« Maintenant, tu n’as plus personne à aimer ».
Dans la dernière scène, Ilana se laisse embrasser, enserrer par sa mère. On ne peut pas forcer l’amour et Dina ne l’aimera jamais de cet amour éperdu dont elle a comblé son frère, de cet amour absolu qu’elle voulait en partage. Ilana est si tendre.
Elle farfouille dans les moteurs avec son père, les mains dans le cambouis, une clé de 12 toujours à sa portée, tenant les stocks possibles de pièces accessibles à Naltchik, active et complice de son père. Son égale. Pas supposée laver les tasses. 1998. Les femmes russes exercent des métiers d’homme, sans doute, mais rentrées à la maison se changent et se féminisent, sans doute. Pas Ilana. Pour le repas des fiançailles de David avec Léa, sa mère lui dégote dans un placard, une vieille robe à rayures, d’un autre temps, « C’est tes couleurs » lui dit-elle. Mais c’est les couleurs de personne, ça ! La mère décide et obtient. Sans élever la voix.
Ilana et David sont frère et soeur et leur relation s’égare peut-être tout près des chemins de l’inceste mais sans s’y perdre vraiment. L’exiguïté des pièces ne favorise pas la pudeur et les russes ne s’embrassent-ils pas tous sur la bouche ?
Ce film est composé de scènes très fortes, parfois insupportables, qui semblent toutes avoir été comprimées pour tenir dans le cadre. Elles s’y installent, débordent. Scènes « coup de poing » qui percutent et désorientent, assomment.
Ilana la juive et Zalim le musulman s’aiment d’un « drôle » d’amour. Il est brutal mais tendre, aussi. Quand elle se risque à monter l’escalier extérieur menant chez lui et à frapper à la porte de sa vie familiale, il entrouvre, la repousse puis vient la rejoindre sur une marche métallique pour la blottir contre lui. On pense à West side story.
Peu de temps avant, elle l’avait entraîné dans un couloir sordide pour perdre sa virginité bien gardée jusque là mais désormais vendue par ses parents à un autre pour payer la rançon et libérer le fils. En 98, un Zalim apprenait-il déjà par des videos pornos que le sexe est violence, que le viol est amour ?
Suit la scène d’anthologie du simple goûter de fiançailles où Ilana jette sur la table familiale, dans l’assiette de sa mère, les traces de son hymen offert à un autre !
Et il y a la video interminable de l’égorgement. L’horreur incommensurable. Kantemir Balagov , kabarde musulman, nous montre un homme, kabarde musulman, se repaître de ces images, les justifiant, glorifiant les meurtriers ici au nom d’Allah. D’autres le font ailleurs, aux noms d’autres dieux. Depuis la nuit des temps. Ces meurtres il faut les voir et les croire, avoir bien en tête les massacres et les horreurs dont l’être humain est capable. C’est à chacun des spectateurs que Kantemir Balagov s’adresse. Des hommes, des femmes, des enfants sont martyrisés, égorgés, décapités, tués tous les jours. L’être humain est capable de toujours pire. L’utilisation d’armes chimiques, par exemple. Il ne suffit pas de suggérer ces horreurs. Il faut pouvoir les regarder, bien en face, savoir les regarder venir. Cette video datant de 1998 nous fait aussi réfléchir et prendre conscience de ce qui, en 2018, vingt ans après, est diffusé sur les réseaux sociaux. L’horreur banalisée, en boucle, non stop, tout public.
Ilana la juive et Zalim le musulman se risquent à s’aimer, bravant les interdits. Elle vient se perdre dans les alcools de ses nuits noires enfumées, s’abîmer de ses fréquentations dans cette station service lugubre, s’enivrer surtout de la peine qu’elle fait à sa mère.
Ilana se cogne contre les parois de ses jours et de ses nuits pour trouver une issue de secours vers sa juste route à elle. Dans une ultime nuit à Naltchik, elle s’enivre, fume et danse et chante à en perdre la voix. Le signal rouge clignote, aveugle, marquant la fin de cette vie à l’étroit.
Le petit matin venu, elle respire à l’air libre, avec Zalim, sur une colline surplombant Naltchik. On n’aurait jamais pensé que c’était si grand, Naltchik !
Avant de prendre la route, conduisant ses parents sur les routes kabardes, vers un autre enfermement. Sans elle.
J’ai beaucoup aimé le personnage d’Ilana et son interprètation par Darya Zhovner, mélange de Kirsten Stewart, Sigourney Weaver et Alice de Lenquesaincq. A suivre.
Le réalisateur, Kantemir Balagov, a 27 ans. Alors bravo pour cette maîtrise.
Cette histoire lui a été racontée par son père quand il avait 7 ans et on trouve sans doute dans son film certaines de ses images d’enfant.
On en saura un peu plus de lui avec son prochain film. On verra.
Marie-No
Merci à la Sté de distribution ARP Sélection qui m’a communiqué le lien de la chanson entendue dans le film !
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