The Outrun nous dévoile le troisième long métrage de la réalisatrice allemande, Nora Fingscheidt, découverte par les Cramés en septembre 2020 avec le film coup de poing Benni,. Cette fois, elle nous transporte en Grande Bretagne, à Londres, mais aussi et surtout au nord-est de la pointe de l’Ecosse, dans les îles Orcades (Orkney Islands), où la population se compterait presque sur les doigts des mains, et où la Nature règne en maître. Solitude assurée, calme insulaire mais pas que…
Rona (Saoirse Ronan, lumineuse de bout en bout), 29 ans, études en biologie presque achevées, va de sévères cuites en cures de désintoxication chez les alcooliques anonymes, et en rechutes, les phases de sobriété ne faisant pas long feu. Rona gâche sa vie, et ce malgré l’amour de son petit ami, Daynin (Paapa Essiedu), qui, las de son addiction à l’alcool et de ses promesses non tenues, finira par la quitter, laissant pour toute explication ce mot d’excuses « Je suis désolé » (‘I’m sorry’) ….
Après une énième soirée alcoolisée qui se solde par une agression, envoyant Rona aux urgences, elle part dans son village d’origine, dans les îles Orcades, où vivent encore sa mère (Saskia Reeves) et son père (Stephen Dillane), tous deux cependant séparés : la mère dans la maison familiale où Rona a passé son enfance ; le père dans une caravane au bord d’une falaise. Ainsi Rona vit un peu chez sa mère, tout en aidant son père avec les moutons qu’il élève, jusqu’au jour où, ne pouvant sans doute plus supporter sa mère et sa foi profonde qui ‘sauvera’ Rona, elle décide de se retirer dans un cottage aux murs roses, isolé au beau milieu de nulle part sur la petite île de Papay.
Ce à quoi nous assistons dans ce film est une fuite en avant, pour courir vers une renaissance, non pas grâce à la foi mais grâce à la Nature, personnage à part entière dans ce film aux accents panthéistes et écologiques. La Nature deviendra d’une certaine façon le nouveau compagnon de Rona, une nature fidèle, qui ne triche pas, et qui ne vous offre aucune illusion, contrairement à l’alcool. Dame Nature est un paradis, un vrai, qu’il faut non seulement protéger et apprendre à connaître, un paradis sans faux semblants comme l’alcool qui donne l’illusion de bien être mais vous détruit lentement. Rona va donc apprendre à écouter la nature, à l’observer, et si ce n’est la dompter – enfant elle croyait que son père pouvait maîtriser le vent ̶ à se fondre en son sein pour faire corps avec elle.
Le spectateur ne peut qu’admirer la performance de Saoirse Ronan : elle est de tous les plans ou presque, accompagnée mais souvent seule ; elle parvient dans ces moment-là à nous toucher, nous émouvoir au plus profond de nous-même ; elle ressemble alors à une fée gaélique dirigeant le poème symphonique du bruit et de la fureur de la nature, du vent et de la tempête, elle converse avec elle, tout comme le roi Lear; elle commande un bateau imaginaire, en pleine tempête, luttant contre les éléments déchaînés. Telle une cheffe d’orchestre, elle dirige le vent et les vagues par de grands gestes qui accompagnent cette grandiose symphonie. Elle fait corps avec les éléments : on est là proche du sublime, on ne peut qu’être ébloui par la maestria de l’actrice qui, elle aussi, semble aller au-delà de ses propres limites, dans des extrêmes, relevant ainsi le défi qu’une telle performance impliquait.
Les séquences nous transportent d’un tumulte à un autre, l’un et l’autre n’ayant rien de commun: Londres, les boîtes de nuit et les musiques à tout rompre, les danses endiablées au rythme trépident et enivrant, c’est cette même musique qui, au début, rythme les promenades de Rona sur cette île battue par des vents dont elle n’écoute pas la vraie musique, enfermée comme elle est dans son enfer intérieur. Rona voguera de sons métalliques de synthétiseurs vers le bruit furieux des vagues qui viennent se fendre sur les rochers, le cri des phoques, des oiseaux et d’un en particulier, le roi caille, rare car en voie d’extinction, qu’elle ne verra et n’entendra qu’à la toute fin, symbole d’un apaisement retrouvé, signe de sa communion avec la nature, sa faune, ses paysages, signe de sa rédemption et de sa renaissance enfin.
Se défaire d’une addiction est un parcours du combattant, une lutte intérieure et extérieure de tous les instants pour ne pas céder à la tentation, ce qui demande une volonté et une force inouïes . L’alcoolique sera toujours sur le fil, prêt à replonger, il faut tenir 90 jours pour gagner une première victoire sur l’alcool, sur soi-même, ce qui est d’autant plus difficile que la tentation guette sans cesse : Rona sait où elle cache des bouteilles : derrière la colonne du lavabo, dans une valise enroulée dans une serviette. Ces scènes nous en rappellent une du film de Billy Wilder, Le Poison (The Lost Weekend 1945) où Ray Milland cherche désespérément la bouteille qu’il a cachée, pour finalement en voir l’ombre au plafond, celle-ci étant cachée en hauteur dans le lustre du salon : un plan sidérant et inoubliable !
La structure du film symbolise de cheminement chaotique de Rona : la narration est fragmentée, Nora Fingscheidt nous livre un puzzle en forme de ligne brisée qui suit les hauts et les bas du parcours erratique de Rona. De façon assez parallèle, les crises du père bipolaire apparaissent çà et là comme des morceaux de ce puzzle s’inscrivant dans l’Histoire personnelle de Rona: son silence à la question du médecin concernant d’éventuelles maladies mentales dans la famille en dit long… S’ajoutent à cela les observations très précises et cliniques de Rona biologiste, des récits tels des contes et légendes écossais indissociables de la vie sur les Orcades, une carte qui nous permet de situer cet archipel aux quelques 70 îles, résultant des dents fracassées d’un monstre marin qui s’étirent au nord de l’Écosse : un film fort qui nous envoûte.
Inspiré du livre L’écart (titre français qui me paraît bien faible au regard de ce dont il est question), de la journaliste écossaise Amy Liptrot, laquelle s’est isolée dans ces îles pendant deux hivers pour écrire, Nora Fingscheidt a tourné sur les lieux mêmes. On peut donc raisonnablement penser que, lorsque Rona pénétre pour la première fois à pas mesurés et hésitants dans l’eau, seule, la caméra captant la froideur de l’eau en deux gros plans sur la peau de l’actrice hérissée par le froid, ce fut aussi le bain baptême pour la magnifique Saoirse Ronan elle-même. La belle ivresse, la vraie, est alors celle grâce à laquelle ces paysages, tantôt paisibles, tantôt déchaînés, grisent tout notre soûl.
Chantal