne dont le spectateur épouse le regard, Stéphane a choisi d’occulter non seulement la mort de Julien mais jusqu’à ses infidélités qui eussent constitué une matière romanesque un peu facile mais stimulante et palpitante. On ne voit jamais en effet les infidélités de Julien, ni même des scènes de sexe avec son épouse – que des moments de tendresse, de baisers furtifs ou des abandons langoureux. Le seul passage où la tromperie est avérée est remarquablement scénarisé et filmé : souffrante et inquiète, Jeanne se lève une nuit pour aller chercher sa servante Rosalie ; la porte entrouverte et le tremblement effaré de la jeune femme, qui refusent au spectateur toute vision explicite de l’intérieur de la chambre, suggèrent d’autant mieux le spectacle surpris de Rosalie et Julien partageant le même lit que la scène suivante, au prix d’un montage accéléré après ce procédé de caméra subjective, suit la course éperdue dans la campagne de Jeanne poursuivie par Rosalie et Julien qui tente de lui expliquer, de justifier l’irréparable…Filmer l’effet de l’adultère plutôt que l’adultère lui-même, le bouleversement plutôt que sa cause. Irréparable que tente de conjurer un prêtre un peu pharisien, assisté des parents de Jeanne et devant qui Julien reconnaît tout, promet de s’amender…jusqu’à la prochaine liaison sans doute. Le cadrage serré, la faible profondeur de champ et les gros plans sur les visages éclairés à la bougie et saisis de profil ou de biais dans l’atmosphère ouatée d’une antichambre (ou du presbytère) donnent beaucoup de force à cette scène où chacun joue sa partition un peu hypocrite : Jeanne désireuse d’oublier, Julien de dos faisant amende honorable et les parents soucieux d’un arrangement rapide et officiel – là ou l’homme d’Église est beaucoup moins patelin chez Maupassant où il défend la jeune femme et dénonce à M. de Fourville l’adultère de son épouse. À cette condensation de l’image s’ajoute un travail remarquable sur le son qui pour mieux concentrer l’attention sur Jeanne préfère la mono à la stéréo, le son venant du centre et non plus du cadre extérieur.

Cinéaste de l’intériorité, et de la maturation spirituelle, Brizé relève ici, comme dans Mademoiselle Chambon, Quelques jours de printemps ou Hors-saison, le difficile pari de filmer le temps intérieur, étalé au tournage sur trois saisons et au montage sur dix-sept semaines, ce temps de la vie aussi avec le vieillissement des proches (fruit bien plus d’un travail d’acteur que du maquillage ou des costumes), la perte des êtres proches (ses deux parents) et la faillite des illusions au fil des ans, Rosalie couchant avec Julien, Julien ne cessant de la tromper tout en la réprimandant vertement pour ses dépenses en bois et en vêtements soi-disant inconsidérées, son fils Paul ne réalisant pas davantage ses rêves puisqu’il part à Londres, ne revient jamais et loin d’y trouver un travail, se lie à une prostituée dont il aura un fils et accumule les dettes de jeu que sa mère doit rembourser inlassablement au prix de sa propre ruine et de la vente du domaine familial. À la question plus générale de la transposition cinématographique d’une œuvre littéraire (par un récit fidèlement linéaire, la voix off ou une grammaire comme ici spécifique) s’ajoute ici la difficulté de restituer l’ennui, la pesanteur des jours, l’accumulation des déconvenues qui sont on ne peut moins romanesques. Comment rendre la richesse du roman, des attentes et désillusions de cette perdante sans éclat, sans multiplier les séquences qui dilueraient la conscience de la jeune femme dans un flux d’événements ? Comment dire l’ennui sans céder au statisme, à de longs plans-séquences qui seraient autant d’étapes vers une lente et silencieuse descente aux enfers, d’autant que Brizé a préféré l’empathie avec son héroïne au regard un peu sardonique du romancier ? Le cinéaste a choisi, pour reprendre une expression de