Le nom de la Rose- Jean-Jacques Annaud

Pourquoi le nom de la Rose? (Interprétation libre du film “Le Nom de la Rose” de Jean-Jacques Annaud).

La formule latine, à la clôture du film, donne le sens de ce mystère: la rose, symbole de la beauté éphémère (carpe diem disait Ronsard, cueille la rose pendant qu’elle est encore belle et jeune, profite de la vie tant que tu peux) ne peut devenir immortelle que grâce à l’art. C’est à travers son nom, c’est-à-dire en devenant un symbole, que la rose accède à la beauté éternelle.

Mais la rose, carpe diem, est aussi le symbole de de la jouissance immédiate, épicurienne, le symbole de de la sensualité. Sans cette sensualité, sans les émotions, l’art peut-il vraiment s’exprimer? Baudelaire, dans Correspondances, inspiré par Platon, tente de réconcilier art et sensualité: les odeurs, les couleurs et les sons se répondent. Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

Le film de Jean-Jacques Annaud nous raconte ce passionnant débat, mais il le met en image, en narration. La question de l’art, et de son origine, se métamorphose en une triple intrigue, policière, religieuse, amoureuse. C’est la réussite fondamentale de ce film que de rendre concret, vivant, populaire, captivant, un débat qui nous touche en profondeur sans que nous en soyons parfaitement conscients.

Sans art, en effet, notre vie n’a pas de sens. C’est aussi ce que nous dit le film. C’est l’art qui nous fait vivre, c’est au moment de se souvenir du goût de la madeleine que nous profitons réellement de la vie, car la vie ne prend son véritable sens que par l’art. C’est ce que nous dit Proust à la recherche du temps perdu, c’est ce que nous dit Jean-Jacques Annaud à la recherche du livre perdu. Ce livre perdu, que convoite guillaume de Baskerville, c’est une partie de la Poétique d’Aristote, qui est précisément une ébauche de Théorie de l’art. Ce qu’on appelle aujourd’hui une “Poétique”.

La religion, la première, a compris que l’Art seul peut donner un sens à la vie. Toute religion, en effet, défend sa propre vision de l’Art. L’Art est le moyen d’accéder au divin. Dès lors, on a le droit, ou non, d’imiter le divin. Aristote, le premier, explique la vocation “cathartique” et sociale de l’Art: purifier les passions, les empêcher de perturber la paix sociale en sacrifiant sur l’autel de la scène les héros qui se laissent emporter par leurs passions. L’Art a partie liée avec le Tragique, le sacrifice de la victime (du bouc émissaire) qui ramène la paix sociale. Le sacrifice de la sorcière ou de l’hérétique doit résoudre les crimes mystérieux au sein de l’Abbaye.

Or, cette vision “cathartique” de l’Art, étroitement liée à sa fonction religieuse, est le propre de la tragédie grecque, reprise par les règles de la Tragédie classique du temps de Louis XIV. Tout le monde a oublié qu’Aristote n’a pas parlé que de la Tragédie, il a parlé aussi de la Comédie. A côté d’Eschylle ou Euripide, il y a Aristophane. Mais la religion catholique, comme le pouvoir royal en France, ont volontairement laissé dans l’oubli ce livre de la Poétique d’Aristote où il est question de la Comédie. On dit d’ailleurs que derrière Molière se cache Corneille, car ce dernier, tragédien par excellence, ne pouvait pas apparaître comme un auteur de Comédie.

Or, là où la tragédie met en scène des héros nobles et exceptionnels, des rôles “modèles” pour la société, la comédie met en scène des rôles mineurs, des gens du peuple. La Comédie détourne les codes sociaux pour mieux les révéler. Dans la Comédie, c’est le valet qui est le héros, et non pas le maître. Le rire, comme le bouffon du Roi, est le contrepoids d’un Art asservi au pouvoir. Un tel art, en effet, n’a pas d’avenir. Le propre de l’Art, dit Aristote, est d’imiter la nature. Mais cette imitation est un détournement. Le singe imite, l’homme parodie. Le rire est le propre de l’homme. L’essence de la langue est une par-odie. La pensée, dit Aristote, naît de l’imagination, elle s’enracine dans les sens, elle joue avec les symboles.

Le Nom de La Rose, ainsi, est la revanche de l’Art populaire sur l’Art dogmatique, la revanche du roman policier (ou du roman paien, le Roman de la Rose) sur la Tragédie classique comme art “officiel”. Umberto Eco a amorcé ce mouvement en vulgarisant son érudition de médiéviste pour en faire un roman policier. Jean-Jacques Annaux détourne une deuxième fois cette érudition pour en faire un film aux couleurs et aux formes baroques, contorsionnées, comme tous ses personnages quasi caricaturaux, à commencer par Guillaume de Baskerville lui-même, James Bond reconverti en Philosophe. Le Nom de la Rose est un film quasi baroque, par la sensualité et le grotesque qu’il introduit dans la parabole religieuse et philosophique.

Aussi, la scène d’amour très crue et très charnelle du film, au milieu de l’intrigue, est, paradoxalement, au centre de la narration. Le Nom de la Rose, de prime abord, est un film majoritairement masculin. Combien en effet de personnages féminins? Deux, en réalité, aux deux extrémités du spectre de la féminité: la paysanne et la vierge marie. La femme charnelle d’un côté, la vierge immaculée de l’autre. Or, paradoxalement, ces deux personnages féminins que tout oppose se rejoignent en réalité dans une solidarité remarquable: elles ont toutes les deux autant de sensualité, qu’elles soient de chair ou de pierre, et c’est la prière du moine que semble exaucer la vierge Marie au moment d’éteindre le bûcher de la sorcière par une pluie providentielle. Cette solidarité féminine, réunion des contraires, rend plus insignifiante encore la cohorte des personnages mâles tous plus ou moins prisonniers de leurs contradictions, de leurs complexités et de leur lâcheté.

