Le genou d’Ahed-Nadav Lapid

Il s’est passé un peu de temps depuis que j’ai vu le Genou d’Ahed. Il a été présenté le 16.11 par Sylvie et je regrette de ne pas avoir pu le revoir à ce moment-là, entendu les débats, ça devait être passionnant.

Nadav Lapid est l’un de mes cinéastes préférés, je me souviens d’avoir présenté « l’institutrice », j’ai relu mes notes de l’époque, je commençais par citer tous les films Israéliens qui m’avaient marqué, c’était en 2014. Quels sont les films notables entre 2014 et maintenant ? Peu. Il y a en eu un autre du même réalisateur, « Synonymes ». Sans doute n’a-t-il pas eu le succès du Genou d’Ahed, c’est regrettable.

Avant même de voir le Genou d’Ahed, je me doutais qu’il nous emmènerait sur un ring, je n’ai pas été déçu.

Il faut dire que j’étais prévenu, j’avais lu ceci dans le blog du cinéma : « Il invente un langage filmique qui n’appartient qu’à lui et qui s’exprime autant dans sa manière d’organiser le récit, que par l’image, la musique et le son. Sur l’image voici ce qu’en dit le blog du cinéma : Follement virtuose, la mise en scène que déploie Nadav Lapid ne s’impose aucune limite. La caméra vole, vit, gigote, s’élance : rien ne peut l’arrêter. En un claquement de doigts, la caméra s’élève de la terre jusqu’au ciel ; elle produit d’ahurissants travellings à 360° simplement pour filmer un dialogue ou un échange. Elle refuse la fixité et accompagne des mouvements incessants, imprévisibles et étourdissants ; guidée par le regard de « Y » et le ballottement de ses pensées ».

Plus loin :

« Le nez littéralement collé à l’objectif, le personnage s’approche si près de la caméra qu’il semble nous en révéler la présence ; d’autant plus lorsqu’il tente d’échapper à la mise au point de l’opérateur dans un va-et-vient chorégraphié. Tout du long, Lapid nous mitraille la rétine avec ses folles idées de mise en scène. Avec ses gros plans qui dévisagent. Avec ces visages qui bouillonnent. »

Ça commence, inconfortable par une pluie sur la route, violente, rageuse, sauvage puis… Transition brutale, nous sommes transportés dans le désert.

Ce film de Nadav Lapid n’a pas été conçu à n’importe quel moment, il suit de trois ans la mort d’Era Lapid, sa mère, chef monteuse distinguée qui a été de tous ses films. Comme tous les artistes, Nadav fait quelque chose d’autre de sa douleur et de son tourment. Les psychanalystes diraient peut-être que sa vision du monde est projective (qu’il transpose l’origine intérieure de sa douleur sur le monde extérieur). Peut-être, cependant, pour chacun de ses films Nadav Lapid sait à merveille faire de sa biographie un sujet qui bouscule et dépasse sa propre singularité pour mettre à nu l’ordre social. Ici des institutions de son pays dans ce qu’elles ont de paranoïaque et guerrière, avec leur cortège de censure, de contrôle, de soldatesque, de menace et de violence.

La séquence du Genou d’Ahed n’était pas prévu dans le film, il y a été instinctivement ajouté sur la seconde version. Il est inspiré d’un fait historique. Nous nous souvenons à propos d’Ahed de la phrase hystérique d’un député israélien : « Il aurait fallu lui tirer dessus, ne fût-ce que dans le genou ». Cette formule par son incongruité monstrueuse c’est le LA du film, son prisme. Nadav Lapid nous montre une société dont les institutions sont folles, et nous allons voir un homme en souffrance et en colère « Y »interprété par Avshalom Pollak (un autre lui-même, aussi beau et fringant) concentrer et exprimer en miroir la folie de son pays, qui est aussi celle du monde. 

 Si pour chaque film, Nadav Lapid invente un langage qui lui est propre, souvent violent, antipathique, ce qu’il n’invente pas, ce sont les faits. Ils nous sont montrés comme dans un miroir brisé, chaque éclat reflète une chose folle et le tout de ce miroir renvoie un vilain tableau. Celui de la justice, de l’armée, du monde politique de la culture et des médias. Mais qui nous les montre, c’est aussi le sujet du film, un citoyen ? Un traumatisé de guerre ? Un intellectuel engagé, un artiste ? Tout cela à la fois. Tout comme dans Synonymes, simultanément la machine et son produit.

Une séquence nous l’indique, celle d’un simulacre : des jeunes soldats cernés par l’ennemi reçoivent l’ordre de mettre fin à leurs jours. « Y » dit, j’étais de ceux là, puis il se rétracte et dit :  » j’étais leur chef » celui qui leur en a donné l’ordre. On ne sait qui il était, nous aimons attribuer des rôles, or ici il brouille les cartes. Et ce « on ne sait pas » nous le montre sous un jour cynique. Cependant, très rapidement, on est pris de vertige, un simulacre, une réalité ? Chef, simple homme de troupe ? Qu’importe, quel est le dénominateur commun ? La guerre qui remplace le libre arbitre par l’obéissance, elle seule rend plausible toutes les possibilités de ce récit et replace l’histoire au niveau où elle devrait être, la dénonciation de ses commanditaires.

Une autre scène, celle de Yahalom, la charmante déléguée culturelle, (remarquablement jouée par Nur Fibak) me revient évidemment en mémoire, symboliquement bousculée d’une manière manipulatoire par Y, elle n’a pas été inventée, elle existe autant que le système qui l’utilise, voici ce qu’en dit Nadav Lapid : « cette femme était étonnante, très curieuse, très respectueuse envers mes films, très enthousiaste. Elle ne méritait que la sympathie et soudain, à la fin de la discussion, elle a mentionné un formulaire que je devais signer, sans quoi l’échange avec le public ne pourrait pas avoir lieu. Je devais mentionner précisément de quels sujets j’allais parler avec les spectateurs du film. » Observons que Yahalom qui la figure dans le film est belle, charmante intelligente, sympathique mais qui ne pense pas. Qui symbolise-t-elle ?

Ce Genou d’Ahed, je lui aurais souhaité la Palme d’Or. Voici un film original sur la forme et le fond, rageur, fascinant de vivacité, où tout nous paraît imprévu, qui mêle un personnage singulier, indomptable, le bouillonnement d’une pensée lucide, à fleur de peau de ce témoin et acteur à l’histoire d’une société qui étouffe dans sa violence latente, dans son système de surveillance et dans l’avachissement intellectuel de son pouvoir. Il nous en livre « à bout portant » sa vérité, dénonce la vacuité, le ridicule de ses institutions, sans chercher à dissimuler l’ambivalence, de l’amour/haine de « Y », le dénonciateur et… de lui-même.

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