N. T. Binh, co-directeur de la revue Positif et animateur de la séquence Brizé, pour ce film minimaliste, un « montage mental » faisant écho sur le plan temporel au point de vue unique de Jeanne : des associations d’idées et un va-et-vient permanent entre le présent, le passé et le futur, des ellipses, des flash-back ou flash-forward, qui nous plongent dans la conscience de cette éternelle victime en appelant à des souvenirs d’enfance face à la morsure du réel ou espérant avec candeur, contre toute évidence, des lendemains qui chantent. Ce feuilletage serait l’équivalent en somme du flux de conscience cher à Virginia Woolf ou du monologue intérieur charriant sensations, méditations, réminiscences chez les romanciers français du XIXe siècle comme Flaubert, Stendhal ou Maupassant. Une des plus grandes expériences de montage, pour le cinéaste, a été celle d’Une vie. « Un moment de travail qui a ouvert des espaces complètement fous. C’est au montage que j’ai trouvé la clé du film, explique-t-il dans Stéphane Brizé (Fest-ciné Meaux 2025, p. 175). Je savais intuitivement, dès le tournage, que le film ne se monterait pas de la manière dont il était scénarisé (…) Je dis à ma monteuse qu’il va falloir bousculer la chronologie. On a alors utilisé la salle de montage comme un laboratoire. J’avais la sensation qu’il fallait superposer des temporalités, entendre des choses qui n’étaient pas au même moment que ce que l’on voyait. Et, un jour, sur une scène, on a superposé une image et un son qui n’avaient normalement rien à faire ensemble. Cela a été comme une épiphanie. J’avais eu raison d’écouter mon intuition. »
Comme il l’explique dans le même ouvrage (p. 107-121), le cinéaste a voulu moins transposer un roman que faire une œuvre singulière, un film répondant à une nécessité intérieure – le livre eût-il été découvert il y a bien 27 ans grâce à sa scénariste Florence Vignon mais le temps de la maturation d’un livre en nous, de son appropriation, de sa transsubstantiation est long, surtout quand on en diffère le projet pour réaliser juste avant La Loi du marché. Et il est vrai qu’ici à partir d’un matériau on ne peut plus littéraire, Brizé réalise une film unique par son refus du classicisme, de l’adaptation fidèle, d’une plate chronologie : si Je ne suis pas là pour être aimé, Mademoiselle Chambon ou Hors-saison médiatisent leur propos à travers la danse, la musique ou la chanson, les références poétiques au début du film – les poèmes un peu naïfs du « Dieu créateur » de Maupassant et « J’avais froid » de Marceline Desbordes-Valmore – illustrent plus avec une pointe d’ironie les rêveries amoureuses de Jeanne qu’elles n’accompagnent vraiment son parcours – comme s’il s’agissait pour l’héroïne aussi de convertir les mots en images mentales et poétiques, bercées par le piano forte d’Olivier Baumont. Et non de se payer de mots et de s’abreuver d’images comme Madame Bovary. Adapter une œuvre, explique Stéphane Brizé, ce n’est pas seulement s’en imprégner, la laisser descendre en soi, se décanter pour créer une œuvre personnelle dans ce travail d’« innutrition » cher à Du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française (1649), il faut oublier les situations et les personnages pour mieux les retrouver et les recréer, lutter même contre le modèle, la source, pour être soi. Et s’infuser dans Jeanne, image de la naïveté, de la pureté et de la désillusion qui seraient un peu celles du cinéaste lui-même, comme de ses autres créatures, Thierry dans La Loi du marché ou Philippe dans Un autre monde.
Dire le rêve, la désillusion, l’acceptation aussi (sinon la résignation) de l’ordre du monde, de la nature (humaine) par quoi Stéphane Brizé rejoindrait in fine Maupassant dans l’ultime phrase du roman prononcée par la servante Rosalie qui prend grand soin de sa maîtresse : « la vie, voyez-vous, ça n’est jamais ni si bon ni si mauvais qu’on croit. »