Guillaume de Baskerville se soucie peu, en définitive, du sort de la jeune paysanne. Ce qui l’intéresse, c’est de prouver qu’il a raison, par orgueil. C’est de conquérir son graal, la découverte du livre perdu. Pour l’inquisiteur, la femme est la sorcière, car elle est dominée par ses sens, elle menace l’ordre religieux en soumettant les moines à la tentation. Les moines, eux, ont perdu le sens de leur vocation: ils prélèvent leur impôt sur une population pauvre, s’enrichissent à leur détriment, et rejettent les restes de leur repas en contrebas de l’abbaye, à destination des pauvres gens, par une porte dérobée, comme un trop plein de vomi. Les moines qui meurent, eux, ont goûté au fruit défendu: chacun d’eux porte les stigmates d’une déchéance, d’une perversion. Quant au personnage principal, le moine amoureux, d’abord attiré par la beauté de la jeune fille, il s’effraie de voir la jeune paysanne partager les mœurs bien peu civilisées de son milieu. L’amour est aussi une affaire de caste.

L’Abbaye est tout un symbole: à force de se retirer du monde, les moines se sont détournés du monde réel, pour s’isoler dans des débats ou des plaisirs stériles. Son architecture est un symbole: en bas, le peuple, au cœur de l’édifice, son point culminant, forteresse dans la forteresse: la bibliothèque. Mais cette bibliothèque, comme le dit son cerbère implacable, n’est pas le symbole de la diffusion du savoir: il est le symbole d’une capitalisation de ce savoir, d’une thésaurisation qui a pour seul objectif le maintien au pouvoir d’une caste de privilégiés. Le Nom de la Rose ne serait-il pas un film bien plus actuel qu’il n’y paraît?

Le débat religieux que l’Abbaye doit héberger n’est pas anodin: le Christ possédait-il sa tunique? En apparence, le débat peut paraître futile. En réalité, il est au cœur du film et de l’intrigue. La religion a compris que l’ordre social a besoin de symboles, que tout pouvoir a besoin de symboles pour se maintenir au pouvoir. Les Médicis l’ont bien compris, eux aussi, qui ont su perpétuer un règne à la fois artistique, politique et religieux. Et à leur suite, la cour royale de France, modèle du “soft power” culturel.

Or, au cœur de cette hégémonie culturelle, il y a les artisans, et, plus généralement, l’industrie comme arme de pouvoir. Aristote l’a bien compris qui place l’art, l’industrie, sur le chemin qui mène à la science. Contrairement à Platon, pour Aristote tout savoir doit s’enraciner dans les sensations. L’homme est “homo faber”, celui qui s’approprie le réel par sa fabrique. Pour Aristote, les rapports de productions sont d’abord symboliques avant que d’être matériels. L’économie est, de prime abord, économie des savoirs, ce que l’économie d’aujourd’hui, soucieuse de compter avant tout, ne sait justement pas bien comment prendre en compte.

La scène de la bibliothèque, dans le film de Jean-Jacques Annaud, évoque ce dilemme. Le travelling étourdissant dans ce labyrinthe des livres, métaphore du mythe du Minotaure, nous révèle que le savoir ne se laisse pas facilement apprivoiser s’il n’est pas organisé ou capitalisé correctement, ce qui est en théorie le rôle de la science. La scène évoque les tableaux tourmentés de Escher, pour lequel, justement, la bibliothèque est un thème de prédilection. En cumulant, dans un même tableau, plusieurs perspectives simultanées, Escher désoriente le spectateur, ou bien l’invite à relativiser son expérience artistique. Umberto Ecco, dans son ouvrage l’Oeuvre Ouverte, explique cette “mise en perspective”, qui est aussi une mise en abîme. L’œuvre d’art est ouverte” car elle est la somme de toutes les perspectives qu’on peut apporter sur elle, et plus une œuvre est réussie, plus elle est ouverte, plus elle offre de multiples perspectives sur son interprétation. Dans l’œuvre d’art, l’auteur et le spectateur sont tous les deux actifs, tous les deux participent au sens à donner à l’œuvre.

La leçon du Nom de la Rose, en dernier lieu, est qu’il n’y a pas d’art élitiste. Chacun, à sa façon, contribue à faire de l’œuvre d’art ce qu’elle est, autant par le regard qu’il porte sur elle que par le geste qui lui donne forme. Il est vital que chacun le comprenne, car autant l’art appartient à la vie, autant la vie n’est finalement qu’un art, peut-être la forme ultime de l’art. L’intelligence humaine ne peut se développer qu’en partageant des savoirs, mais elle ne peut exister qu’en partageant des émotions.

Guillaume de Baskerville commence son enquête par un cours de mécanique des solides, fidèle à la Physique d’Aristote: tout corps suit le principe de gravité. Mais il l’achève sur un cours de Métaphysique: le mouvement ne peut pas s’expliquer à l’infini par une suite d’impulsions: il faut un premier moteur. En définitive, ce qui anime le monde des hommes, ce n’est pas la mécanique des corps mais celle des émotions. Le premier moteur, chez Aristote, ne meut pas par contact. Il meut… par émotion. 

Patrick R

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